XXII Le partisan

Bien qu’il eût alors plus de vingt ans, notre sauvage sans famille, sans nom, sans état civil, n’avait pu être appelé au tirage au sort ; mais il allait, de plein gré, satisfaire en quelque sorte à la loi du recrutement. Jean Loup se faisait franc-tireur ; il allait payer la dette que tout homme valide doit à la patrie.

Il passa une partie de la matinée à nettoyer, aussi bien qu’il le put, la batterie du fusil et à enlever les nombreuses taches de rouille qui commençaient à ronger le canon d’acier.

Quand il jugea l’arme dans un état satisfaisant, c’est-à-dire suffisamment propre, il rentra dans la grotte, enfonça sa main dans une fente et la retira tenant entre ses doigts la pièce d’or que le cocher Landry avait, à son insu, glissée dans sa poche.

Cela fait, il sortit, prit le fusil, qu’il avait laissé sur une roche, le mit sur son épaule et s’éloigna rapidement.

Bientôt il se trouva sur le chemin qui traverse cette partie de la forêt et conduit directement à Blignycourt.

Après une bonne heure de marche il arriva au village.

On savait déjà à Blignycourt que, la veille, il avait presque assommé un officier prussien, lequel avait eu le triste courage de porter la main sur le maire de Mareille, un vieillard.

À Blignycourt, nous le savons, personne ne lui était hostile : aussi l’accusation portée contre lui y avait-elle trouvé de nombreux incrédules.

– Mais voyez donc Jean Loup, disait-on en le voyant passer, Jean Loup avec un fusil ?… Qui donc lui a donné ce fusil ? Où donc va-t-il comme cela ? Regardez comme il se redresse, comme il a l’air crâne !

– S’il savait se servir de son fusil, dit un paysan, je plaindrais les bêtes de la forêt : quelle boucherie, mes amis, quelle boucherie !

– Ce n’est pas le tout d’avoir un fusil et de savoir s’en servir, répliqua un autre paysan, il faut encore avoir de la poudre, du plomb, des capsules. Or, où voulez-vous que Jean Loup trouve tout cela ? Les munitions ne se donnent pas, elles s’achètent, et tout le monde sait que Jean Loup n’a jamais eu un sou dans sa poche.

– C’est vrai, ce pauvre Jean Loup ! J’ai encore chez moi, dans un placard, cinq cents grammes de bonne poudre de chasse et plus d’un kilogramme de gros plomb ; j’en ferais volontiers cadeau à Jean Loup pour peu que cela lui fasse plaisir.

Dans la rue les gamins criaient :

– C’est Jean Loup ! Bonjour Jean Loup ! Comment vas-tu, Jean Loup ? Est-ce que tu vas à la chasse ?

Jean Loup n’écoutait rien ; mais il marchait lentement, jetant les yeux à droite et à gauche sur les maisons. Enfin, il s’arrêta devant la boutique de l’épicier. La porte était ouverte, il entra.

C’était la première fois qu’on le voyait mettre les pieds dans une maison. On trouva cela si étrange qu’il y eut bientôt un rassemblement devant la boutique.

L’épicière, seule en ce moment, avait eu d’abord grand peur et s’était réfugiée derrière son comptoir. Mais elle se rassura en voyant que Jean Loup lui rendait visite avec des intentions tout à fait pacifiques.

– Que voulez-vous ? lui demanda-t-elle.

Jean Loup fit sonner le carreau de terre cuite sous la crosse de son fusil et par gestes, montrant sa pièce de vingt francs, il essaya de dire à l’épicière ce qu’il voulait.

Celle-ci ne parvenait pas à comprendre.

Derrière Jean Loup quelques curieux étaient entrés dans la boutique. S’ils avaient été étonnés en le voyant franchir le seuil de la maison, ils le furent bien plus encore quand ils virent une pièce d’or reluire entre ses doigts.

« Quoi, Jean Loup avait de l’or ! Comment cela se faisait-il ? Avait-il donc découvert un trésor ? »

Certes, il ne pouvait venir à l’idée de personne qu’il avait dérobé quelque part ce louis d’or.

– Comment, dit un homme à l’épicière, vous ne voyez pas ce que Jean Loup vous demande ?

– Non, vraiment.

– Pourtant, c’est facile à deviner : il désire vous acheter ce qu’il faut pour charger son fusil.

– C’est vrai, c’est vrai, fit la femme en se frappant le front ; comment n’ai-je pas compris tout de suite ?

– Avez-vous de la poudre ?

– Vous savez bien que nous ne sommes pas autorisés à en vendre.

– Soit, Jean Loup en trouvera ailleurs. Vous avez du plomb ?

– Oh ! ce n’est pas cela qui nous manque. Nous avions fait notre provision pour la chasse et… on ne chassera pas cette année ; de sorte que tout cela nous restera.

– Pour l’année prochaine.

– Sans doute, mais c’est toujours de l’argent avancé pour rien.

– Montrez à Jean Loup vos divers numéros de plomb afin qu’il choisisse ce qui lui convient.

L’épicière s’empressa de placer sous les yeux de Jean Loup une boîte à huit compartiments, contenant chacun du plomb de différentes grosseurs.

Jean Loup regarda et secoua la tête, voulant dire que ce n’était pas cela qu’il voulait. En même temps ses yeux tombèrent sur une autre boîte pleine de billes de toutes les couleurs. Il en prit une et la montra à la marchande avec un regard expressif.

– Tiens, tiens, fit l’homme, pas bête Jean Loup ! Il n’a pas besoin de savoir parler pour se faire comprendre ; ce qu’il veut, ce sont des balles ; en avez-vous ?

L’épicière présenta le récipient des balles ; il lui en restait neuf. Jean Loup en essaya une à l’orifice du canon du fusil et fit signe qu’il en voulait encore d’autres.

– Bon, fit l’obligeante personne qui parlait pour Jean Loup, il trouve que neuf balles ne sont pas suffisantes ; n’importe, comme elles sont de calibre, il les prend tout de même. Enveloppez-les en y joignant une boîte de capsules.

Le petit paquet fut vite fait. L’épicière prit la pièce de vingt francs, que Jean Loup avait posée sur le comptoir, et rendit dix-neuf francs soixante centimes.

– Vous voyez, dit-elle, je ne compte pas les balles, je les lui donne.

– C’est très bien, je vous remercie pour lui.

Jean Loup, ouvrant de grands yeux, restait comme en extase devant les trois grosses pièces de cinq francs, les quatre de un franc et les soixante centimes de monnaie de cuivre que la marchande avait poussées devant lui. Évidemment, il était surpris de la transformation de sa pièce d’or, et il cherchait à s’expliquer comment, ayant donné un tout petit morceau de métal, on lui en rendait un certain nombre d’autres beaucoup plus gros, car il comprenait très bien que tout cet argent qui était sur le comptoir lui appartenait.

Son interprète lui fit signe de prendre son argent, puis il lui dit :

– Viens !

Jean Loup le suivit.

À l’extrémité du village, ils entrèrent dans une maison de chétive apparence, où ils trouvèrent une commère occupée à laver la figure d’un gamin de trois à quatre ans, tout barbouillé de confitures de mirabelles et qui braillait comme si on l’eût écorché.

Cependant, à la vue de Jean Loup, la peur, sans doute, calma les cris du bambin, qui s’échappa des bras de sa mère et courut se fourrer sous un lit.

– Voici ce qui nous amène chez vous, dit le compagnon de Jean Loup à la grosse femme : Jean Loup, que vous connaissez, sinon pour l’avoir vu déjà, mais pour avoir souvent entendu parler de lui, a besoin d’un kilogramme de poudre et de trente ou quarante balles du calibre de son fusil ; il a de l’argent pour payer.

– Certainement, certainement, mais…

– Ne me dites pas que vous n’avez ni poudre, ni balles, je ne vous croirais pas. C’est chez vous que se trouve le dépôt où les francs-tireurs viennent s’approvisionner ; donc vous avez ce que je vous demande.

– Eh bien, oui, monsieur Bertault ; mais vous devez bien comprendre que je ne puis vendre à d’autres ce qui est pour les francs-tireurs ; si je faisais cela, mon mari serait furieux contre moi.

– J’expliquerai la chose à votre mari, et il ne dira rien. D’ailleurs, écoutez : Vous savez ce qui s’est passé hier soir à Mareille.

– Oui. Ah ! les brigands de Prussiens !

– Alors on vous a dit que Jean Loup, ici présent, a failli assommer un des chefs d’un coup de poing.

– Mon mari m’a raconté la chose.

– Eh bien, j’ai deviné ce que Jean Loup fera de la poudre et des balles que vous allez lui vendre : il tirera sur les Prussiens. Maintenant, vous n’avez plus à hésiter, vous ne violez pas la consigne, vous avez affaire à un franc-tireur.

La commère, ne trouvant pas de réplique à ces paroles, s’exécuta enfin de bonne grâce. Elle livra la poudre, les balles et en fit un paquet dans lequel elle enferma le précédent achat fait chez l’épicier.

Jean Loup paya, et lui et son compagnon sortirent de la maison, donnant à la grosse femme le loisir d’achever de débarbouiller son enfant, qui était toujours caché sous le lit.

Jean Loup, son paquet sous son bras et son fusil sur l’épaule, rentra dans la forêt fier comme s’il venait de faire la conquête du monde.

Quand il se retrouva au milieu de ses roches, sa première pensée fut d’essayer en même temps son arme et son adresse. Il chargea le fusil, ainsi que Jacques Grandin lui avait montré à le faire, ne mettant ni trop, ni trop peu de poudre. Alors il ajusta le tronc d’un chêne, à environ cinquante pas de lui, et tira les deux coups.

Allons, l’arme fonctionnait. Restait à savoir ce qu’il devait penser de son adresse. Il courut examiner le tronc du chêne. À l’endroit où il avait visé, il y avait deux trous, à une distance l’un de l’autre de cinq ou six centimètres. Les balles avaient traversé l’écorce et pénétré dans l’arbre à une certaine profondeur. Les yeux de Jean Loup rayonnèrent. Il rechargea son fusil, toujours avec les mêmes précautions, les mêmes soins ; mais il ne tira plus. Maintenant il n’avait plus à mettre son adresse à l’épreuve. Et puis il ne tenait pas à user ses munitions à un jeu d’enfants.

À partir du lendemain, il commença à se mettre en embuscade, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre. Il s’était donné la tâche de surveiller les deux routes qui conduisent à Mareille : celle de la montagne, qui ne passe pas à plus de deux cents mètres de la Bosse grise, et celle du bord de l’eau, entre le Frou et la lisière de la forêt.

Le quatrième jour, il était en observation sur le plateau, embusqué derrière une roche ; quarante ou cinquante pas seulement le séparaient de la route. De loin, il vit venir deux uhlans, marchant en éclaireurs, précédant une petite colonne qui allait ou venait de faire des réquisitions.

Il prit son fusil, appuya le canon dans un cran de la roche et attendit.

Quand les cavaliers furent à peu près en face de lui, il tira ses deux coups. Les deux hommes tombèrent. Les chevaux effrayés bondirent en avant et descendirent le coteau ventre à terre.

Jean Loup se redressa, poussa un cri de triomphe et disparut bientôt derrière la Bosse grise.

Un quart d’heure après, les Prussiens relevaient leurs camarades. L’un était mort, l’autre dangereusement blessé.

Quelques jours plus tard, sur la route du bord de l’eau, un soldat allemand tombait encore frappé mortellement.

Il était rare qu’une troupe ennemie, plus ou moins nombreuse, passât sur l’une ou l’autre route, sans recevoir des balles d’une embuscade.

Les Prussiens ne s’aventuraient plus du côté de la forêt et du côté des roches sans prendre les plus grandes précautions.

Celui qui les attaquait, toujours à l’improviste, n’importe à quelle heure de la journée, devenait pour eux un ennemi des plus redoutables, et d’autant plus terrible qu’il était insaisissable.

Qui donc était-il ce tireur audacieux, ce partisan enragé, invisible, qui semblait être partout et qu’on ne voyait nulle part ?

Les Allemands cherchaient à le savoir : ils interrogeaient les gens du pays, les menaçaient de leur colère, de terribles représailles. Mais les paysans avaient l’air de ne pas comprendre ce qu’on voulait leur dire. Et pourtant, dans tout le canton, on savait à quoi s’en tenir. Seulement, les paysans avaient les Prussiens en exécration et ne rêvaient que la complète extermination de toutes les hordes allemandes, non pas seulement parce qu’ils étaient ruinés par leurs exactions, mais parce que, non contents de leur tout prendre et d’incendier leurs granges, ces soldats farouches, sans cœur, impitoyables, fusillaient ceux d’entre eux qui, poussés à bout, avaient pris le fusil pour se mettre à l’affût du uhlan.

Ils avaient fusillé, à Haréville, Georges Simon et sa femme contre le mur de leur maison en feu ; bien d’antres encore avaient été passés par les armes : un franc-tireur de Blignycourt et son vieux père, deux cultivateurs de Vaucourt. À Mareille, ils avaient brûlé la ferme du grand Pernet, arraché de sa maison et emmené prisonnier Jacques Vaillant, le maire. Quel avait été le sort du vieux capitaine ? Qui sait si, lui aussi, n’avait pas été fusillé à l’angle d’un mur ou au coin d’un bois ?

Voilà pour quelles raisons il n’y avait pas dans la contrée un Français patriote capable de trahir Jean Loup.

Malheureusement, aussi bien dans les Vosges qu’ailleurs, il y a de mauvais Français, des hommes indignes pour qui les mots « honneur national » ne signifient rien du tout, et qui ont dans le cœur l’égoïsme à la place du patriotisme.

Un jour, pour conserver un cheval que les soldats réquisitionnaires voulaient lui prendre, un paysan assez mal famé, d’ailleurs, dénonça Jean Loup et indiqua la Bosse grise comme étant le lieu où le sauvage avait établi sa demeure.

Le délateur, le traître eut sa récompense : on lui laissa son cheval.

Deux jours après, la nuit, les Prussiens, au nombre de deux cent cinquante, se dirigèrent silencieusement vers la Bosse grise, et, quand le jour parut, le gigantesque rocher et les roches environnants étaient cernés de tous les côtés.

Si, comme les Prussiens avaient le droit de l’espérer, le terrible partisan avait passé la nuit dans son refuge, il était impossible qu’il leur échappât.

Capturé, Jean Loup serait immédiatement fusillé.

Sur un ordre du chef, l’attaque commença. Pendant qu’une partie de la troupe prenait d’assaut la Bosse grise, les soldats, échelonnés dans le bois, se tenaient prêts à faire feu. Comme, de ce côté, on ne pouvait pas approcher des roches, à cause du rempart de broussailles qui les défendait, les soldats allumèrent des torches, qu’ils lancèrent au milieu des ronces, et bientôt la Bosse grise se trouva entourée de flammes et de fumée.

Le feu se propageant, gagnant le bois, la forêt tout entière pouvait être incendiée ; mais cela importait fort peu aux Prussiens.

Heureusement, il tombait une pluie fine, serrée, et il n’y avait qu’un faible souffle de vent qui, venant du nord-ouest, chassait les flammes du côté du plateau rocheux.

Les ronces et les épines, un petit carré de taillis et quelques baliveaux brûlèrent seuls.

Enfin, du côté de la forêt, la Bosse grise était abordable.

L’entrée de la grotte fut découverte. Il n’y avait pas à en douter, le repaire du redoutable partisan, de l’homme sauvage qu’on appelait Jean Loup, était là. Le sol foulé sous les pieds, un panier grossièrement façonné, un tas de copeaux, une innombrable quantité de coquilles d’escargots, tout le disait.

Deux soldats allumèrent chacun une torche, et six autres, marchant en avant, le sabre-baïonnette au bout du fusil, s’engagèrent dans le passage qui conduisait à la grotte.

Pour la première fois depuis qu’elle existait, la sombre demeure de Jean Loup se trouva complètement éclairée.

Les soldats virent la couche de feuilles sèches, encore chaude, ce qui indiquait que Jean Loup avait passé la nuit dans la grotte. Mais ils eurent beau chercher partout, éclairer tous les trous, toutes les cavités, Jean Loup n’était plus là, Jean Loup ne les avait pas attendus, Jean Loup avait disparu.

Où était-il ?

Pas bien loin.

Jean Loup était couché au fond d’une excavation de la Bosse grise.

Et il était là bien caché, à l’abri des balles, n’ayant absolument rien à redouter de ses ennemis, auraient-ils été cent fois plus nombreux.

D’ailleurs, eussent-ils su où il se trouvait, comment les Prussiens auraient-ils pu s’emparer de lui ?

Il y avait pour le défendre le précipice insondable au fond duquel Henriette de Simaise avait failli être précipitée ; les saillies menaçantes, dents prêtes à déchirer, de l’effroyable fente !

Excepté Jean Loup, nul être au monde ne pouvait concevoir l’idée folle de pénétrer dans cette monstrueuse lézarde noire, qui s’enfonçait jusqu’au centre de l’énorme rocher. Dans la grotte, les soldats avaient trouvé le fusil, la poudre et les balles. Mince butin, misérable trophée ! Ce n’était point cela qu’ils voulaient. Les officiers poussaient des cris de rage.

Leur ennemi était parvenu à leur échapper !

Il fallait qu’ils s’en retournassent comme ils étaient venus !

Avant de s’éloigner, les soldats firent une décharge générale de leurs armes ; les flancs du rocher furent criblés de balles, dont quelques-unes seulement purent entamer la pierre.

Démonstration furieuse, aussi inutile qu’insensée.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.

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