XXIX CERTITUDE

– Mon bave Gendron, dit le baron, entre le premier et le second verre, je ne suis pas personnellement intéressé à vous demander le renseignement en question ; je vous interroge pour répondre au désir d’une personne que je connais, une vieille dame amie de ma famille.

– Ça ne fait rien, monsieur, ça ne fait rien.

– Quand le vaisseau le Téméraire a été assailli par cette effroyable tempête qui l’a jeté sur les récifs, vous veniez d’Océanie, des îles de la Sonde ?

– Oui, monsieur, de Batavia, île de Java, en Malaisie.

– Directement ?

– Directement. Nous avions pris à Batavia notre chargement complet.

– Vous ne vous êtes arrêté nulle part dans la mer des Indes ?

– Nulle part. Nous étions en mer depuis huit mois et nous avions hâte de revenir au Havre. D’ailleurs nous avions de l’eau et des vivres autant et plus qu’il ne nous en fallait.

– N’y avait-il pas avec vous, sur le Téméraire, des passagers ?

– Un seul, monsieur.

– D’où venait-il ?

– De Batavia, je suppose, puisque c’est là qu’il s’est embarqué.

– Son nom, le savez-vous ?

– Non, monsieur ; je sais seulement que c’était un Français. Notre commandant avait pour lui les plus grands égards. Ah ! tenez, je me souviens maintenant que le capitaine l’appelait monsieur le marquis. Il avait bien, en effet, l’air d’un grand seigneur. Seulement il n’était pas fier du tout : il causait avec les matelots et leur serrait la main comme un bon camarade. Cela nous flattait, nous autres. Ça fait toujours plaisir, voyez-vous, monsieur, quand on voit un homme distingué, instruit, riche, faire des amitiés à de pauvres diables.

» Comme nous tous, il avait hâte de revoir la France. Souvent il était triste, songeur. Debout sur le pont, appuyé au bastingage et tourné vers l’Occident, il restait des heures entières immobile comme un mât, le regard perdu dans les nuages. Alors, sans doute, il pensait à ceux qui l’attendaient, à sa femme s’il était marié, à ses enfants. Ils l’attendent et il ne reviendra plus !

– Ainsi, ce passager, que votre commandant appelait M. le marquis, a péri, lui aussi, au milieu des flots ? demanda le baron d’une voix vibrante d’émotion.

– Mort comme les autres, monsieur ; tous engloutis sous les vagues.

– Qui dit que ce passager n’a pas été comme vous, Prosper Gendron, miraculeusement sauvé ?

– Il est mort, répliqua le marin, se secouant la tête.

– Vous en êtes donc bien sûr pour l’affirmer ainsi ?

– Oui.

– Écoutez, mon brave, c’est précisément au sujet de ce passager que je vous interroge ; ce sont des paroles sérieuses, un renseignement certain que je dois rapporter à la personne qui m’a chargé de prendre des informations. Si vous n’étiez pas sûr, absolument sûr…

– Le passager est mort comme sont morts les marins du Téméraire, répondit le vieux matelot avec assurance et d’une voix ferme.

– Hélas ! je vous crois, mon ami, je vous crois.

– Si la vieille dame est la mère, vous pouvez lui dire, de la part de Prosper Gendron, qu’elle peut portée le deuil de son fils.

– Pourtant elle espère toujours.

– Qu’elle cesse d’espérer !

– Oh ! la pauvre femme !

– Est ce la mère ?

– Oui.

– Elle pleurera. Ici aussi il y a des mères qui pleurent leurs fils, des veuves qui pleurent un mari, des orphelins qui pleurent un père ! Quand je vais les voir je pleure avec eux. On est ce qu’on est, dur à cuire tant qu’on voudra ; mais, tonnerre de Brest ! on a tout de même le cœur sensible, et quand ça vous prend là, la larme vient vite à l’œil.

» Tenez, si ça peut la consoler un peu, la vieille dame, la mère, vous lui direz que son fils ne l’a pas oubliée au moment de sa mort. À l’instant où le Téméraire s’est coulé, nous étions tous sur le pont ; je me trouvais près du passager.

» – Adieu ! adieu ! cria-t-il tombant à genoux : adieu, toi que j’aime ! Adieu, toi pour qui j’aurais voulu vivre !

» L’eau montait, montait, faisait un bruit d’enfer dans l’intérieur du navire ; nous la sentions gronder sous nos pieds, comme bouillante, pendant que les lames déferlaient autour de nous, sur le pont. Nous étions tous silencieux ; on ne jurait plus, on priait. Quelques-uns pleuraient, d’autres se frappaient à grands coups la poitrine, mais pas un ne tremblait : le vrai marin n’a pas peur de la mort !

» Le passager se releva ; je le vis à plusieurs reprises appuyer ses doigts sur ses lèvres et envoyer des baisers aussitôt emportés par le vent.

» Le Téméraire disparut ; nous étions au milieu des flots. Une dizaine d’entre nous ne furent pas immédiatement engloutis ; le passager était de ce nombre ; nous nagions, luttant contre la fureur des vagues. Un, deux, trois, quatre furent roulés, tordus dans le brisement des lames, puis ce fut le tour des autres ; je les vis disparaître tous. Seuls, Baudry et moi, nous fûmes vainqueurs des flots, grâce à la bouée de sauvetage que nous eûmes le bonheur de saisir au passage.

Le baron remplit de nouveau les verres.

– Mon brave, dit-il, une fois encore à votre bonne santé et à celle de votre ami Baudry, les deux heureux survivants de l’épouvantable naufrage du Téméraire.

– Je le veux bien, monsieur ; moi, je bois à la mémoire de ceux qui sont morts.

Ces paroles étaient un reproche indirect, innocemment mais vertement adressé au frère du marquis. Léon pâlit légèrement et se mordit les lèvres.

La bouteille était vide.

Le baron appela le garçon.

– Combien la bouteille ?

– Trois francs.

– En voilà cinq, le reste est pour vous.

Il tira deux louis de sa poche et les mit dans la main du matelot.

Celui-ci ne voulait pas accepter.

– Si, prenez, prenez ; c’est pour boire, en compagnie de votre ami Baudry et de vos autres camarades, à la mémoire de ceux qui ne sont plus.

Il remercia le vieux marin, lui souhaita bonne chance et ils se séparèrent.

Léon rentra à l’hôtel, se fit servir dans sa chambre un excellent déjeuner et mangea avec un appétit superbe. Quand il eut pris son café et bu, à petit coups, un petit verre de vieux cognac, il alluma un cigare blond de la Havane et s’étendit sur le canapé afin de digérer tranquillement dans un doux farniente.

Mais le corps au repos donnait une activité plus grande à la pensée. Celle-ci n’était pas oisive ; elle se livrait à un travail laborieux dans un cerveau en ébullition.

Couché sur le dos, les yeux au plafond, que léchait la fumée du cigare, montant en spirales bleuâtres, Léon examinait ce qu’il y avait de bon et d’imparfait dans la trame de ses précédentes combinaisons.

– Maintenant, se disait-il, je n’ai plus un seul doute, mais la certitude la plus entière, la plus complète : mon frère est mort, bien mort. Allons, j’ai bien fait de venir au Havre. Je sais ce que je voulais savoir. Rien à redouter, plus de craintes chimériques, je puis agir. Des gens s’étonneront, sans doute. Mais à ceux qui seront assez hardis pour me questionner, je saurai quoi répondre. J’avais un frère, le marquis de Chamarande ; mon frère est mort après avoir fait fortune en Malaisie ; j’hérite de lui, rien de plus naturel. D’ailleurs, n’ai-je pas sa procuration, ses pouvoirs ? En admettant qu’on veuille me chicaner sur la prise de possession immédiate de la fortune de mon frère, j’en suis de droit l’administrateur pendant cinq ans, d’abord. Mais, bast, nul ne se permettra de regarder de trop près dans mes affaires. Je serai riche : avec de l’or on bouche les oreilles de ceux qui écoutent, on ferme la bouche de ceux qui parlent, on met un bandeau sur les yeux de ceux qui veulent voir ; avec de l’or, on rend aveugle la justice elle-même. Aujourd’hui avec de l’or, beaucoup d’or, on est un dieu… Il n’y a que l’or, l’or est tout ; il est le conquérant, le grand dominateur du monde !

Ainsi raisonnait le baron de Simaise.

Dans tout cela, cependant, il existait un point noir, à peine visible, d’abord, mais qui s’agrandissait peu à peu. En face de son audacieux et criminel projet, Léon voyait se dresser un obstacle, un seul, mais sérieux, la marquise.

Dans son aveugle confiance, le marquis avait livré sa fortune à son frère ; le baron tenait les millions entre ses mains ; oui, mais la marquise était là avec ses droits, prête à les faire valoir. La déposséder ! Était-ce possible ? Cette interrogation tombait comme une douche d’eau glacée sur le crâne brûlant du baron et calmait pour un instant son effervescence, ses ardeurs.

Il pouvait laisser à Lucy la moitié de la fortune du marquis ; sa part, à lui, serait encore fort belle. Plus d’une fois déjà cette pensée lui était venue ; mais il l’avait repoussée avec une sorte de fureur. Il en était arrivé à ce point de ne pouvoir admettre le partage ; il voulait tout. Il s’était habitué à manier les millions et cela l’avait grisé comme un vin capiteux.

Il en voulait à son frère de l’avoir mis dans un pareil embarras. Qu’avait-il besoin de se marier, d’épouser cette Anglaise, qui, dans deux mois, allait mettre un enfant au monde ? Un enfant ! Un autre héritier, le vrai, celui-là ! Nouvel embarras ! Décidément, plus Léon songeait à tout cela, plus il trouvait sa situation difficile. Ses idées s’embrouillaient, le fil de ses machinations lui échappait, et toutes ses savantes combinaisons, longuement méditées, roulaient, enchevêtrées, dans un chaos inextricable.

Oh ! cette Lucy, cette Lucy !

Et pourtant, chose étrange, il n’éprouvait aucune haine pour sa belle-sœur ; il sentait, au contraire, qu’il s’était glissé dans son cœur, peu à peu, une sorte d’affection pour la jeune femme. Et maintenant, en pensant à elle, il voyait son image gracieuse lui apparaître au milieu d’un nuage de fumée, son suave et doux visage éclairé par un rayon de soleil, qui lui mettait sur le front comme une lumineuse auréole.

Était-ce un rêve ? Oui, sans doute, ou une hallucination. Lucy était devant lui ; elle le regardait, ses grands beaux yeux caressants, plein de langueur, et lui souriait tristement. Il voyait remuer ses lèvres, et il lui semblait entendre le timbre mélodieux de sa voix fraîche et suave et doucement vibrante comme le son d’une lyre aérienne.

Il avait fermé les yeux.

Soudain, il sursauta, comme sortant brusquement d’un lourd sommeil, jeta son cigare, qui s’était éteint entre ses doigts, et bondit sur ses jambes. Sa figure s’était largement épanouie et ses yeux rayonnaient.

Une idée venait de jaillir de son cerveau.

Cette idée faisait disparaître l’obstacle dressé devant lui, tranchait d’un seul coup toutes les difficultés. Comment ne lui était-elle pas venue déjà ? Il s’en étonnait, naïvement, ne comprenant pas que, si audacieuses que fussent ses pensées, elles avaient été maintenues jusqu’alors par le respect que lui inspirait et lui imposait la femme de son frère.

Enfin, il avait trouvé, il était hors d’embarras, la marquise ne le gênait plus.

Il n’avait plus rien à faire au Havre. Il partit le soir, arriva à Paris un peu avant minuit et alla coucher chez lui, ne voulant pas faire la nuit le trajet de Paris à Port-Marly.

D’ailleurs, avant de se présenter devant sa belle-sœur, il avait besoin de réfléchir encore, afin de bien arrêter ce qu’il devait lui dire. C’est une dernière scène de haute comédie qu’il allait jouer ; de son habileté, de son adresse dépendait le succès ; il fallait qu’il fût éloquent, persuasif.

Le lendemain, dans la matinée, il alla voir son agent de change et lui donna quelques ordres. Il déjeuna au café Anglais. À midi un quart, après avoir acheté les journaux du matin, il prit une voiture de remise, et, à deux heures, il arrivait à Port-Marly.

En entendant le bruit d’une voiture, la marquise s’était levée et approchée de la fenêtre. Elle vit le baron mettre pied à terre et entrer par la porte de service. Elle remarqua qu’il n’avait point la mine affligée d’un homme qui apporte une mauvaise nouvelle. Elle poussa un soupir de soulagement en levant ses yeux vers le ciel. Elle se sentait moins oppressée ; son cœur se dilatait. Mais elle n’osait pas encore trop espérer.

Elle resta debout, l’oreille tendue, attendant. Son cœur battait violemment, elle était haletante.

Des pas légers retentirent dans l’antichambre.

– Mon Dieu… mon Dieu !… murmura-t-elle.

Dans son impatience elle ouvrit la porte du boudoir.

C’était sa femme de chambre.

– Monsieur le baron vient d’arriver, dit la domestique.

– Je le sais, je l’ai vu entrer. Pourquoi n’est-il pas venu immédiatement ?

– Je ne sais pas. Il m’a donné l’ordre de prévenir madame.

– Où est-il ?

– Dans sa chambre ?

– C’est bien, je l’attends !

La femme de chambre se retira.

M. le baron avait cru devoir changer de vêtement. Il avait aussi pris le temps de jeter un coup d’œil sur les rayons du fameux meuble de Boule. Vingt minutes s’étaient écoulées lorsqu’il parut. La marquise était toujours debout, immobile comme une statue.

Léon entra dans le boudoir, la tête baissée, les yeux mornes, la mine brisé, anéanti, son visage reflétant une douleur profonde. Quel changement ! Mais Lucy ne se souvenait déjà plus de la remarque qu’elle avait faite un instant auparavant. Elle comprit qu’elle devait renoncer à tout espoir.

Son pâle visage prit subitement une teinte terreuse et la lumière de son regard s’éteignit ; elle appuya fiévreusement ses deux mains sur son cœur, poussa un cri rauque et chancela.

Le baron n’eut que le temps de se précipiter. Il reçut la malheureuse dans ses bras et la porta jusque sur l’ottomane. La marquise n’avait pas perdu connaissance. C’était un coup terrible qu’elle venait de recevoir ; mais, en même temps que son cœur avait cessé de battre, elle avait senti tressaillir l’enfant qu’elle portait dans son sein, et la mère s’était aussitôt raidie contre la faiblesse de l’épouse. Des sanglots noués dans sa gorge s’échappèrent, sa poitrine se souleva avec violence ; maintenant elle respirait. Elle aurait voulu pleurer, elle ne pouvait pas. Ses yeux, brûlants comme du feu, restaient secs, comme si elle n’eût plus eu de larmes.

À genoux devant elle, Léon tenait ses mains glacées et les couvrait de baisers. Il pleurait, lui ; il le fallait ; c’était dans son rôle.

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