XXXI CHEZ BLAIREAU

Enveloppé dans sa longue robe de chambre crasseuse, déteinte, couverte de taches d’encre, usée, rapiécée, montrant toujours des trous et des déchirures, Blaireau était seul dans son cabinet, assis devant son bureau chargé de paperasses. Il tenait ses jambes courtes allongées devant un feu vif, clair, flambant, et parcourait des yeux, rapidement, de nombreuses lettres éparpillées devant lui, et portant des dates déjà anciennes.

Quand il eut fini, ses épais sourcils se hérissèrent et il ne put réprimer un mouvement de dépit, presque de colère. Évidemment il n’avait point trouvé ce qu’il cherchait dans sa volumineuse correspondance.

– Rien, rien, grommela-t-il entre ses dents. Ah ! ça, est-ce que le monde est changé ? Toutes les passions humaines seraient-elles endormies ? N’y a-t-il plus sur la terre d’êtres corrompus ? Allons-nous voir arriver le règne de la sagesse universelle ? Si le génie du bien triomphe, le diable n’a plus qu’à se faire ermite.

Un petit rire sec, aigu, éclata entre ses lèvres lippues.

– Non, non, reprit-il, cela ne peut pas marcher ainsi : calme plat, les affaires ne vont plus… Et j’ai autour de moi des gaillards qu’on ne paie pas en monnaie de singe, chiens hurlants toujours prêts à devenir enragés, s’ils n’ont pas un os à ronger. Ils sont bien muselés, c’est vrai ! mais quelle exigence ! Il faut les gaver… Cela coûte. Et rien, rien à faire ! Il faudra changer de métier, trouver le moyen de faire autre chose. En attendant, c’est leur pâtée qu’il faut à mes loups. Quelques billets de mille vont encore y passer. Tonnerre ! ça ne peut pas aller comme cela… Dans trois mois je serais à sec, ruiné !… Où sont-ils les millions que j’ai rêvés ? Et pourtant, ajouta-t-il en se frappant le front, j’ai quelque chose là !

Il prit les lettres à pleines mains, les froissa avec une sorte de rage et les jeta sur les tisons.

– Voilà ce que ça vaut, grogna-t-il : une flamme, un peu de fumée, des cendres !

Et il asséna sur le bureau un formidable coup de poing.

Blaireau était furieux. Il en voulait aux hommes, qui ne lui donnaient rien à faire, il en voulait à l’humanité entière. Mais qu’il fût calme ou colère, qu’il eût le sourire sur les lèvres ou l’éclair fauve dans le regard, Blaireau était toujours, un homme terrible.

On frappa d’une certaine façon à la porte du cabinet.

Blaireau se redressa.

– Entrez, cria-t-il.

La porte s’ouvrit, livrant passage à une vieille femme vêtue comme une pauvresse. C’était la gouvernante de l’homme d’affaires. Elle tenait une lettre à la main.

– Encore un qui hurle, je parie, pensa Blaireau.

Il arracha la lettre des mains de la vieille qui se retira en murmurant :

– Ça va mal, c’est toujours de pire en pire.

– Tiens, tiens, fit Blaireau, reconnaissant l’écriture sur l’enveloppe, c’est du marquis de Presle ; est-ce qu’il aurait besoin de mes services ? C’est peu probable, car il est, paraît-il, très amoureux de sa jeune femme. Voyons ce qu’il me veut.

Il déchira l’enveloppe, ouvrit la lettre et lut.

L’expression de sa physionomie changea comme par enchantement. Son front se dérida, ses petits yeux félins étincelèrent et un joyeux sourire s’épanouit sur ses lèvres pendant que ses narines, largement ouvertes, frémissaient comme le mufle d’un carnassier à l’odeur du sang.

Le marquis le prévenait que le jour même, entre dix et onze heures, un de ses amis, le baron de Simaise, lui ferait une visite, ayant à réclamer ses bons offices au sujet d’une affaire qui devait être d’une certaine importance.

Blaireau regarda l’heure à sa montre. Il était neuf heures et demie.

– Dans une heure je saurai de quoi il s’agit, se dit-il ; attendons ce nouveau client.

Il glissa la lettre du marquis dans un tiroir et s’occupa, pour tuer le temps, à ranger, à mettre en ordre les dossiers et autres paperasses jetés pêle-mêle sur le bureau.

À dix heures un quart la vieille domestique annonça M. le baron de Simaise.

– Bien, fit Blaireau, grave comme un véritable homme d’affaires ; faites entrer M. le baron et qu’on ne nous dérange pas.

– S’il vient quelqu’un ?

– Je n’y suis pour personne.

– Monsieur le baron peut entrer, cria la vieille d’une voix grêle, sur le seuil de la porte.

La tête enfoncée dans les épaules, Blaireau s’était incliné sur un dossier ouvert devant lui, en se donnant l’air d’un homme absorbé, écrasé de travail.

Le baron entré, la vieille avait refermé la porte.

Blaireau attendit que le jeune homme fût arrivé près de lui pour lever la tête. Les regards se croisèrent. Déjà Blaireau avait jugé son homme. Léon sentait comme un frisson courir dans ses membres. Quelque chose lui disait qu’il se trouvait en présence d’un dominateur.

– Voilà un fauteuil, monsieur, asseyez-vous, dit Blaireau. Vous êtes monsieur le baron de… de… pardon, on vient de vous annoncer, mais votre nom m’échappe ; le travail m’absorbe tellement…

– Je suis le baron de Simaise.

– De Simaise… votre nom ne m’est pas inconnu, monsieur le baron. À quoi dois-je l’honneur de votre visite ? Est-ce un château que vous désirez acheter ou une propriété que vous voulez vendre ? Peut-être avez-vous besoin d’un régisseur pour l’administration de vos domaines ? justement, j’ai en ce moment, sous la main, un homme sûr.

Le baron secoua la tête.

– C’est pour une affaire toute différente que je viens vous trouver, monsieur Blaireau, répondit-il d’une voix mal assurée ; la chose est d’une nature délicate, exceptionnelle. Enfin, j’ai besoin de vos conseils, de votre intervention, de votre aide.

– Je ne refuse jamais mes conseils, répliqua Blaireau en souriant ; quant à mon intervention, c’est-à-dire mon concours, c’est différent ; nous verrons.

– N’avez-vous pas reçu une lettre du marquis de Presle vous annonçant ma visite ?

– Mais oui, j’ai reçu un billet de M. de Presle ; quand donc ? hier soir ou ce matin. Je l’ai lu avec distraction, je suis tellement occupé… Je me souviens, M. de Presle m’annonce, en effet, votre visite. Ainsi, vous connaissez le marquis de Presle ?

– Je suis un de ses amis ; c’est lui qui m’a parlé de vous.

– J’ai pu rendre quelques services au marquis ; il ne vous a pas dit de mal de moi, hein ?

– Au contraire, monsieur Blaireau ; j’ai su par lui que vous êtes un homme en qui on peut avoir une entière confiance.

– C’est vrai.

– Vous l’avez tiré, m’a-t-il dit, d’un sérieux embarras.

– Hé, hé, tirer les autres d’embarras, c’est un peu ma spécialité.

– Sans doute, puisque vous vous occupez d’affaires.

– C’est mon métier.

– De… toutes sortes d’affaires.

– Oui, monsieur le baron, de toutes sortes d’affaires ; seulement, je ne les prends pas toutes ; je choisis dans le nombre celles qui me conviennent. Maintenant, si vous le voulez bien, nous allons parler de la vôtre.

– Il est bien entendu, monsieur Blaireau, que si, pour une cause ou pour une autre, vous ne m’accordiez pas votre concours, ce que je vais vous dire ne sera jamais répété.

– Ne savez-vous pas qu’on peut avoir en moi une entière confiance ? Vous êtes ici comme dans un confessionnal, monsieur.

– Oh ! ne trouvez pas mauvais…

– Que vous preniez certaines précautions ? Nullement. Prudence est mère de sûreté. Mais vous pouvez parler sans crainte, nous sommes seuls et nul autre que moi ne peut vous entendre.

– En vérité, balbutia Léon, je ne sais comment vous dire…

– Oh ! oh ! pensa Blaireau, la chose est grave, donc l’affaire est bonne.

Et regardant fixement le baron, les yeux dans les yeux :

– Moi, dit-il, je suis rond en affaires, tout d’une pièce, et j’aime la franchise chez les autres. Vous voilà prévenu. Pourquoi êtes-vous ici ? Parce que vous avez besoin de moi. Pourtant, si vous craignez quelque chose, si vous manquez de confiance, vous ne m’avez rien dit encore, vous pouvez vous retirer.

– Mais je ne crains rien et j’ai pleine confiance ! s’écria le baron, dont le regard s’éclaira d’une lueur fauve.

– Parlez donc, alors. Mais pas de demi-tour à droite ni à gauche, pas de faux-fuyants, pas de réticences ; au fait, brutalement. Maintenant, monsieur le baron, allez, je vous écoute.

– Il faut que vous sachiez d’abord que ma mère, mariée en secondes noces au baron de Simaise, mon père, avait un fils de son premier mari. Ce fils, mon frère, fut emmené, jeune encore, en Malaisie, à Batavia, où il fit fortune. Il est revenu en France cette année, au mois de juin, pour s’y fixer. Un événement imprévu, la mort d’un parent avec lequel il s’était associé, l’obligea à retourner en Malaisie. Ayant terminé ses affaires, il prit passage à bord d’un navire marchand du Havre pour revenir en France. Ce bâtiment fit naufrage et mon frère a péri.

– Ah ! fit Blaireau.

– Avant de partir, il m’a laissé ses pleins pouvoirs pour gérer sa fortune, qui est tout entière en argent et en valeurs mobilières au porteur, achetées par moi.

– Quel est le chiffre de cette fortune ?

– Un peu plus de deux millions, répondit Léon, se gardant bien de dire la vérité.

– C’est assez joli, monsieur le baron ; ces deux millions, ajoutés à votre fortune personnelle, vous font une situation superbe.

– Je n’ai pas de fortune personnelle, monsieur Blaireau. Mon père, avant de mourir, était à peu près ruiné ; le reste de sa fortune, je l’ai dissipé ; vous savez, quand on est jeune…

– On s’amuse. À Paris les femmes sont si jolies ! Ah ! elles coûtent cher, les femmes, n’est-ce pas, monsieur le baron ? Mais n’importe, vous n’êtes pas bien à plaindre. Deux millions, un peu plus même, c’est cent bonnes mille livres de rente. Avec cela, on peut tenir un rang dans le monde et mener joyeusement la vie, à grandes guides même.

– Mais cette fortune, que je tiens entre mes mains, cette fortune n’est pas à moi ! s’écria le baron.

– Hein, comment cela ? N’êtes-vous pas l’héritier de votre frère ?

– Mon frère était marié.

– Oh ! alors, je comprends. La fortune est entre vos mains, en dépôt ; vous voudriez la garder ; mais la femme de votre frère, votre belle-sœur est là, avec ses droits, contre lesquels vous ne pouvez rien.

– Eh bien, oui, vous avez deviné, répliqua le baron les yeux étincelants ; j’ai peur de la misère, entendez-vous ! Et quand je puis être riche, quand je tiens une fortune…

– Vous ne voulez pas la lâcher, c’est dit. Voyons, pourquoi, avec l’argent et les valeurs dans une valise solide, bien fermée, ne filez-vous pas en Amérique ou ailleurs ?

– Pour plusieurs raisons. D’abord…

– C’est bien, je sais : vous voulez prendre et ne pas être pris à votre tour ; et puis, en admettant qu’on ne cours pas après vous, ce serait toujours l’exil, une sorte de déportation. Enfin, véritable Parisien, vous aimez Paris, ses boulevards, ses joyeuses nuits d’amour, et le reste, tout ce qu’on ne trouve que dans une seule ville, Paris. Mais croyez-vous sérieusement, monsieur le baron, qu’il vous soit possible de dépouiller la femme de votre frère ?

– Oui, je le crois.

– Le moyen ?

– Je suis venu chez vous pour que nous le trouvions ensemble.

– Oh ! oh !

– Rien ne vous est impossible.

– Vous croyez cela ?

– Oui, et mon ami de Presle le croit aussi.

– Vous me faites, l’un et l’autre, beaucoup d’honneur.

– Monsieur Blaireau, voulez-vous m’aider ?

– Je ne dis pas non, mais je ne dis pas oui ; hé, hé, je suis comme le Normand : avant de m’engager, il faut voir. Vous prétendez que la chose est possible ; je puis, moi, penser le contraire. Comme dans tout, il y a le pour et le contre. Examinons d’abord.

– Soit, examinons.

– Vous me permettez de vous adresser quelques questions ?

– Certainement.

Blaireau appuya son coude sur la table et, son menton dans sa main :

– Quel est le nom de votre frère ? demanda-t-il, en regardant sournoisement le baron.

– Marquis de Chamarande.

– Un vieux et beau nom.

– Complètement oublié en France.

– Votre frère devait y avoir des amis, quoique s’étant expatrié fort jeune ?

– Aucun ami.

– Et vous êtes son unique parent ?

– Oui.

– Vous êtes sûr qu’il est mort en mer ?

– Absolument sûr.

– Quelle preuve en avez-vous ?

– Le témoignage de deux marins sauvés du naufrage.

– On peut, pour le moment, se contenter de cela. Où est maintenant votre belle-sœur ?

– À Port-Marly.

– Elle est Française ?

– Non, c’est une créole anglaise ; elle est née au Bengale et ne connaît pas dix mots de notre langue.

– Cela veut dire que, seule, elle serait embarrassée pour revendiquer ses droits. Mais elle a une famille ?

– Elle n’a plus aucun parent.

– Ah !… Elle est jeune ?

– Pas encore vingt ans.

– Jolie ?

– Une beauté incomparable, idéale.

– Hé, bé, fit Blaireau souriant et avec une légère pointe d’ironie, il me vient une idée : votre belle-sœur étant veuve, monsieur le baron, pourquoi ne l’épousez-vous pas ? Cela simplifierait beaucoup les choses.

– J’ai eu cette pensée.

– Ah ! vraiment, malgré la difficulté de vous procurer l’acte de décès du défunt ?

– Oui, malgré cela.

– Enfin, l’idée est bonne, puisqu’elle m’est venue, à moi aussi. Et vous y avez renoncé ?

– Oui.

– Pourquoi ?

– On n’épouse pas une folle.

– Une folle !

– Il y a trois jours, en apprenant la mort de son mari elle a subitement perdu la raison.

– Hum, hum ! fit Blaireau, dont le regard eut un peu de lumière étrange.

Mais toujours prudent, froidement réservé, ne laissant jamais rien voir de ce qu’il pensait et méditait avant d’avoir complètement sondé la pensée des autres, il reprit après un court silence :

– En ce cas, monsieur le baron, vous n’avez qu’à faire enfermer votre belle-sœur dans une maison d’aliénées.

– Non, répliqua de Simaise, il faudrait dire d’où elle vient, qui elle est.

– Forcément.

– C’est ce que je ne veux pas. Et puis on peut la guérir.

– Dame, cela arrive quelquefois. Et vous ne voulez pas cela non plus. Je comprends : folle, votre belle-sœur est moins à craindre que si elle se trouvait en pleine possession de toutes ses facultés. Un fou ne compte plus dans la société, il est mis en tutelle ; on peut encore lui reconnaître certains droits, mais on ne lui permet pas de les revendiquer. Ma foi, monsieur le baron, je ne vous vois point dans une situation trop difficile. Mandataire de votre frère, maître de sa fortune, puisqu’elle en vos mains, n’ayant pas à redouter un séquestre, vous pouvez faire largement ce qu’il vous plaira et jouir bien à votre aise des deux millions.

– Malheureusement, monsieur Blaireau, il y a autre chose.

– Quoi donc ?

– Dans deux mois, au plus tard, ma belle-sœur mettra un enfant au monde.

– Diable, diable, je ne m’attendais pas à cela ; l’affaire se complique d’une singulière façon.

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