Henriette de Simaise, avons-nous besoin de le dire, s’intéressait vivement, peut-être un peu plus que de raison, à celui qui lui avait sauvé la vie. Cela n’étonnait ni n’effrayait sa mère : la baronne était elle-même trop reconnaissante envers Jean Loup pour ne pas approuver le sentiment de profonde gratitude de sa fille.
Henriette pensait constamment à son sauveur et parlait de lui souvent, quelquefois avec beaucoup de tristesse.
Par les domestiques qu’elle ne craignait pas de questionner, et par M. de Violaine et Suzanne qu’elle ne manquait jamais d’interroger, lorsqu’ils venaient faire une visite au château, elle savait qu’on ne rencontrait plus Jean Loup nulle part, que les charbonniers eux-mêmes ne le voyaient plus.
Cela la rendait très inquiète. Pourquoi ne le voyait-on plus ? Aurait-il été victime de quelque grave accident ? Elle s’imaginait une infinité de choses qui la tourmentaient sans cesse. Elle se le représentait malade ou blessé, appelant vainement à son secours, poussant des plaintes, des gémissements que nul ne pouvait entendre. Elle pensait aussi, non sans frissonner, que peut-être il était mort dans un endroit sauvage, inconnu de la forêt. M. de Violaine la rassurait en lui disant :
– Jean Loup est un être bizarre et excessivement capricieux ; il lui arrive souvent de disparaître ainsi pendant des semaines et même des mois ; puis, quand il se sent las de son isolement, il quitte sa retraite inconnue et reparaît tout à coup. Alors, il revient vers ses amis comme au retour d’un long voyage.
Mais Henriette restait triste, était souvent songeuse. Il lui arrivait parfois d’avoir le cœur oppressé. Pourquoi ? Elle n’aurait certainement pas su le dire. Sans doute elle ne pouvait oublier ce qu’elle devait à Jean Loup ; mais pourquoi donc sa pensée était-elle si constamment et si singulièrement occupée du pauvre sauvage ?
– Je voudrais le voir une fois, une fois seulement disait-elle, afin de lui témoigner, comme je le sens toute ma gratitude !
Il lui semblait qu’après cela elle n’aurait plus eu à désirer aucune autre satisfaction.
Il lui semblait aussi que si on lui eût dit : « On a vu Jean Loup tel jour, il a rendu visite aux charbonniers, il est venu serrer la main de son ami Jacques Grandin », elle aurait été pour toujours délivrée de toutes ses inquiétudes.
Ah ! quand elle voyait la neige tomber à gros flocons, si elle avait su que Jean Loup était caché quelque part près du château, attendant qu’elle se montrât, céleste apparition, à une porte ou à une fenêtre !
Mais Jean Loup était prudent ; Jean Loup regardait et ne se laissait point voir. Les yeux fixés sur la façade du château, il guettait l’instant délicieux où la joie qu’il attendait tomberait d’une fenêtre dans son cœur.
L’hiver s’écoula. Les beaux jours revinrent. Les bourgeons poussèrent aux branches, puis les arbres se couvrirent de feuilles.
Pourtant Jean Loup ne monta plus dans l’orme. Il avait trouvé mieux que cela. Sans doute c’était un grand bonheur pour lui d’apercevoir la jeune fille de loin, mais la voir de plus près !… Pouvoir, joie ineffable, la contempler, l’admirer longuement ; entendre le timbre harmonieux de sa voix ; voir la brise lutiner dans ses cheveux, caresser son front pur ; voir sa poitrine se soulever doucement et s’échapper d’entre ses lèvres roses le souffle de son haleine !… Oh ! cela, ce n’était pas seulement de la joie, du bonheur, c’était le plus doux des enchantements, une ivresse sans pareille !
À l’entrée du parc du château, derrière un premier rideau de verdure, il y avait une grande charmille carrée, sorte de chambre verte, avec des bancs et des chaises rustiques. De la charmille on passait de plain-pied sur un balcon construit en saillie du mur de clôture et faisant corps avec lui.
Henriette se plaisait dans cet endroit bien ombragé, d’où elle avait vue sur une belle prairie, qu’un ruisseau à l’eau murmurante arrosait, et sur toute la campagne environnante ; elle aimait à s’asseoir dans la charmille, autour de laquelle chantaient le rouge-gorge et la fauvette.
Elle venait là presque tous les jours, dans l’après-midi, quelquefois accompagnée de sa mère, mais seule le plus souvent, et y restait des heures entières. Comme elle était rarement oisive, tantôt elle travaillait à une broderie, ou à un ouvrage au crochet ; un autre jour, elle apportait son carton, ses fusains, ses crayons et dessinait un coin de paysage ou bien encore elle ouvrait un livre et lisait.
Un jour, qu’elle était seule dans la charmille, le jardinier passa tout près ; voyant sa jeune maîtresse, il s’arrêta pour la saluer ; elle lui répondit par un mouvement de tête gracieux. L’homme ne s’éloigna point. Après avoir hésité un instant, il entra dans la charmille, sa casquette à la main.
– Est-ce que vous avez quelque chose à me demander, François ? dit la jeune fille un peu étonnée, mais nullement offensée de la hardiesse du serviteur.
– Je prie mademoiselle de m’excuser ; mais depuis longtemps déjà…
– Eh bien ?
– Je voulais dire à mademoiselle…
– Que vouliez-vous me dire, François ?
– Mademoiselle a souvent demandé si l’on savait ce qu’était devenu l’homme sauvage de la forêt de Mareille.
– Jean Loup ? fit la jeune fille en tressaillant.
– Oui, mademoiselle, Jean Loup.
– Est-ce que vous avez appris quelque chose ? demanda-t-elle vivement et d’une voix singulièrement émue.
Le jardinier prit un air mystérieux, se rapprocha, et, baissant la voix :
– Je l’ai vu, dit-il.
– Vous l’avez vu ! exclama Henriette.
– Plusieurs fois.
– Où cela ?
– Dans le parc.
– Hein, dans le parc ?
– Oui, mademoiselle ; et je crois bien que depuis quelque temps il vient s’y promener toutes les nuits.
La jeune fille était en proie à une émotion extraordinaire. Elle regardait fixement le jardinier, se demandant si elle devait ajouter foi à ses paroles. Celui-ci prit de nouveau son air mystérieux :
– Et je suis certain, ajouta-t-il, baissant encore sa voix d’un ton, qu’il y reste souvent caché dans le jour.
– François, dit Henriette de plus en plus troublée, vous vous êtes peut-être trompé.
Il secoua la tête en souriant.
– Ainsi vous êtes sûr ?
– Sûr, mademoiselle.
Il y eut un moment de silence.
– Si mademoiselle le désirait, reprit le jardinier, elle n’aurait qu’un mot à dire et je m’emparerais facilement du sauvage.
– Comment ?
– Je sais à quel endroit il grimpe sur le mur et saute dans le parc ; il n’y aurait qu’à placer sur son passage un piège à loup.
La jeune fille pâlit affreusement et un double éclair jaillit de ses yeux.
– Si vous faisiez cela, s’écria-t-elle d’une voix vibrante, indignée, ce serait une noire méchanceté, une chose infâme ! et ma mère et moi nous vous chasserions d’ici comme un misérable… Ce malheureux, vous le savez bien, m’a sauvé la vie ; lui faire du mal serait m’en faire à moi-même ; je ne pardonnerais jamais, vous entendez, François, je ne pardonnerais jamais à ce-lui qui se permettrait seulement de le menacer.
– Oh ! ne vous fâchez pas, mademoiselle, fit le jardinier d’un ton piteux ; si j’ai dit cela, ce n’est point par méchanceté… une idée qui me venait… non pour vous déplaire, mais pour vous être agréable, au contraire… J’ai plusieurs fois entendu dire à mademoiselle qu’elle voudrait voir Jean Loup au château. Je ne lui veux pas de mal, moi, à ce pauvre garçon, et la preuve, c’est que je ne crie jamais après lui quand je le vois dans le parc.
» D’ailleurs, il ne brise rien, il ne toucherait pas à une pâquerette ; et puis il a sauvé la vie à mademoiselle… Je sens qu’à cause de cela je n’ai pas le droit de l’empêcher d’escalader le mur et devenir se promener dans les allées du parc.
– Continuez à ne lui rien dire, François ; quand vous le verrez d’un côté, allez d’un autre.
– C’est ce que je fais, mademoiselle.
– Je veux qu’il soit tranquille et libre dans le parc comme il l’est dans les bois de Mareille.
– Mademoiselle sera obéie.
– François, avez-vous parlé de cela à ma mère ?
– Pas encore, mademoiselle.
– Eh bien, François, jusqu’à nouvel ordre, si vous voulez m’être agréable, vous ne direz rien à Mme de Simaise, ni à mon frère que nous attendons et qui arrivera demain à Vaucourt.
– Mademoiselle peut être sûre de ma discrétion.
– Merci, vous n’avez pas autre chose à me dire ?
– Si, mademoiselle.
– Dites, François, je vous écoute.
– Quand Jean Loup reste dans le parc, le jour, je connais l’endroit où il se cache.
– Ah ! Et où se cache-t-il ?
– Pas loin d’ici, mademoiselle.
– -Dites-moi où.
– Là, dans cet if, près de la charmille.
Le front de la jeune fille se couvrit d’une rougeur subite et il y eut un tressaillement dans tout son être.
– Mais c’est impossible, cela ne se peut pas ! s’écria-t-elle, laissant voir son émotion et son trouble.
– Mademoiselle doit bien penser que je n’oserais point lui dire une chose qui n’est pas. Il y a trois jours j’ai vu Jean Louis descendre de l’arbre vert.
– Et il était caché dans l’if pendant que j’étais ici ?
– Oui, mademoiselle.
– Si près de moi ! murmura-t-elle.
– C’est un instant après que vous avez eu quitté la charmille, que j’ai vu Jean Loup sortir de sa cachette.
– C’était probablement la première fois qu’il venait là.
– C’est possible, mademoiselle. Pourtant, en examinant l’arbre, j’ai fait certaines remarques qui m’ont fait supposer que Jean Loup avait dû venir souvent se cacher à cet endroit.
La jeune fille se leva, et, à travers les petites feuilles de la charmille, elle plongea avidement son regard dans l’arbre vert.
– Il n’y est pas aujourd’hui, dit le jardinier.
– Est-ce que vous pensez qu’il y reviendra, François ?
– Je le parierais, mademoiselle.
– Il n’osera plus.
– Il n’oserait plus, peut-être, s’il savait que je l’ai vu, mais il ne s’en doute point.
– Selon vous, François, pourquoi vient-il se cacher dans cet arbre ?
– Dame, mademoiselle, pour vous voir ; il ne faut pas être bien malin pour deviner ça.
La jeune fille rougit de nouveau et baissa les yeux.
– François, reprit-elle, c’est convenu, rien de tout ceci ni à ma mère, ni à mon frère, ni à personne.
– J’ai dit à mademoiselle que je garderais le silence. J’ai instruit mademoiselle ; maintenant, moi, je n’ai plus rien à dire.
Sur ces mots, le jardinier s’inclina respectueusement devant sa jeune maîtresse et se retira.
La jeune fille laissa échapper un long soupir, et deux belles larmes roulèrent dans ses yeux.
Pourquoi ce soupir ? pourquoi ces larmes ?
Elle aurait été bien embarrassée de le dire.
– Là, là, murmura-t-elle, il vient se cacher dans cet arbre ; tout près de moi, pour me voir !
Le lendemain, vers trois heures de l’après-midi, un peu plus tôt que d’habitude, Henriette vint avec un livre s’asseoir dans la charmille. Elle avait ouvert son livre, mais ses yeux restaient fixés sur la page qu’elle ne tournait point. Le livre était sous ses yeux, sur ses genoux pour se donner une contenance. Elle ne songeait guère à lire : d’ailleurs, préoccupée comme elle l’était, elle aurait lu sans comprendre.
– S’il était là ! pensait-elle.
Son cœur battait avec violence. Elle avait des mouvements nerveux, de l’irritation dans les membres.
Elle aurait bien voulu regarder. Elle hésitait. Elle n’osait pas. Mais elle ne pouvait rester toujours ainsi, dans l’incertitude. Elle se leva. Elle était décidée.
Elle s’approcha de la cloison de verdure, écarta doucement le feuillage et son regard impatient chercha dans l’if.
Aussitôt elle sentit comme un coup dans son cœur. Elle voyait Jean Loup. Le regard montant se croisait avec le regard descendant. Elle s’était si bien attendue à voir Jean Loup dans l’arbre qu’elle n’éprouva pas une émotion trop vive. Elle se remit promptement.
– Jean Loup, Jean Loup, dit-elle de sa plus douce voix, il est inutile d’essayer de vous cacher, je sais que vous êtes là, je vous vois… Descendez, venez, venez près de moi !
Et de la tête et de la main elle l’appelait. Jean Loup était découvert ; il n’avait plus aucune raison de se cacher ; il comprit qu’il ne pouvait plus rester dans l’arbre. Et puis le regard de la jeune fille le fascinait et sa douce voix l’attirait plus encore que les signes qu’elle lui faisait.
Il se laissa glisser entre les branches et tomba sur le sol, debout. Il bondit à l’entrée de la charmille. Là il s’arrêta, tremblant, embarrassé. Il était en présence de son idole ; qu’allait-il faire ?
Jean Loup n’avait pas la moindre idée des convenances, de ce qui est trop familier, trivial ou grossier, choquant, malséant, respectueux ou irrespectueux.
Mais combien d’hommes qui se croient civilisés, sont, sur ce point, aussi ignorants que notre sauvage. La gloire de la comtesse de Bassanville n’est pas encore complète.
Jean Loup était, avant tout, l’enfant de la nature. Que lui importaient nos conventions sociales ? Qu’allait-il faire ?
Tout simplement obéir à l’impulsion de son cœur. Henriette fit deux pas vers lui, gracieuse, souriante, les mains tendues.
Il se sentit transporté dans un de ces mondes inconnus qu’il avait tant de fois rêvés, et, pour le moment, tout ce qui restait en lui de sauvagerie l’abandonna. Il oublia qu’il n’était qu’un malheureux, un être infortuné, un pauvre atome ; il ne vit point combien la jeune fille était au-dessus de lui par son éducation, son intelligence, sa position, combien entre elle et lui la distance était grande… Elle était femme, il était homme, il était son égal. Henriette avait fait un pas en avant, il fit le reste du chemin, le regard illuminé, le front radieux. Il prit la jeune fille dans ses bras, la serra contre lui avec passion et couvrit son front, ses joues et ses yeux de baisers brûlants.
Tout étourdie, Henriette ne songea même pas à se dégager, à le repousser ; chose singulière, elle ne se sentit ni effrayée, ni offensée… Mais la surprise et peut-être une autre sensation lui firent pousser un cri.
Au même instant un jeune homme, en costume de cavalier, redingote courte, boutonnée, des éperons aux talons de ses bottes et une cravache à la main, s’élança de derrière un massif et fit irruption dans la charmille.
C’était Raoul de Simaise, pâle et tremblant de colère.
Il n’avait vu que la fin de la scène : Jean Loup pénétrer dans la charmille, prendre sa sœur dans ses bras et l’embrasser.
Il ne demanda aucune explication. La cravache siffla dans l’air et il cingla avec fureur les épaules, les reins et la figure du sauvage.
Celui-ci, qui s’était un peu écarté d’Henriette, reçut les coups sans faire un mouvement, les yeux fixés sur la jeune fille, qui, elle aussi, restait immobile, sans voix, comme pétrifiée.
Mais, subitement, Jean Loup changea d’attitude. Son corps frémit, il devint livide, ses traits se contractèrent affreusement et des lueurs sombres, des éclairs terribles sillonnèrent son regard. Il poussa un rugissement de fauve, bondit sur Raoul, le saisit à la gorge, le ploya comme un roseau, le renversa et, le serrant toujours à la gorge, lui mit un genou sur la poitrine.
Tout cela s’était passé si rapidement que la jeune fille n’avait pas eu le temps de se jeter entre eux. Revenue de sa stupéfaction, voyant le danger que courait son frère, elle jeta un cri d’épouvante et s’élança à son secours.
Il était temps. Raoul perdait la respiration, il râlait.
– Jean Loup ! Jean Loup ! s’écria-t-elle d’une voix suppliante, c’est mon frère, c’est mon frère !
Elle était tout en larmes. Elle tomba sur ses genoux et ses petites mains délicates essayèrent de desserrer les grosses mains de Jean Loup dans lesquelles le cou de Raoul était pris comme dans un étau.
Jean Loup lâcha prise, se dressa debout et recula lentement jusqu’au fond de la charmille.
Raoul avait presque perdu connaissance. Si sa sœur n’était pas vite intervenue, Jean Loup allait certainement l’étrangler ou lui broyer la poitrine sous son genou puissant.
Cependant le bruit de la lutte et le cri de la jeune fille avaient été entendus. Le jardinier, un de ses aides et deux domestiques accouraient.
La fureur de Jean Loup s’était calmée ; des larmes jaillirent de ses yeux et un sanglot s’échappa de sa poitrine. Il enveloppa la jeune fille d’un long regard, triste et doux, puis il s’élança sur le balcon et sauta hors du parc.
Quand les serviteurs du château se précipitèrent dans la charmille, Jean Loup avait disparu.