XXIV À BATAVIA

Franchissons un espace de douze années.

Cécile est veuve une seconde fois. Le baron de Simaise est mort d’une paralysie du cerveau, les excès l’ont tué. Les dettes payées, il reste à la veuve et à son fils environ huit mille francs de rente. C’est peu. En entamant successivement son capital, le défunt avait donc dévoré les trois quarts de sa fortune. Cinq cent mille francs employés à ruiner sa santé, à user son corps pour mourir à la fleur de l’âge !… Ah ! ils coûtent cher à Paris les plaisirs qui tuent !

S’il eût vécu trois ou quatre ans de plus, le baron de Simaise aurait laissé sa femme et son fils dans la misère. Qui sait, peut-être eût-ce été un bien pour le jeune homme. Forcé de travailler pour pourvoir aux besoins de son existence, Léon de Simaise n’aurait pu prendre des habitudes de paresse et de plaisir ; il se serait soustrait plus facilement à certains entraînements dangereux et aux fréquentations malsaines des désœuvrés.

Léon était né avec une mauvaise nature, il ressemblait à son père. Cécile essaya bien de faire naître dans son cœur de bons sentiments ; ce fut en vain, il n’y avait point là d’engrais pour la bonne semence.

Jusqu’à présent, par son autorité, par le respect qu’il avait encore pour elle, la mère était parvenue à maintenir son fils, à l’empêcher de se lancer en avant comme un cheval fougueux, au risque de se casser le cou à la première culbute. Mais elle sentait diminuer son autorité ; Léon commentait à ne plus tenir compte de ses conseils, à oublier le respect qu’il lui devait ; elle voyait, la pauvre mère, venir le jour où son fils lui échapperait. Alors que deviendrait-il ? Hélas ! il tomberait fatalement dans le gouffre !

– Il a tout de son père et rien de moi ! se disait-elle amèrement.

Entre Léon et Paul, quelle différence ! Comme les deux frères se ressemblaient peu ! La nature avait donné à l’aîné tout ce qu’elle avait refusé à l’autre. L’un causait à la mère des larmes continuelles, l’autre était sa consolation. Avec quelle impatience elle attendait une lettre ! Avec quels transports de joie elle la recevait !

Quand Léon lui avait causé un chagrin, une douleur – cela arrivait souvent – pour échapper à une sombre tristesse, elle se transportait par la pensée à Batavia, près de son cher Paul. Il lui semblait alors qu’une rosée du ciel descendait dans son cœur, et elle sentait son âme rassérénée.

On travaillait beaucoup à Batavia. Depuis que cette grande ville des îles de la Sonde avait été reconstruite et assainie, le commerce y avait pris une extension considérable. On y voyait arriver de toutes les parties du monde, d’Europe principalement, de nombreux navires appartenant à de grands armateurs. De nouveaux comptoirs, de nouvelles factoreries s’installaient et prospéraient, pendant que la richesse des anciens établissements augmentait dans des proportions extraordinaires.

Pour alimenter son exportation, Batavia n’a pas seulement les riches produits de l’île de Java et des autres îles de la Sonde, mais ceux aussi des Îles de Bornéo et de Célèbes.

Les Bouguis, qui passent pour le peuple le plus éclairé, le plus actif et le plus entreprenant de Célèbes, pourraient, à eux seuls, approvisionner les comptoirs européens de Batavia. Sur de frêles embarcations mal équipées, ils croisent dans toutes les directions de l’immense archipel océanien, depuis Malacca jusqu’à la Nouvelle-Guinée, visitent la terre des Papous et les côtes de l’Australie. Ils s’occupent surtout du commerce de la poudre d’or, de l’écaille, des nids d’oiseaux et des bitches de mer ; ils recueillent ces riches produits le long des côtes, dans des réduits secrets, dont ils ont seuls connaissance. Ils sont en possession de l’approvisionnement exclusif de l’île de Bornéo ; ils apportent aux peuplades de cette île toutes sortes de marchandises provenant des manufactures d’Europe, de l’Inde et de la Chine, qu’ils échangent contre des diamants bruts, des oiseaux au plumage merveilleux, de la poudre d’or, du camphre, du benjoin et autres produits précieux. Leur chargement fait, ils se dirigent vers Batavia et Singapore où ils arrivent avec des cargaisons qui ont, souvent, une valeur de cent mille piastres.

Depuis cinq ans déjà, Paul de Chamarande était le quatrième associé de la maison de son cousin, dont la raison sociale était Philippe de Villiers et Cie.

Très connu des Bouguis et en relation directe avec eux depuis longtemps, M. de Villiers réalisait chaque année des bénéfices énormes par l’échange des produits de l’ancien monde contre ceux des îles Océaniennes. Il recevait ses approvisionnements de Hollande, de France et d’Angleterre ; mais souvent il était forcé de s’adresser à une maison anglaise du Bengale, vaste entrepôt de toutes sortes de marchandises, dont le principal associé, William Glandas, était son ami.

Un jour, un bâtiment de la maison Glandas arriva à Batavia. Le capitaine était porteur d’une lettre pour Philippe de Villiers. En la lisant, le négociant pâlit.

– Eh ! bien ? demanda-t-il au capitaine.

– M. William Glandas n’est plus. Sentant sa fin prochaine, il a eu encore la force d’écrire cette lettre, qui m’a été remise par sa fille. Mlle Lucy est dans la désolation.

– Devez-vous rester plusieurs jours à Batavia ?

– J’espère pouvoir lever l’ancre demain soir.

– Vous rendez-vous directement à Calcutta ?

– Oui, directement.

– En ce cas, je prendrai passage à bord de votre navire.

La lettre de William Glandas disait :

» Je suis condamné par les médecins, je vais mourir : quand vous recevrez ces lignes, que je trace d’une main déjà glacée, votre vieil ami Glandas aura cessé de vivre. Si Dieu m’avait accordé deux ans de plus d’existence, j’aurais eu le temps de marier ma bien-aimée Lucy, qui va se trouver seule au monde. Que va-t-elle devenir, ma fille adorée ? Cette pensée me fait cruellement souffrir. Ah ! je voudrais ne pas mourir !

» Je cherche autour de moi à qui je peux confier mon enfant et je ne vois que vous, mon cher Philippe, car en vous seul j’ai une entière confiance. Écoutez la voix qui, au bord du tombeau, prête à s’éteindre, vous crie : « Venez, venez ! »

» Mais je vous connais, Philippe, vous ne resterez pas sourd à ma prière, vous veillerez sur le sort de Lucy. Je la confie à l’honnête homme, à l’ami. Vous serez son tuteur, son protecteur, son père !

« Venez, venez vite, mon cher Philippe ; dans quelques jours, dans quelques heures, peut-être, je ne serai plus, et ma fille a besoin de vous. »

M. de Villiers partit le lendemain. Son absence dura un mois. Il revint à Batavia, amenant Lucy Glandas et une jeune fille indoue âgée de quatorze ans, qui appelait Lucy sa petite mère.

Zélima, ainsi se nommait la jeune indoue, était la fille d’un misérable paria. Son père et sa mère étaient morts, à quinze jours de distance, plus encore de misère que de maladie. M. Glandas l’avait trouvée mourant de faim dans la hutte de terre de ses parents, l’avait apportée à Calcutta et donnée à sa fille pour l’amuser.

L’amitié rapprocha vite la distance qui existait entre la jeune créole et sa petite compagne. Zélima adorait sa maîtresse et celle-ci ne pouvait plus se passer de Zélima.

Elles s’aimèrent davantage encore en grandissant, elles étaient inséparables et comme les deux sœurs.

Aussi M. de Villiers avait-il été obligé d’amener également Zélima à Batavia.

– Lucy, disait-elle, est ma maîtresse, mon amie, ma sœur, ma petite mère ; si on m’avait séparée de ma chère Lucy, n’ayant plus rien à aimer au monde, je serais allée chercher la mort dans les eaux du Gange.

Lucy avait trois ans de plus que Zélima. Plutôt grande que petite, elle avait la taille souple, svelte, élégante.

Elle était bonne, gracieuse, pleine d’amabilité et délicieusement jolie. Bien qu’elle eût le regard doux et langoureux de la créole, il y avait dans ses mouvements de la vivacité et quelque chose d’imprévu qui donnait à sa personne un charme incomparable. Sa voix douce, harmonieuse, était caressante comme son regard. Elle était douée d’une sensibilité exquise. Tout en elle était charmant. Les vêtements de deuil qu’elle portait, loin de lui nuire, semblaient la rendre plus ravissante encore, en faisant mieux ressortir les traits caractéristiques de sa beauté idéale.

Dès le premier jour, elle fit sur le cœur de Paul de Chamarande une impression profonde. Elle s’en aperçut sans doute, car elle rougit, baissa les yeux et resta pendant un instant visiblement troublée.

Paul, arrivé à l’âge de vingt-sept ans, n’avait pas encore aimé. Il aima Lucy avec toute l’ardeur de sa jeunesse ; il l’aima comme l’homme ne peut aimer qu’une fois dans sa vie. La fortune, le retour en France, sa place, dans la société, reconquise, l’éclat rendu à son nom, tout ce qu’il avait rêvé jusqu’alors, tout cela n’était plus que chimère. Lucy seule était la réalité. Le vol de son ambition s’était subitement arrêté ; maintenant, son ambition se bornait à la conquête d’une femme ; il est vrai que cette femme était peut-être la plus adorable créature qui fût née en Hindoustan. Il sentait que sans Lucy le bonheur n’était plus possible pour lui. La jeune fille était son idole, sa religion ; il adorait avec l’enthousiasme d’un fanatique cette nouvelle divinité d’un culte nouveau.

Cependant il eut la force de cacher son amour pendant un an. Il avait voulu laisser à Lucy tout le temps de pleurer son père.

La jeune fille savait-elle qu’elle était aimée ? Nous pouvons admettre qu’elle avait depuis longtemps surpris le secret de Paul.

M. de Villiers, lui aussi, s’était certainement aperçu de quelque chose, car il ne parut nullement étonné lorsque le jeune homme lui dit un jour :

– J’aime Lucy ; elle est votre pupille, je vous demande sa main, en vous jurant que je la rendrai heureuse.

Le négociant serra la main de Paul et répondit :

– Le jour même où j’ai appris la mort de William Glandas, en pensant à Lucy, j’ai pensé à toi. Ils se conviennent, me suis-je dit ; s’ils peuvent s’aimer, ils seront l’un à l’autre. Ta demande, mon cher Paul, me comble de joie. As-tu parlé de ton amour à Lucy ?

– Par respect pour elle et pour vous, mon cousin, j’ai gardé le silence.

– Alors tu ignores si tu es aimé ?

– Hélas ! oui.

– En ce cas, mon ami, je dois consulter Lucy avant de te rien promettre. Retire-toi, tu reviendras dans un instant.

Paul s’étant éloigné, le vieillard fit appeler Lucy.

– Ma chère enfant, lui dit-il, je suis vieux, et d’un moment à l’autre, la mort peut me frapper comme elle a frappé votre père, qui était beaucoup plus jeune que moi ; en vous confiant à moi, son meilleur ami, William Glandas m’a imposé le devoir d’assurer votre bonheur, votre avenir. Je puis faire cela en vous mariant, c’est à dire en remettant entre les mains d’un honnête homme le soin de vous rendre heureuse.

La jeune fille ne put s’empêcher de tressaillir. Elle devint toute tremblante.

– Aujourd’hui même, continua M. de Villiers, un de mes associés m’a demandé votre main.

– Lequel, monsieur ? demanda Lucy.

– Le plus jeune, celui qui partage avec vous toute mon affection.

– Paul !

– Oui, Paul de Chamarande.

– Vous êtes mon tuteur, vous êtes devenu mon père ; je dois vous obéir comme une fille respectueuse.

– Nullement, Lucy, nullement, mon enfant, vous êtes entièrement libre ; vous devez avant tout consulter votre cœur ; si vous n’aimez pas mon jeune cousin, si rien ne vous attire vers lui, il ne faut pas l’épouser ; nous attendrons qu’il se présente un autre mari.

Les yeux de la jeune fille rayonnèrent et elle eut un délicieux sourire.

Elle se rapprocha de M. de Villiers et lui dit d’une voix vibrante d’émotion :

– J’aime Paul !

Le vieillard l’attira contre son cœur et lui mit un baiser sur le front.

Le jeune homme fut rappelé.

Paul lut son bonheur dans les yeux limpides de Lucy.

– Vous êtes les enfants chéris de mon cœur, dit le vieillard en unissant leurs mains !… Ce jour est un des plus beaux de ma vie, car je fais deux heureux.

Quatre mois après eut lieu le mariage du marquis Paul de Chamarande et de miss Lucy Glandas.

Il avait fallu tout ce temps pour faire venir de France et de Calcutta les papiers nécessaires.

À cette occasion, Paul avait écrit plusieurs lettres à sa mère et à son frère. Léon lui répondit très affectueusement, comme toujours, et avec une habileté machiavélique qui aurait rendu des points au célèbre Machiavel lui-même. Le jeune homme savait que Paul reviendrait en France avec une grande fortune, et déjà, connaissant le caractère, la nature confiante et l’excellent cœur du marquis, il prenait ses dispositions pour pouvoir abuser de sa générosité.

Paul, croyant à l’affection sincère de l’hypocrite, s’attendrissait en lisant ses lettres où s’exaltait la fausse tendresse du fourbe. Certes, s’il eût su comment Léon se conduisait, il aurait été frappé de stupeur et son cœur se serait soulevé de dégoût.

La baronne seule aurait pu lui apprendre la vérité, mais la pauvre mère n’avait garde de se plaindre ; elle cachait, au contraire, les chagrins que son indigne fils lui causait.

Un matin, il y eut entre M. de Villiers et Paul une longue conversation.

– Mon cher Paul, dit le vieillard, le jour où j’ai demandé à la baronne de Simaise de me confier son fils aîné, je lui ai promis que tu reviendrais près d’elle heureux et riche. Aujourd’hui ta fortune est faite et tu as trouvé le bonheur en épousant Lucy. Le moment de nous séparer est venu ; je te rends ta liberté. Tu vas retourner en France, où ton excellente mère t’attend depuis des années. Dans un an, si je vis encore, j’irai probablement te rejoindre ; il me serait doux de finir mes jours entre toi et Lucy, mes deux enfants. Nous verrons. Avant tout, il faut procéder à une liquidation et cela demandera du temps.

» J’ai tout préparé pour ton départ ; sachant combien tu aimes peu les discussions d’intérêts, je t’ai évité cet ennui en réglant tes comptes moi-même avec nos associés. Dans ce portefeuille, que je te remets, il y a quatre millions en lettres de change, moitié sur Paris, moitié sur la maison Van Ossen, d’Amsterdam.

– Quatre millions ! exclama le jeune homme.

– Oui, répondit le vieillard en souriant.

– Mais ma part dans les bénéfices n’a pu atteindre ce chiffre.

– Depuis ton entrée dans la société ; mais, à partir du jour où tu as quitté ta mère pour me suivre, je t’ai considéré comme mon associé.

– Dites plutôt, mon généreux cousin, répliqua Paul très ému, que c’est un don que vous me faites.

– Qu’importe ! Ce qui est dans ce portefeuille, mon ami, est à toi, bien à toi. D’ailleurs, n’es-tu pas mon héritier ? Aujourd’hui, nous partageons, car j’espère bien avoir encore quatre millions le jour où je laisserai la maison à mes associés.

» J’aurai aussi à rendre mes comptes à Lucy avant votre départ ; je lui remettrai l’héritage de son père, tout près de cinq cent mille francs.

Paul se jeta dans les bras du vieillard et ils s’embrassèrent, serrés dans les bras l’un de l’autre.

Le jour même, tout le monde sut dans la maison et le quartier commerçant de la ville que Paul et Lucy allaient bientôt partir.

Parmi les employés de la maison Philippe de Villiers et Cie, il s’en trouvait un que Paul affectionnait particulièrement. C’était un Français ; il se nommait Charles Chevry. Celui-ci avait pour le marquis une amitié profonde et lui était entièrement dévoué.

Quand il apprit, comme les autres, que Paul était à la veille de quitter Batavia, il l’alla trouver et lui dit :

– Grâce à vous, monsieur Paul, j’ai ici une position très belle ; mais je me vois forcé d’y renoncer.

– En avez-vous donc trouvé une meilleure ?

– Non, mais vous partez.

– Eh bien ?

– Je veux retourner aussi en France.

– Vous n’y avez plus aucun parent.

– C’est vrai.

– Alors, pourquoi ne pas rester à Batavia où, d’ici à quelques années, vous aurez gagné une petite fortune ?

– Parce que vous parti, je le sens, je ne pourrais plus vivre ici ; j’y serais malheureux.

Paul le regarda fixement, en souriant.

– Et si nous n’emmenions pas Zélima ? dit-il.

Charles Chevry eut un mouvement de surprise.

– Ah ! balbutia-t-il, vous avez deviné…

– Oui, mon brave Chevry, j’ai deviné ton secret ; tu aimes Zélima.

– Oh ! oui, je l’aime ! mais elle ne restera pas, elle voudra suivre sa maîtresse.

– Bien que Zélima ait une grande amitié pour Lucy, Zélima restera à Batavia, parce qu’elle aime Charles Chevry.

– Elle m’aime, dites-vous, elle m’aime ?

– Oui.

– Est-ce possible ?

– Zélima n’a rien de caché pour Lucy. Maintenant, mon cher Chevry, écoutez-moi : M. de Villiers a pour vous beaucoup d’estime, car il a pu apprécier comme moi votre grande loyauté ; il sait qu’on peut compter sur votre dévouement. En récompense des services que vous avez déjà rendus à la maison et de ceux que vous êtes appelé à lui rendre encore, vous allez être intéressé dans les affaires. M. de Villiers vous mariera, comme il nous a mariés, Lucy et moi, et dans quelques années, quand vous aussi vous aurez fait votre fortune, vous viendrez nous retrouver en France. Alors nous serons de nouveau et pour toujours réunis.

Quelques jours après, Paul et Lucy s’embarquèrent sur un navire français qui allait faire voile vers la France.

Zélima pleura. Mais Charles Chevry était là pour la consoler.

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