XXI Un soufflet, un coup de poing

Les Prussiens faisaient dans le département d’importantes réquisitions ; ils enlevaient les récoltes de gré ou de force, et vidaient successivement tous les greniers. Ah ! il ne faisait pas bon leur résister ! Les coups de plat de sabre et de crosse de fusil allaient leur train. Si on les menaçait, on risquait sa liberté et même sa vie.

Intimider, effrayer, terrifier les populations étaient leurs procédés ordinaires.

Ils forçaient les cultivateurs à conduire à Épinal, avec les bêtes de trait qu’ils ne leur prenaient pas, chevaux et bœufs, les chariots chargés de leurs réquisitions à main armée.

Ils avaient à Épinal un magasin général, véritable grenier d’abondance. Là on faisait chaque jour une distribution énorme de vivres, de graines fourragères et de fourrages. Si l’avoine manquait, comme elle ne leur coûtait pas plus cher que le blé, ils donnaient le blé à la cavalerie.

Outre la garnison importante qu’ils avaient à Épinal, il y passait aussi, journellement, de nombreuses troupes. Il fallait bien pourvoir aux besoins de ces cohortes, qui arrivaient de tous les pays d’Allemagne pour se ruer sur la France.

Un jour, un convoi de réquisitions fut attaqué, près de Mareille, par une cinquantaine de francs-tireurs. À la suite d’une défense, qui dura moins d’un quart d’heure, les francs-tireurs s’emparèrent du convoi. Sur douze Prussiens qui escortaient le convoi, neuf restèrent sur le terrain, cinq morts et quatre blessés ; les autres avaient pris la fuite.

Les habitants de Mareille, sur l’ordre de Jacques Vaillant, recueillirent les blessés et enterrèrent les morts.

La journée du lendemain se passa sans incident, mais le surlendemain, un peu avant la nuit, quatre cents hommes environ, amenant avec eux deux pièces de canon, arrivèrent à Mareille. Le commandant de cette troupe était un officier de Poméranie, grossier et brutal.

– Monsieur, dit-il au maire d’un ton hautain et insolent, nous vous rendons responsables, vous et tous les habitants de la commune, de ce qui s’est passé avant-hier.

– Et pourquoi ? demanda Jacques Vaillant.

– D’abord parce que le convoi a été attaqué près d’ici et que votre devoir était de protéger nos soldats et au besoin de les défendre.

– Pardon, monsieur l’officier, mais il me semble que vous oubliez que nous sommes en guerre ; ce qui s’est passé avant-hier sur la route n’est-il pas un fait de guerre ?

– Non, s’écria l’officier avec emportement, car nos soldats ont été surpris et assassinés par des bandits !

– Des Français qui combattent pour la défense de leur pays ! répliqua le maire avec dignité.

– Des francs-tireurs, monsieur, des bandits, vous dis-je, des brigands !

– Un franc-tireur est un soldat, un brave soldat comme un autre.

– Nous n’admettons pas cela, nous ne l’admettrons jamais riposta le Poméranien en frappant du pied avec colère. Mais, continua-t-il, toute cette discussion est inutile. Voici ce que je veux : plusieurs habitants de Mareille – on m’a dit douze – ont pris les armes contre nous et font partie de la bande qui a attaqué le convoi ; il me faut ces douze hommes.

Le maire haussa les épaules.

– Ah ! çà, fit-il, est-ce que vous croyez que je les ais mis sous clef, pour n’avoir qu’à vous dire : « Prenez-les ! ». Si vous avez absolument besoin de ces hommes, monsieur l’officier prussien, allez les chercher.

Le Poméranien devint rouge comme une écrevisse cuite.

– Monsieur le maire, répliqua-t-il, si les francs-tireurs de Mareille ne sont pas dans la commune, ils y ont chacun leur famille ; eh bien, je me contenterai, jusqu’à ce qu’ils viennent se livrer eux-mêmes à Épinal, de prendre en otage une personne de chaque famille. J’ai dit. Maintenant, monsieur le maire, vous allez me livrer mes otages.

Jacques Vaillant devint affreusement pâle et se mit à trembler d’indignation et de colère.

– Monsieur l’officier, s’écria-t-il d’une voix vibrante, je ne suis qu’un pauvre vieillard, mais c’est un cœur français qui bat dans ma poitrine ! Je n’ai que ceci à vous répondre : « Vous venez d’insulter un vieux soldat de la France ! »

Sur ces mots, Jacques Vaillant tourna brusquement le dos au Prussien et sortit de la salle de la mairie.

L’officier n’avait qu’un signe à faire pour que le vieillard fût saisi et ramené devant lui. Il le laissa aller. Mais ses yeux étincelaient de fureur mal contenue, et il tordait sa longue moustache avec rage.

Au bout d’un instant, il s’adressa à un de ses subordonnés et lui dit :

– Prenez vingt hommes, choisissez la plus grosse ferme dans le village et mettez-y le feu immédiatement. Cela d’abord, nous verrons après. Allez !

L’officier subalterne porta la main à son front et sortit pour exécuter l’ordre de son chef.

Debout sur une des larges entailles de la Bosse grise, Jean Loup avait vu arriver les Prussiens, et il était resté à la même place, rêveur, les yeux fixés sur les maisons de Mareille, que la nuit n’avait pas tardé à envelopper de son ombre.

Jean Loup ignorait absolument ce qu’est cette chose horrible qu’on appelle la guerre ; mais il savait que les Prussiens étaient les ennemis des Français comme les animaux féroces sont les ennemis de l’homme.

L’avant-veille il avait été témoin de l’attaque du convoi. Déjà, quelques jours auparavant, il avait vu un paysan de Blignycourt frappé à coups de crosses de fusils par des soldats furieux, et laissé sur la place à demi assommé.

C’était plus qu’il n’en fallait pour que Jean Loup prît en haine les soldats allemands.

La nuit, comme nous venons de le dire, l’avait surpris sur une des plates-formes de la Bosse grise. Il se disposait à descendre pour rentrer dans sa grotte, lorsque d’immenses clameurs vibrèrent dans l’air, traversèrent l’espace et arrivèrent jusqu’à lui.

Presque aussitôt une grande flamme rouge de laquelle se détachait comme une pluie d’étincelles, s’élança vers le ciel au milieu d’un immense tourbillon de fumée. La flamme était si vive que le village tout entier se trouva subitement éclairé et que la clarté vint frapper le rocher, comme en plein jour les rayons du soleil.

Jean Loup comprit qu’une maison était en feu. Une fois déjà, mais de loin, il avait eu sous les yeux le spectacle d’un incendie. L’occasion se présentait de voir de près, il ne voulut pas la laisser échapper.

Il descendit rapidement et d’autant plus facilement que la flamme l’éclairait, et partit comme une flèche. Il arriva sur le lieu du sinistre en passant à travers les jardins ; craignant d’être aperçu, il se glissa dans une espèce de cabane, construite avec des fagots, dans laquelle on avait suspendu des touffes de haricots pour qu’elles achevassent de sécher à l’abri de la pluie.

De là, à trente pas seulement de la maison qui brûlait, il pouvait admirablement voir l’incendie et ne rien perdre de la scène étrange qui se passait dans la rue.

Les soldats prussiens formaient un large cercle autour de la maison et tenaient à distance les habitants qui essayaient d’approcher. Aux larmes des uns, aux cris d’épouvante, de désespoir et aux exclamations furieuses des autres, les soldats répondaient par de bruyants éclats de rire.

Un homme et une femme – c’étaient le fermier et la fermière – suppliaient les soldats de leur permettre de sauver au moins leur bétail. Larmes, gémissements, prières, tout fut inutile. Ils furent repoussés loin de leur demeure, dont le toit allait bientôt s’effondrer.

On entendait dans les écuries un vacarme infernal. C’étaient les hennissements des chevaux, les beuglements des bêtes à cornes, les bêlements des brebis, le bruit sourd de pieds enragés battant le sol ou frappant des planches dans des ruades folles. Les pauvres bêtes affolées, à demi asphyxiées par la fumée, bondissaient, se tordaient, s’étranglaient, faisaient des efforts désespérés pour rompre leurs liens. Mais le chef avait dit :

– Que tout brûle !

Et tout brûlait. Les animaux étaient condamnés à être grillés au milieu de l’immense brasier.

Dans l’espace libre de la rue, trois officiers se promenaient tranquillement, en fumant leur cigare. L’un d’eux était le commandant.

Tout à coup, un homme franchit la haie formée par les soldats et marcha rapidement vers les trois officiers.

Jean Loup reconnut Jacques Vaillant.

Le vieillard s’adressa au commandant.

– Monsieur, lui dit-il d’une voix éclatante, et ne pouvant contenir sa colère, ce que vous avez fait est infâme !

– J’offre un feu de joie à mes soldats, répondit cyniquement l’officier.

– Prussien, riposta Jacques Vaillant avec plus de violence encore, votre conduite n’est pas celle d’un homme ; ce que vous avez fait est l’action d’un lâche !

L’officier leva la main et frappa le vieillard au visage.

Oh ! oui, Jacques Vaillant ne s’était pas trompé ; c’était bien un lâche !

Tout étourdi, le vieillard fit quelques pas en arrière en chancelant ; puis il se redressa, prêt à s’élancer sur son brutal agresseur. Il n’en eut pas le temps.

Jean Loup avait vu. Il poussa une sorte de rugissement, bondit hors de la cabane, sauta par dessus une palissade, culbuta un soldat qui se trouva sur son passage, fondit sur l’officier et, d’un seul coup de poing, qu’il lui porta en pleine figure, il le coucha à terre tout de son long, sur le dos.

– Jean Loup ! c’est Jean Loup ! s’écrièrent cinquante voix dans la foule.

Un murmure de colère avait suivi le soufflet ; un murmure de satisfaction et d’approbation suivit le coup de poing.

Les paysans n’avaient plus l’air de se souvenir que Jean Loup était accusé d’un crime odieux ; ils ne voyaient que le fait du moment : le maire de Mareille, le vieillard vengé.

Jean Loup était arrivé comme un boulet de canon et avait frappé comme la foudre.

Avant que les deux officiers aient eu le temps de revenir de leur surprise, Jean Loup avait disparu à travers les jardins, après avoir fait une seconde fois une trouée dans le cercle des soldats.

Les deux officiers aidèrent leur chef à se relever ; il était complètement étourdi, aveuglé et couvert de sang. Il avait le nez écrasé et quatre dents cassées.

Une heure après, les Prussiens s’éloignaient de Mareille. Ils emmenaient un prisonnier : Jacques Vaillant.

Après son exploit, Jean Loup était rentré dans sa grotte, s’était jeté sur son lit de feuilles sèches et n’avait pas tardé à s’endormir. Son sommeil fut très agité, toute la nuit il eut le cauchemar.

Il ne voyait que des maisons en feu et des casques pointus ; il n’entendait que des hurlements, des éclats de rire de démons, les explosions de la poudre, un cliquetis d’armes dans le choc d’une bataille. Au milieu de la mêlée il vit un homme, coiffé d’un casque doré, qui frappait à coups redoublés une femme, une jeune fille. Il reconnut l’homme, c’était le chef à qui il avait fait sentir la force de son poing ; il reconnut la jeune fille, c’était Henriette de Simaise.

Il se réveilla en poussant un cri. Il était tout en nage. La sueur qui perlait sur son front était glacée. Son cœur battait à se rompre et il sentait sur sa poitrine comme un poids qui l’empêchait de respirer. Il lui fallut près d’une demi-heure pour se remettre.

Un filet de lumière tomba dans la grotte et lui annonça la naissance du jour.

Il se dressa debout, s’étira les bras, marcha dans les ténèbres vers un coin de sa demeure et ses mains cherchèrent à tâtons. Après le rêve il avait fait ses réflexions et une idée lui était venue. Ses mains rencontrèrent le fusil et il eut son grognement habituel, lequel, chez lui, était aussi bien la manifestation de la colère que de la joie.

Il ne s’était jamais servi de son fusil pour faire la chasse aux oiseaux ou à tel ou tel autre gibier de la forêt. Pourtant il savait tirer, Jacques Grandin lui avait appris le maniement de cette arme : à charger, à épauler, à mettre en joue, à faire feu.

Le fusil, depuis si longtemps au repos, allait enfin jouer un rôle. Jean Loup avait résolu de faire la chasse aux Prussiens.

Share on Twitter Share on Facebook