Lucy, très pâle, était assise sur son ottomane, dans son attitude habituelle, languissante, immobile, les mains jointes sur ses genoux, le regard fixe, égaré dans le noir, la pensée envolée, errante.
Au bruit que fit la porte en s’ouvrant, elle tressaillit comme arrachée à un rêve, et, lentement, se retourna.
– Bonjour, ma sœur, dit le baron de sa voix mielleuse.
Elle répondit par un léger mouvement de tête. Puis ses yeux, qu’une lueur subite éclaira, se fixèrent anxieusement interrogateurs, sur ceux de son beau-frère.
Le baron secoua tristement la tête.
Lucy laissa échapper une plainte sourde.
– Toujours pas de nouvelles ! dit Léon.
– Rien, rien, toujours rien ! gémit la jeune femme.
Et son visage, peut-être encore plus beau avec sa pâleur, prit une expression de douleur intraduisible.
– Ma sœur, reprit le baron, cherchant à paraître très attristé, je n’ose plus essayer de vous rassurer, après vous avoir dit tant de fois : « Il ne lui est rien arrivé, prenez patience, attendons… » Hélas ! les jours se succèdent et rien. À mon tour, je ne peux plus rester calme, des pensées tristes m’assiègent, et, en dépit de mes efforts pour la repousser, l’inquiétude commence à pénétrer en moi.
Lucy fit entendre une nouvelle plainte.
– Pourtant, ma sœur, croyez-le, je ne cesse pas d’espérer.
– Je n’espère plus, moi ! murmura la pauvre désolée.
– Ah ! je vous en prie, répliqua vivement Léon, espérez encore ; jusqu’à la dernière minute nous devons conserver l’espoir : dans notre cruelle attente, l’espoir est notre unique refuge :
Lucy secoua la tête avec découragement. Il y eut un assez long silence.
– Ma sœur, reprit le baron, je viens prendre congé de vous ; je vais m’absenter pour trois ou quatre jours.
Le regard de la jeune femme redevint interrogateur.
– Chaque jour, vous le savez, continua le baron, je me rends à Paris, comptant toujours apprendre quelque chose ; mais c’est en vain que je passe mon temps dans les bureaux des compagnies d’assurances maritimes, en vain que je lis tous les journaux de la première à la dernière ligne ; je reviens ici le soir sans être mieux instruit que le matin, et chaque jour de plus en plus perplexe. Les journaux ne me renseignent point. Les gens que j’interroge restent muets ; ou ils ne savent rien, ou ils ne veulent rien me dire.
» Eh bien, ma sœur, malgré ce qu’il m’en coûte de m’éloigner de vous, j’ai pris la résolution de me rendre au Havre ; là, sûrement, je saurai quelque chose. Le Téméraire, sur lequel s’est embarqué mon frère, est un navire marchand, qui appartient à un armateur du Havre. Or, j’ai pensé que le meilleur et le plus sûr moyen d’être vite renseigné était de m’adresser directement à l’armateur propriétaire du Téméraire. J’aurais pu lui écrire, car je sais qu’il se nomme Desprez, mais je préfère me rendre au Havre et le voir moi-même. Nul mieux que lui ne peut me renseigner, car il sait, certainement, où se trouve en ce moment son navire et pour quelle cause il n’est pas encore rentré dans le port du Havre. Approuvez-vous mon idée d’aller au Havre, ma sœur ?
La jeune femme se dressa sur ses jambes, une lueur dans le regard.
– Oui, oui, répondit-elle avec une certaine force dans la voix, allez au Havre, mon frère, et sachez la vérité ! Ah ! depuis quinze jours je ne vis plus, je me sens mourir ! Chaque heure qui s’écoule me paraît longue comme un siècle ! Je veux savoir, je veux savoir… Allez, allez, mon frère, courez au Havre et revenez vite. Quelle qu’elle soit, bonne ou mauvaise, apportez-moi la nouvelle… Si je dois encore espérer, je rouvrirai mon cœur à l’espérance, en remerciant le ciel !… Si tout est fini pour moi, si je ne dois plus revoir mon Paul bien-aimé, ne me le cachez point, non, ne me le cachez point. Le coup sera terrible, foudroyant, il me tuera… Qu’importe ! n’en ayez ni effroi, ni chagrin, mon frère… La mort me sera douce. La mort est le repos pour toujours. S’il n’existe plus, lui, mon Paul, il faut bien que je meure pour que mon âme puisse aller retrouver la sienne.
Déjà épuisée par l’effort qu’elle avait fait pour parler, Lucy retomba lourdement sur l’ottomane.
– Courage, ma sœur, courage ! s’écria le baron, je vous apporterai une bonne nouvelle.
Elle tourna vers lui ses yeux alanguis et ébaucha un pâle sourire.
– Ma sœur, reprit le fourbe, vous croyez à ma sincère affection, n’est-ce pas ?
– Oui.
– À mon dévouement ?
– Oui.
– Ayez donc confiance en moi ; à mon retour vous saurez la vérité, quelle qu’elle soit. Si la mort nous a pris, à vous votre mari, à moi mon frère, nous le pleurerons ensemble… Mais non, mais non, le marquis de Chamarande n’est pas mort, espérez encore ; il y a en moi quelque chose qui me dit que je reviendrai avec une nouvelle rassurante, que je vous annoncerai la prochaine arrivée de mon frère.
Les yeux de la jeune femme reprirent un peu de l’éclat qu’ils avaient perdu.
– Vous ne serez absent que quatre jours ? dit-elle.
– Oui, quatre jours au plus, je vous le promets.
– Eh bien, pour échapper à mes douloureuses pensées, pendant quatre jours je veux espérer encore. Vous voyez, mon frère, combien est grande ma confiance en vous, ajouta-t-elle en tendant à Léon sa petite main blanche.
Le baron prit la main et la porta à ses lèvres, en s’inclinant.
– Vous partez aujourd’hui ? demanda Lucy.
– Dans une heure. Je vous dis à revoir.
– À bientôt, mon frère !
– À bientôt !
– N’oubliez pas, là-bas, que Lucy attend votre retour avec impatience, afin de savoir si elle doit vivre ou mourir.
– Je ne perdrai pas une minute.
La jeune femme fit de la main et de la tête un signe d’adieu.
Le baron sortit du boudoir.
Il donna l’ordre au cocher d’atteler immédiatement un cheval au coupé afin de le conduire à Paris. Ensuite il se fit servir à déjeuner. Il mangea rapidement, en homme très pressé, puis il passa dans sa chambre pour se vêtir à la hâte d’un costume de voyage. Il mit du linge dans une valise de cuir de Russie, facile à porter à la main. Cela fait, il s’assura que sa porte était bien fermée, que nul ne pouvait le voir, ni l’entendre, et il ouvrit un vieux meuble de Boule, en faisant jouer des ressorts secrets, invisibles. Ses yeux étincelèrent et son front s’irradia.
Sur une des tablettes du meuble, des liasses de billets de banque étaient entassées, billets de mille francs, de cinq cents, de deux cents, de cent francs. Le deuxième rayon ployait sous un amoncellement de rouleaux d’or. Sur les autres étaient placés, empilés, serrés, mais en ordre parfait, de nombreux titres de rente sur l’État, des actions de la Banque de France, de la compagnie du Gaz, toutes sortes d’autres valeurs mobilières de premier ordre. Tous ces titres divers étaient au porteur et représentaient plus de deux millions. L’or et les billets de banque, formant ensemble une somme d’au moins un million, il y avait là, dans ce meuble, plus de trois millions.
L’autre partie de la fortune du marquis de Chamarande, près de trois millions encore en excellentes valeurs au porteur, était toujours en dépôt à la banque de France.
C’est cette fortune merveilleuse du marquis de Chamarande que convoitait le baron de Simaise ; c’est de ce trésor confié à sa loyauté, à son honneur, qui, son frère mort, appartenait à la marquise, c’est de cette richesse qu’il songeait maintenant à devenir le possesseur, le maître absolu.
Il méditait froidement l’acte de spoliation, cherchant dans sa tête ouverte à toutes les pensées mauvaises, le moyen d’accomplir le crime. Dénué de sens moral, le misérable avait su si bien assouplir sa conscience, qu’aucune voix intérieure ne lui criait : voleur !
Six millions ! six millions ! Avec une pareille fortune, ce n’était pas seulement Paris, c’est le monde entier qui serait à lui ! On comprend qu’il avait hâte de s’assurer, d’être convaincu que son frère avait trouvé la mort au milieu des vagues furieuses de l’Océan.
Il restait debout devant le meuble, immobile, frémissant, ne se lassant point de contempler les rouleaux d’or, les billets de banque, les valeurs, les caressant d’un regard où éclatait la tendresse folle d’un avare.
– Heureusement, pensait-il, nul ne sait que j’ai ici cette fortune ; je n’ai pas à redouter les voleurs ; d’ailleurs la propriété est bien gardée. Quant aux domestiques, bien que je ne sois sûr d’aucun d’eux, en supposant qu’ils soupçonnent ce que contient ce meuble, il leur serait impossible de l’ouvrir. Le bois est muet ; ce n’est pas lui qui dira comment il faut appuyer là, des cinq doigts de la main, pour mettre en mouvement le mécanisme qui ouvre cette porte bardée de fer. Non, je n’ai rien, absolument rien à craindre ; je peux partir tranquille. Il n’y a que le feu…
Il ne put s’empêcher de frissonner.
– Ah ! oui, grommela-t-il avec un rictus grimaçant, ce serait une belle proie pour un incendie. Des flammes jaunes, rouges, bleues, de toutes les couleurs, un magnifique feu de bengale… Des millions en l’air, en cendres, en fumée !
» Ah ! ça, voyons, est-ce que je suis fou pour avoir une idée pareille ? Suis-je bête ! Le feu ! pourquoi prendrait-il ici ? C’est ridicule, c’est insensé. Je vois constamment des dangers où il n’en existe aucun.
Et il se remit à rire comme pour se moquer de lui-même.
Depuis un instant on entendait le cheval piaffer au bas du perron de la maison.
– Le cheval s’impatiente, se dit-il. Allons, dépêchons-nous et ne perdons pas de temps, car je ne veux pas, à Paris, manquer l’heure du départ.
Il glissa un rouleau d’or dans sa poche, mit une liasse de billets de banque dans son portefeuille, jeta un dernier et long regard sur les rayons du meuble de sûreté transformé en contrefort et poussa la porte, qui tourna sans bruit sur ses pivots d’acier poli et s’enfonça elle-même dans son encadrement.
Aussitôt une sorte de craquement se fit entendre.
– Fermée ! murmura le baron.
Il mit son chapeau sur sa tête, son pardessus sur son bras et prit sa canne de gandin. Il n’oublia pas, en sortant, de fermer la porte de sa chambre à double tour et de mettre la clef dans sa poche.
M. le baron de Simaise ne croyait à l’honnêteté de personne et il savait que les domestiques sont généralement curieux et indiscrets. Et puis il était de ceux qui pensent qu’on ne prend jamais trop de précautions.
Le cocher, ayant peine à tenir en place le pur sang anglais, attendait son maître, installé sur son siège. Le valet de pied se tenait debout, immobile, comme en faction, à côté de la grille ouverte, prêt à la refermer.
– Me voici, partons, dit le baron, paraissant sur le perron, suivi du valet de chambre portant sa valise.
Le cheval, fatigué par le mors, manifesta sa joie par un petit hennissement.
Le baron se jeta dans le coupé et un instant après l’attelage disparaissait sur la route dans un nuage de poussière.
Le baron ne s’arrêta à Paris que le temps nécessaire pour faire une visite à un de ses amis, le marquis de Presle, nouvellement marié. Léon avait résolu, voulant faire peau neuve, de ne plus fréquenter, ni même revoir aucun de ses anciens amis ; mais il faisait exception pour le marquis de Presle ; il tenait, au contraire, à entretenir avec lui des relations d’amitié plus intimes encore.
C’était un autre calcul, car chez le baron de Simaise tout était calcul. Le marquis avait une grande fortune, qui venait d’être triplée par la magnifique dot de sa femme. Homme du monde, spirituel, distingue, très répandu, très recherché, toutes les maisons, tous les salons lui étaient ouverts. Or, le baron comptait, le moment venu, sur l’amitié du marquis pour lui ouvrir les portes des salons à la mode, l’introduire dans le grand monde, où il était inconnu et qui devait être – il l’avait décidé – le théâtre de ses exploits.
Il arriva au Havre à une heure avancée de la nuit. Au lieu de se rendre à l’hôtel Frascati où il était connu, il préféra aller se loger à l’hôtel des Voyageurs, se disant le fils d’un négociant de Paris, venant au Havre pour traiter d’importants achats de produits des deux Amériques.
Bien qu’il fût très agité, il dormit jusqu’à huit heures du matin. Ce fut le bruit des lourds camions chargés, passant dans la rue et faisant résonner les vitres, qui le réveilla. Il y avait du soleil plein la chambre.
– Diable, diable, se dit-il en regardant sa montre et en constatant qu’il était huit heures et quelques minutes, j’ai dormi longtemps ; il est vrai que je suis arrivé ici harassé.
Il se tourna, se retourna sur les matelas un peu durs, peu épais, s’étira les bras, bâilla, se frotta les yeux et, finalement, sauta à bas du lit.
Il s’habilla, sonna le garçon, se fit apporter un bol de café au lait, déjeuna debout devant la Croisée, regardant dans la rue, puis il prit sa canne et sortit.
Il se rendit aussitôt sur le quai du port où tout était en mouvement, de même que sur les navires alignés les uns contre les autres.
On déchargeait des caisses énormes, de nombreuses balles de coton, de la canne à sucre, des bois des îles, de l’étain et du cuivre en lingots, etc., etc… Les voitures emportant tout cela roulaient sur le pavé sec, faisant grand bruit.
Au milieu de cette animation, de cette foule d’hommes à l’ouvrage, de ce brouhaha, de ce va-et-vient continuel, qui montraient l’activité et révélaient la richesse et la vie puissante de la ville maritime, le baron cherchait un homme, de préférence un marin, avec lequel il pût entamer une conversation.
Au bout d’un instant il avisa un vieux matelot, qui mâchait mélancoliquement sa chique, assis sur des câbles enroulés, tout en ayant l’air de surveiller le travail de nettoyage à grande eau, qui se faisait à bord d’un trois-mâts.
– Joli, élégant, très coquet ce navire, n’est-ce pas, monsieur ? dit le baron, interpellant le matelot.
Celui-ci regarda l’inconnu qui lui adressait la parole et sourit.
– Oui, pas mal, répondit-il en faisant rouler sa chique de gauche à droite ; c’est léger, ça file bien par bon vent ; mais que vienne une bourrasque, va-t’en voir : ça saute, ça danse, ça tourne, ça ne tient plus. Cabotage oui, long cours non.
– À qui appartient-il, ce navire ?
– À monsieur Desprez.
– Ah ! monsieur Desprez, l’armateur du Téméraire ?
– Oui, le Téméraire était a lui. Vous êtes du Havre, monsieur ?
– Non, je suis de Paris.
– On parle donc à Paris du Téméraire !
– Dans toute la France, mon brave, dans le monde entier.
– Ah !
– Le récit du naufrage du Téméraire, tel qu’il a été fait par les deux braves marins de l’équipage, qui ont échappé à la mort, a été lu déjà dans tous les journaux.
– Vraiment ? fit le marin dont les yeux parurent s’enflammer. Alors c’est en lisant les gazettes que vous avez appris la perte du pauvre Téméraire ?
– Oui.
– Moi, monsieur, je ne sais pas lire, reprit le matelot en hochant la tête ; malgré cela, je sais mieux que personne ce qui s’est passé à bord du Téméraire avant la catastrophe finale.
– Je comprends, on vous a raconté les péripéties du naufrage.
– On ne m’a rien raconté, répliqua le marin en secouant tristement la tête, j’ai vu, j’étais là.
– Quoi ! s’écria le baron en tressaillant, vous seriez…
– Je suis Gendron, l’un des deux marins recueillis en mer par les Anglais.
– Ah ! mon brave, que je vous serre la main !
– Vous me faites trop d’honneur, monsieur.
– L’honneur ! mais c’est moi, mon brave, c’est moi qui suis honoré de serrer votre main dans la mienne.
Le matelot se leva.
– Vous voyez tous ces bâtiments, dit-il, eh bien ! il n’y en a pas un seul parmi eux qui aurait pu rivaliser avec le Téméraire. C’était le meilleur, le plus fin voilier du port du Havre. Quand nous revenions après des mois d’absence, et que nous entrions dans le port avec nos mâts pavoisés comme aux jours de grandes fêtes, la ville entière accourait pour nous saluer et nous souhaiter la bienvenue. On criait : « C’est le Téméraire ! » Les mouchoirs s’agitaient en l’air, on battait des mains. « Bravo ! bravo ! Vive le Téméraire ! vive l’équipage ! » Ah ! on l’aimait le Téméraire ! C’est que, voyez-vous, c’était un fier navire ! Aujourd’hui, il n’existe plus ; éventré, ouvert, broyé, brisé, il est en train de pourrir au fond de l’Océan. Là, où naguère encore les joyeux matelots chantaient, les crabes noirs se promènent comme chez eux ; là, les troupes de harengs se réfugient pour échapper aux dents des requins voraces. Pauvre Téméraire ! Le capitaine, son second, le comptable, morts ! Et les camarades, morts aussi tous, tous ! Nous étions trente hommes d’équipage, nous sommes revenus deux, rien que deux, mon camarade Baudry et moi, Prosper Gendron. Voilà ce qui reste du Téméraire et de son équipage. Un souvenir, puis rien, rien !
Le brave homme était vivement ému. Il essuya deux grosses larmes avec la manche de sa vareuse.
– C’est triste, bien triste ! murmura le baron.
– Oh ! oui, allez, monsieur, c’est triste, épouvantable ! Mais ce n’est rien de dire, il faut avoir passé par là.
– Je suis heureux de vous avoir rencontré ; en cela le hasard m’a servi à souhait. Je suis venu au Havre pour affaires, mais je ne serais point parti sans vous avoir vu, vous ou votre camarade Baudry.
– Ah ! Et pourquoi ?
– Un renseignement à vous demander et que peut-être vous pourrez me donner.
– Ça ne se refuse jamais, un renseignement, je suis à vos ordres.
– Est-ce que vous êtes forcé de rester ici ?
– Nullement. Bien que je sois toujours au service de M. Desprez, je suis libre de mon temps jusqu’à nouvel ordre, c’est-à-dire jusqu’à la formation de l’équipage de la Vaillante, une goélette qui est encore sur les chantiers de construction. Baudry et moi nous en avons vu de dures, et je ne suis pas encore bien solide sur mes jambes. À la maison je m’ennuie, voyez-vous ; je viens ici pour passer le temps, voir les camarades qui s’en vont et ceux qui reviennent ; je cause avec l’un, avec l’autre, cela me distrait. Nous autres, monsieur, il faut toujours que nous sentions l’eau de la mer et l’odeur du goudron.
– Du moment que rien ne vous retient à cette place, nous entrerons, si vous le voulez, dans ce restaurant, et nous viderons ensemble, en trinquant à votre santé et à celle de votre camarade Baudry, une bouteille de vieux bordeaux.
– Comme il vous plaira, monsieur.
Le marin cracha sa chique et suivit le baron dans une salle du restaurant où ils s’assirent à une table de marbre en face l’un de l’autre.
Le garçon apporta la bouteille.
– C’est du vieux et du bon, fit le matelot en faisant claquer sa langue.
– Buvons-le, répondit le baron en riant.