XIX Comment Jean Loup, avec quatre mots, fait un long récit

Ces lugubres paroles de Jacques Vaillant furent suivies d’un nouveau et morne silence.

– Mais, reprit le juge de paix, on a perdu beaucoup de temps ; on aurait dû, déjà, se mettre à la recherche de Mlle Jeanne. Vivante ou morte, il faut qu’on la trouve !

Ces paroles semblèrent ranimer le vieux capitaine.

– Oui, dit-il en se tournant vers son adjoint, qu’on la cherche, qu’on la cherche partout dans la rivière !

Ce dernier mot le fit tressaillir.

– Oh ! la destinée, la destinée ! murmura-t-il. Le père, la fille…

On ne comprit pas ce qu’il voulait dire.

Il ajouta, se parlant à lui-même :

– Jeanne est l’enfant du malheur !

– Bien que la journée soit déjà avancée, dit l’adjoint, nous allons commencer les recherches dès ce soir.

– Avec tous les hommes de bonne volonté que je vais pouvoir trouver, ajouta le garde champêtre.

L’adjoint et lui se retirèrent.

Alors, entre Jacques Vaillant et le juge de paix, il fut décidé que ce dernier instruirait le parquet de l’événement qui frappait si cruellement le maire de Mareille, et qu’on lui laisserait prendre l’initiative de telle ou telle mesure qu’il jugerait nécessaire !

Après cela, ayant serré les mains du malheureux vieillard avec une émotion visible, le juge de paix se sépara de lui et remonta dans le phaéton de M. de Violaine qui l’eut bientôt transporté au château de Vaucourt.

On l’attendait avec une impatience facile à concevoir.

La baronne avait une grande estime pour Jacques Vaillant, qui, à ses yeux, était la plus haute personnification de la loyauté, de la droiture, de l’honnêteté sous toutes ses formes. Comme Suzanne, Henriette connaissait Jeanne qui était venue deux ou trois fois au château, accompagnant son père.

Dès que le juge de paix parut, les regards ardents se fixèrent sur lui, l’interrogeant.

– C’est épouvantable ! dit-il.

Et tout de suite, après ce préambule, il raconta ce que savent nos lecteurs.

– C’est impossible ! exclama la baronne.

– Je pense absolument comme madame la baronne, déclara M. de Violaine ; il y a erreur, les apparences trompent souvent ; Jean Loup n’a pas fait cela, n’a pas pu faire cela !

Suzanne, la main sur son front, avait l’air de réfléchir ; il lui semblait qu’elle faisait un rêve affreux.

Henriette, la tête baissée, de grosses larmes dans les yeux, était secouée par un tremblement nerveux.

Par égard pour les jeunes filles et pour ne point blesser leurs oreilles, le juge de paix avait été très sobre de paroles touchant le crime supposé, n’ayant pas à mettre les points sur les i pour M. de Violaine et la baronne. Malgré cela les deux jeunes filles avaient compris.

– Monsieur le juge de paix, reprit Mme de Simaise avec un accent convaincu, celui qui a sauvé ma fille, qui allait tomber au fond du précipice de la Bosse grise, celui qui a sauvé l’enfant qui se noyait dans le Frou, ne peut pas être un misérable, un infâme !

– Malheureusement, madame, le doute n’est pas possible. J’ai omis de vous parler des empreintes, des larges empreintes de pieds nus que j’ai découvertes sur le sol près de la maison, au bas de l’échelle. D’ailleurs, la lettre de la malheureuse jeune fille n’est que trop explicite. Mais cette lettre, je l’ai sur moi. La voici : tenez, madame la baronne, monsieur de Violaine, lisez, lisez !

La baronne lut la première, puis tendit silencieusement le papier à M. de Violaine.

Elle n’osait plus protester en faveur de Jean Loup.

M. de Violaine lut à son tour, puis rendit la lettre accusatrice au juge de paix.

– Je ne sais plus que dire, fit-il.

Suzanne se dressa sur ses jambes, la tête haute, les yeux étincelants.

– Eh bien, moi, s’écria-t-elle avec feu et l’emportement de sa nature ardente et généreuse, quand toute la terre accuserait Jean Loup, je ne cesserais pas de protester ; contre tous je soutiendrais qu’il est innocent !

» Et vous, Henriette, vous à qui il a sauvé la vie, continua-t-elle, est-ce que vous ne le défendez pas comme moi ?

Interpellée ainsi, Mlle de Simaise releva la tête. Elle avait la pâleur de la cire ; des larmes qu’elle ne put retenir jaillirent de ses yeux.

– Non, Suzanne, répondit-elle d’une voix troublée, je ne puis le défendre. Quand M. le juge de paix, M. de Violaine et ma mère le condamnent, il ne m’est plus possible de croire qu’il n’est point coupable.

Sur ces mots, sentant ses sanglots prêts à éclater, elle sortit précipitamment du salon pour aller s’enfermer dans sa chambre et y pleurer sans témoins.

Un instant après, le juge de paix, M. de Violaine et sa fille prirent congé de la baronne.

Celle-ci s’empressa de rejoindre sa fille ; elle la trouva en larmes. C’était une douleur qui approchait du désespoir. Mme de Simaise, qui ignorait absolument les allées et venues de Jean Loup aux alentours du château, et à qui on avait également caché la scène de la charmille, mit le chagrin de sa fille, tout en le trouvant un peu excessif, sur le compte de sa grande sensibilité nerveuse.

Mais Henriette savait-elle bien elle-même pourquoi elle pleurait ?

De quoi ses larmes étaient-elles la manifestation ?

Venait-elle de voir s’envoler, oiseau chassé du nid, sa première illusion de jeune fille !

Sa mère parvint, sinon à la consoler entièrement, du moins à sécher ses larmes.

La nuit, Henriette ne dormit pas. Bien plus qu’autrefois elle pensa à Jean Loup ; mais ses pensées n’étaient plus les mêmes. Maintenant elle voyait celui qui l’avait sauvée dépouillé de son prestige, n’ayant plus l’auréole sur le front. Le héros était tombé de son piédestal, il gisait dans la boue.

Oh ! comme elle se rappelait tout ce qui s’était passé dans la charmille !… Il s’était jeté sur elle comme une bête fauve, l’avait entourée de ses bras… C’était d’une brutalité semblable, mais hélas ! bien plus grande encore, dont Jeanne, la pauvre Jeanne Vaillant, avait été victime.

Avant, elle donnait tort à son frère qui avait eu l’audace, la méchanceté de frapper à coups de cravache son sauveur, son ami ; maintenant Raoul avait eu raison, il n’avait fait que son devoir en protégeant sa sœur, en la délivrant d’un horrible embrasement.

Ah ! comme elle regrettait, comme elle se repentait de s’être tant inquiétée, de s’être si vivement intéressée à ce misérable Jean Loup, à cette bête fauve, à ce monstre !

Elle aurait voulu pouvoir oublier qu’elle lui devait la vie.

Et même, par instant, il lui semblait, tant il y avait en elle de choses amères, qu’il eût mieux valu qu’elle tombât au fond du précipice que d’être sauvée par lui.

Le surlendemain matin, on apprit au château qu’on avait vainement fouillé le lit de la rivière pour retrouver le corps de la malheureuse Jeanne.

De guerre lasse on s’était résigné à cesser les recherches. Avant de les commencer, d’ailleurs, on était à peu près certain de leur inutilité.

Le Frou avait débordé et s’était transformé en torrent ; tous les batardeaux des écluses ayant été ouverts, on était convaincu que le cadavre avait été entraîné probablement jusque dans la Saône.

Le même jour, à deux heures de l’après-midi, Mme de Simaise sortit en voiture.

Henriette, indisposée, n’accompagnait pas sa mère. Après deux nuits d’insomnie, elle se sentait très fatiguée ; elle avait le corps brisé, un peu de migraine.

La baronne se rendait chez M. de Violaine qui avait dû recevoir, dans la matinée, des renseignements précis sur la marche en avant des Prussiens ; on espérait encore qu’ils ne parviendraient pas à franchir les défilés des Vosges.

Il s’agissait de savoir si le département serait oui ou non envahi, si Mme de Simaise et sa fille devaient quitter Vaucourt pendant que M. de Violaine et Suzanne s’éloigneraient également d’Haréville ; ceux-ci pour se rendre en Bretagne, la baronne pour répondre au désir de la famille de Maurienne. Depuis huit jours Mme de Simaise et Henriette avaient reçu plusieurs lettres dans lesquelles le comte, la comtesse et les jeunes filles insistaient pour que la baronne et sa fille s’éloignassent du théâtre de la guerre et vinssent les rejoindre dans une de leurs propriétés au pied des Pyrénées.

Il allait être décidé, chez M. de Violaine, si l’on partirait ou si l’on resterait. Cela dépendait des renseignements donnés au châtelain d’Haréville.

Henriette était seule au château, dans le salon, affaissée sur un fauteuil, sa tête endolorie renversée sur le dossier. Les yeux à demi fermés, elle songeait.

Tout à coup, un bruit qu’elle entendit dans le large corridor attira son attention. Une porte venait d’être ouverte et refermée. Qui donc pouvait être là ?

Mme de Simaise avait emmené la femme de chambre ; le valet de chambre était absent, en congé pour quelques jours ; la cuisinière était allée faire une commission et ne pouvait être encore de retour ; le jardinier n’entrait jamais dans le château sans y être appelé.

La jeune fille allait se lever pour voir qui était là, lorsque la porte du salon, s’ouvrant brusquement, elle vit Jean Loup se dresser devant elle.

Henriette bondit sur ses jambes en poussant un cri d’effroi, qu’elle ne put retenir. Elle voulut s’élancer vers une fenêtre pour appeler à son secours ; mais Jean Loup, devinant son intention, l’en empêcha en se jetant entre elle et la fenêtre.

Henriette recula terrifiée ; vainement elle essaya de crier, l’émotion, l’épouvante arrêtèrent les sons dans sa gorge.

Le sauvage était déjà triste en entrant, mais, en voyant l’effroi qu’il causait à la jeune fille, son visage prit une expression douloureuse.

Henriette s’attendait à le voir se jeter sur elle et se préparait à se défendre énergiquement, lorsque Jean Loup s’avança lentement, la tête baissée, et tomba sur ses genoux.

À demi rassurée, la jeune fille le regarda avec surprise.

Il sortit de sa poche le portefeuille et l’anneau trouvés dans la chambre de Jeanne.

Reconnaissant ces deux objets, la surprise de la jeune fille se changea en stupéfaction. Comment le sauvage pouvait-il avoir en sa possession ce portefeuille et cet anneau ?

Jean Loup redressa sa tête intelligente et lentement, avec un accent de tristesse profonde, il prononça ces quatre mots : « Frère, Jeanne, Jean Loup, eau ». Ses yeux fixés sur ceux d’Henriette, il attendit un moment. Voyant qu’elle ne comprenait pas, il se releva, et avec des gestes parlants, une expression de physionomie d’une éloquence extraordinaire, en y mêlant les quatre mots : « Frère, Jeanne, Jean Loup, eau », il joua sous les yeux de Mlle de Simaise une scène de pantomime qui la fit assister, pour ainsi dire, à ce qui s’était passé dans la chambre de Jeanne.

D’abord, avec sa main, il traça un espace imaginaire dans le salon, puis donna à sa tête la pose d’une personne endormie. Ensuite il figura une échelle et, montrant la fenêtre en disant : « Frère », il eut l’air de monter, puis de franchir un balcon en faisant un saut. Après cela, il simula une lutte entre deux personnes à la suite de laquelle l’une des personnes, la plus faible, fut jetée sur quelque chose qu’il indiqua être un lit. Et il dit : « Jeanne ».

Aussitôt, il eut de nouveau l’air de monter à l’échelle et il fit le même saut que précédemment, en prononçant d’une voix vibrante : « Jean Loup ». Alors, il représenta une nouvelle lutte, et, indiquant qu’il avait terrassé son adversaire, il le montra étendu à ses pieds, en disant : « Frère », et se désigna lui-même, en se frappant la poitrine, et en répétant deux fois : « Jean Loup ! Jean Loup ! ».

Il approcha ses deux mains aux doigts crispés l’une de l’autre, et fit voir qu’il allait étrangler son ennemi ; mais soudain il se frappa le front, secoua la tête et recula avec une sorte de terreur en criant : « Frère ! frère ! ». Puis il représenta son adversaire se relevant, franchissant le balcon de la fenêtre et se sauvant en descendant sur l’échelle.

Cela fait, il resta un instant immobile, les yeux baissés, puis il murmura : « Jeanne, Jeanne ».

Il montra la jeune fille reprenant connaissance, regardant autour d’elle avec effarement, poussant un cri rauque et se tordant les bras avec désespoir ; puis le repoussant, lui, Jean Loup, avec fureur, puis ouvrant une porte et s’élançant au dehors.

Henriette, haletante, les yeux écarquillés, ne perdait pas un geste, pas un mouvement du sauvage et lisait pour ainsi dire le drame terrible dans ce que sa physionomie mobile exprimait successivement.

Elle était si vivement intéressée, si étrangement captivée, qu’elle oubliait dans quelle situation elle se trouvait, seule avec Jean Loup.

Jusque-là elle n’avait pas encore bien compris ; mais la clarté allait se faire et chasser toutes les obscurités.

Jean Loup posa sur le tapis, à l’endroit où il avait montré son adversaire terrassé, l’anneau et le portefeuille. Puis, il fit deux pas en arrière et resta un instant immobile, la tête inclinée sur sa poitrine, les bras ballants.

Soudain, il ouvrit démesurément les yeux, qui se fixèrent sur les deux objets ; il s’en rapprocha vivement, les ramassa et les tourna dans ses mains en criant : « Frère, frère ! ». Ensuite il remit le portefeuille et l’anneau dans sa poche et indiqua qu’il s’était à son tour élancé hors de la chambre pour se mettre à la poursuite de Jeanne.

Il revint au milieu du salon et, simulant l’épouvante, il cria : « Eau ! eau ! ».

Deux fois de suite il fit le simulacre de se précipiter, la première en disant : « Jeanne », la seconde en disant : « Jean Loup » ; puis, un pied en avant, un autre en arrière, le corps penché, il représenta un homme qui nage, écartant et ramenant successivement ses bras.

Enfin, il fit encore plusieurs gestes, voulant dire : « Jeanne a été sauvée par moi avec l’aide de deux hommes ; et ces deux hommes, qui avaient une voiture, ont emmené Jeanne avec eux ».

Ceci, Henriette ne le comprit pas ; elle crut, au contraire, que Jean Loup voulait lui apprendre qu’après avoir fait des efforts désespérés pour sauver la malheureuse Jeanne, il n’avait pu y réussir, le courant l’ayant rapidement entraînée.

Et ce qui lui fit croire qu’elle avait bien interprété la derrière pantomime, c’est que, ayant fini, Jean Loup poussa un long soupir et laissa tomber de ses yeux deux grosses larmes.

Henriette avait de la peine à contenir sa cruelle émotion, à empêcher ses sanglots d’éclater.

Jean Loup avait facilement reconquis son estime, son amitié et plus encore, son admiration.

Celui-ci reprit dans sa poche le portefeuille et l’anneau et les mit dans la main de la jeune fille. Après cela, il se dirigea vers la porte, en reculant. Il s’en allait triste comme il était venu.

Henriette oublia toute réserve. Elle s’élança vers lui, les yeux mouillés de larmes et, lui saisissant les deux mains, elle s’écria :

– Ah ! Jean Loup, Jean Loup, mon brave Jean Loup !

Le sauvage comprit la signification de ces paroles, qui remuèrent délicieusement toutes les fibres de son cœur. Ses yeux s’irradièrent, son front s’illumina.

Henriette le remerciait-elle de lui avoir rapporté les deux objets appartenant à son frère ? Non. Elle lui demandait pardon de l’avoir cru coupable, de l’avoir accusé !

Cependant, comme honteuse d’avoir obéi trop facilement à l’impulsion de son cœur, la jeune fille fit quelques pas en arrière.

Mais elle avait donné à Jean Loup plus de bonheur qu’il n’en demandait, plus qu’il n’avait osé en espérer. Il gagna la porte. Sur le seuil, avant de s’éloigner, il se souvint de la façon dont Jeanne avait adressé ses derniers adieux à Jacques Grandin, sur la route, le jour de son départ. Il posa l’extrémité de ses doigts sur ses lèvres et envoya à Henriette plusieurs baisers.

La jeune fille éprouva une sensation étrange, qui lui fit fermer les yeux. Quand elle les rouvrit, la porte était close, Jean Loup n’était plus là. Elle courut à la fenêtre et regarda. Jean Loup avait disparu.

Elle revint lentement près du fauteuil où elle était assise quand Jean Loup avait ouvert la porte du salon, et sur lequel elle avait jeté l’anneau et le portefeuille. Ces deux objets, frappant de nouveau sa vue, elle tressaillit et sentit un frisson dans toutes les parties de son corps, sa main fiévreuse s’empara des deux objets accusateurs et vite, comme si elle eût craint d’être surprise, elle les cacha dans son corsage.

– Si maman savait… murmura-t-elle. Oh ! elle en mourrait !… Mais elle ne saura rien. Ce secret épouvantable restera caché là, dans mon cœur, tant que je ne serai pas forcée de le révéler !

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