XXIII UN PARENT D’OUTRE-MER

Cécile pleurait. Ce jour-là elle était plus que jamais en proie à de sombres pensées.

Le matin, après s’être armée de courage, elle avait parlé de Paul à M. de Simaise et lui avait demandé ce qu’il convenait de faire pour son fils aîné, le moment étant venu de le retirer de l’institution où il ne pouvait faire de sérieuses études.

– Cela ne me regarde en rien, avait répondu brutalement le baron ; s’il a travaillé depuis sept ans qu’il est en pension, il en sait assez ; faites-lui apprendre un état.

Et M. le baron avait tourné le dos à sa femme.

Cécile avait senti son cœur se briser.

Faire apprendre un état à son fils, au marquis de Chamarande ! Quelle dérision ! Voyez-vous le petit-fils des anciens preux cordonnier ou tailleur, vendant de la mélasse et de la bougie, ou armé d’une aune derrière le comptoir d’un mercier !

Cécile pleurait.

Un domestique ouvrit doucement la porte de la pièce où elle se trouvait.

– Un monsieur, un étranger, demande à parler à madame la baronne, dit le domestique.

– Qui est ce monsieur ?

– Il n’a pas dit son nom ; c’est un homme âgé, qui a l’air fort bien.

– C’est bien, faites entrer, dit Cécile en essuyant rapidement ses yeux.

Un homme bien vêtu, ne manquant pas de distinction, ayant la figure ouverte, sympathique, l’air bon, et qui paraissait avoir cinquante ans, parut devant la baronne, qu’il salua très respectueusement.

Mme de Simaise lui montra un siège ; mais, avant de s’asseoir, il dit :

– Madame la baronne, vous ne me connaissez pas puisque vous me voyez pour la première fois ; mais le nom que je porte est peut-être resté dans un coin de votre mémoire : je me nomme Philippe de Villiers.

– La mère de M. le marquis de Chamarande, mon premier mari, répondit Cécile avec émotion, était une demoiselle de Villiers.

– Parfaitement, madame la baronne. Berthe de Villiers, marquise de Chamarande, avait un frère dont je suis le fils.

– Alors, monsieur, vous êtes…

– Je suis, madame la baronne, si vous le voulez bien, toutefois, votre cousin.

– Oh ! monsieur ! s’écria Cécile, se rapprochant de Philippe de Villiers et lui tendant la main.

M. de Villiers, s’inclinant, mit un baiser sur la main de la baronne.

– Mon cousin, dit Cécile, ne voulez-vous pas vous asseoir ?

– Mais si, mais si, d’autant mieux que nous allons causer longuement, car j’ai beaucoup de choses à vous dire.

Ils s’assirent.

– La famille de Villiers, reprit Philippe, est de petite noblesse et bien au-dessous de celle de Chamarande, féconde en hommes illustres. Pourtant, cela n’empêcha point un marquis de Chamarande d’épouser Berthe de Villiers, qui n’était point de grande maison, et qui, de plus, n’avait aucune fortune.

– Le fils de Berthe de Villiers m’a prise moi-même…

– Je sais, je sais… Les marquis de Chamarande ont souvent agi ainsi. Mon aïeul s’était ruiné, je ne sais trop comment, et mon père, le frère de Berthe, avait été forcé d’aller chercher fortune à l’étranger, en Hollande, où il se maria et où je suis né.

» Je ne vous raconterai pas l’histoire de mon père. Deux fois il fit fortune et deux fois il perdit ce qu’il avait gagné ; il mourut pauvre. J’avais alors vingt ans. J’étais en Malaisie, dans l’île de Java, commis aux écritures d’une importante maison de commerce, dont le siège était et est encore à Amsterdam. Mon père avait été marchand, ma destinée était d’être marchand comme mon père. Je ne m’en plains pas. Depuis le grand bouleversement qui s’est fait en France, tout est bien changé dans les cinq parties du monde.

» La découverte de la force et de la puissance de la vapeur est une chose merveilleuse : avant qu’il soit longtemps, les continents seront sillonnés de chemins de fer ; sur les mers, les navires, malgré bourrasques et tempêtes, passeront sans s’écarter de la ligne tracée pour eux et qu’ils doivent suivre. L’hélice, une autre merveille, aura remplacé les voiles. Toutes les distances seront rapprochées. Tous les mondes échangeront les produits de leur sol et de leur industrie. Aujourd’hui, ma cousine, l’avenir appartient au commerce et à l’industrie.

» L’époque théocratique est loin de nous, nous sortons de l’époque philosophique, voici venir l’époque scientifique. La science est la source intarissable des découvertes et des inventions ; elle est le phare vers lequel tous les yeux sont tournés ; on ne peut même pas juger, par ce qu’elle a fait déjà, ce qu’elle fera encore ; elle nous conduit, elle nous pousse vers la réalisation de tous les progrès.

» Excusez-moi, ma cousine, je me suis éloigné de mon sujet : j’y reviens. Je me suis marié à Batavia, à l’âge de trente-cinq ans, avec la fille unique d’un négociant dont je devins l’associé. J’ai eu deux enfants. Je les ai perdus, ma femme est morte aussi. Je suis toujours dans les affaires. Cela me plaît. Je pourrais me retirer maintenant avec deux millions, peut-être davantage : ce n’est pas une grande fortune, mais c’est quelque chose. Je ne me retire pas ; je veux travailler encore ; que voulez-vous, on a ses habitudes.

» Les intérêts de ma maison m’ont appelé en Europe. J’aurais pu facilement, continua-t-il en souriant, me dispenser de traverser les mers, mais j’étais désireux, depuis longtemps, de revoir la Hollande et de visiter la France pour la première fois. Je suis un étranger en ce pays, ma cousine ; mais, bien que je sois né en Hollande, je sens que la France est ma vraie patrie.

» Je n’ai pas voulu retourner en Océanie sans savoir si j’avais encore des parents en France et, dans ce cas, sans les avoir vus.

» Je me suis informé et, sans trop de peine, j’ai appris ce que je désirais savoir.

Il resta un moment silencieux et poursuivit :

– Ma cousine, vous êtes une noble femme et une bonne mère ; vous devriez être heureuse, et vous ne l’êtes point.

Cécile retint un soupir, rougit et baissa les yeux. Philippe de Villiers continua :

– Pardonnez-moi de vous parler ainsi, avec une franchise un peu brutale peut-être ; je n’ai jamais appris l’art de dissimuler, de ne pas dire, comme je le sens, ce que je pense. Je sais ce qu’est et ce que vaut M. le baron de Simaise. Je me suis présenté chez vous avec la certitude de ne pas rencontrer votre mari, car je ne tiens nullement à faire sa connaissance.

» Ceci dit, parlons de vous, ma cousine. Vous avez deux enfants, deux fils ; l’un est encore un enfant, l’autre est déjà grand et sera bientôt un homme ; c’est à celui-ci, au petit-fils de Berthe de Villiers, que je m’intéresse. Il est charmant, le jeune marquis de Chamarande.

– Oh ! oui, dit vivement Cécile, et quand vous le verrez…

– Je l’ai vu, ma cousine.

– Vous avez vu Paul ?

– Oui.

– Où donc ?

– À sa pension. Ne le trouvez pas mauvais, ma cousine, c’est à Paul de Chamarande que j’ai cru devoir faire ma première visite. Il ignore que je suis son parent ; je lui ai dit seulement que j’étais un ami de sa mère. Nous avons causé pendant plus de deux heures et, sans s’en douter, le cher enfant m’a donné certains renseignements qui me manquaient. Voulez-vous savoir quelle impression votre fils a faite sur moi, ma cousine ? Eh bien, il m’a mis dans le ravissement. Paul est très sérieux pour son âge ; il a le jugement sain, l’esprit pénétrant, la pensée profonde : il pense, réfléchit et raisonne déjà comme un homme fait. Apprenez, ma cousine, qu’en moins d’une demi-heure Paul a fait ma conquête ; en vérité, c’est un charmeur ! Ce n’est pas une affection ordinaire qu’il a pour vous, non, c’est de l’adoration ; il aime beaucoup aussi son petit frère ; quant à M. de Simaise…

– Oh ! monsieur, monsieur ! interrompit Cécile d’une voix suppliante.

– Je comprends ; mais vous ne pouvez faire qu’il en soit autrement. Paul sait que vous souffrez, et il a deviné les causes de vos souffrances. Vous ne pouvez exiger de votre fils qu’il ait de l’affection pour l’homme qui rend sa mère malheureuse et qui ne lui a jamais témoigné, à lui, autre chose que de la haine.

La baronne ne put retenir ses larmes et elle cacha sa figure dans ses mains.

– Ma cousine, ma chère cousine, pourquoi pleurez-vous ?

– Avez-vous besoin de me le demander, puisque vous savez tout ?

– Peut-être avez-vous encore quelque chose à m’apprendre. Mais le moment est venu de vous dire pour quoi je suis venu vous trouver. Vous êtes, vous et votre fils, mes seuls parents, toute ma famille ; si vous avez besoin d’un ami véritable, ma cousine, il est devant vous ; je me mets à votre disposition, si votre fierté ou toute autre raison ne vous conseille pas de repousser la main que je vous tends.

Cécile laissa voir son pâle et beau visage inondé de larmes.

– Oh ! mon cousin, mon cousin ! dit-elle avec un accent intraduisible.

– Bien, fit M. de Villiers. Maintenant, dites-moi ce que je puis faire pour vous et pour Paul de Chamarande.

– Ah ! vous êtes l’envoyé de Dieu ! exclama la baronne avec une sorte d’exaltation.

– Je n’ai point cette prétention, répliqua M. de Villiers avec un doux sourire.

– Et pourtant, au moment où j’étais désespérée, vous arrivez pour dissiper les ténèbres qui m’environnaient, pour me rassurer et me rendre la confiance et l’espoir. Vous ne pouvez rien faire pour moi, mon cousin, car rien, maintenant, ne peut changer ma destinée ; mais Paul, dont vous êtes l’unique parent, Paul a besoin de vous !

– Ne venez-vous pas de me dire que vous étiez désespérée ?

– Oui. Car moi, dans la situation où je me trouve, je ne peux rien, rien pour mon fils. Tenez, je sens que je ne dois rien vous cacher, il faut que vous sachiez tout.

Et Cécile fit à M. de Villiers le récit de sa douloureuse existence depuis qu’elle avait épousé M. de Simaise. Elle lui dit quels étaient ses appréhensions, ses doutes, ses craintes, ses angoisses perpétuelles au sujet de l’avenir du jeune marquis, et elle termina en rapportant les paroles échangées le matin même entre elle et son mari.

– Mais c’est monstrueux, cela ! s’écria M. de Villiers indigné.

– Vous savez maintenant, mon cousin, pourquoi j’étais désespérée.

Il y eut un long silence. Philippe de Villiers réfléchissait.

– Voyons, reprit-il, êtes-vous forte ? Aurez-vous du courage pour un sacrifice qui vous coûtera beaucoup ?

– Ah ! que ne ferais-je pas pour mon fils !

– Alors vous ne reculeriez, devant aucun sacrifice ?

– Pour son avenir ?

– Oui, pour son avenir.

– Quel sacrifice puis-je donc faire ?

– Vous séparer de Paul.

– Oh ! fit-elle.

Et elle devint plus pâle encore.

– Cela vous effraye, je le comprends, reprit M. de Villiers ; mais il y a dans la vie des nécessités qu’il faut accepter. D’après ce que vous m’avez dit, vous n’avez rien à attendre, rien à espérer de M. de Simaise. Ma cousine, confiez-moi votre fils, donnez-le moi. Sans doute cette séparation sera pour votre cœur une nouvelle douleur, mais vous serez enfin rassurée sur l’avenir de ce cher enfant. Paul sera mon fils, et il fera fortune, je vous le promets. Dans quelques années il reviendra près de vous heureux, riche, ayant l’expérience de la vie, et il pourra prendre alors, dans la société qui se transforme, la place et le rang qui appartiennent à tout homme intelligent qui veut être utile à son pays.

La baronne était très irrésolue. Laisser emmener son fils si loin ! Déjà elle sentait naître en elle d’autres appréhensions, d’autres inquiétudes.

M. de Villiers ajouta encore quelques paroles, qui eurent raison des dernières hésitations de la mère.

– Oui, oui, dit-elle, vous avez raison, je dois l’éloigner ; c’est une nécessité cruelle à laquelle il faut me soumettre ; je pleurerai son absence, mais du moins je serai tranquille… Je vous donne mon fils ; oui, c’est dit, vous l’emmènerez. J’aurai du courage… Oh ! pour son bonheur !…

– Nous partirons dans trois jours.

– Si vite que cela !

– Je suis impatiemment attendu à Batavia.

– Vous l’aimerez bien, n’est-ce pas ?

– Comme mon fils.

– Et Paul vous respectera et vous aimera comme son père.

Les trois jours passèrent vite.

Cécile, tenant son jeune fils par la main, accompagna M. de Villiers et son cher Paul jusqu’au bureau de la diligence.

Les adieux furent touchants, on pleura beaucoup. Paul se jeta plusieurs fois dans les bras de sa mère, qui le serrait fortement contre son cœur. Il embrassa aussi son frère. Celui-ci seul avait les yeux secs. Il regardait, en écarquillant les yeux, le lourd véhicule, attelé de quatre forts chevaux, sur lequel on chargeait les malles des voyageurs.

Une voix cria :

– Mesdames et Messieurs, en voiture !

On s’embrassa une dernière fois. Le postillon était sur son siège. Les voyageurs prirent leurs places.

– Adieu ! Adieu ! Adieu !

La diligence roulait déjà avec grand bruit sur le pavé de la rue. Le soir, Cécile dit à son mari, qui ne savait rien encore :

– Paul est parti.

– Où cela ? demanda le baron avec indifférence.

– En Océanie.

– Ah ! Et que va-t-il faire par là ?

– Apprendre un état.

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