XXXII Un homme terrible

Il y eut un assez long silence.

Toujours dans la même position, ses petits yeux vifs, clignotants, fixés sur ceux du baron, scrutant sa pensée, Blaireau avait l’air de réfléchir profondément.

– Enfin, monsieur le baron, dit-il brusquement, arrivons au fait. Votre belle-sœur vous gêne, vous voudriez vous en débarrasser, la faire disparaître n’importe comment, et c’est pour cela, n’est-ce pas, que vous êtes venu me trouver ?

– C’est pour cela, répondit de Simaise sans hésiter.

– Chose grave, monsieur le baron, chose excessivement grave ; on ne fait pas disparaître ainsi une femme, un enfant comme un glaçon qu’on fait fondre au soleil ou un fétu de paille qu’on jette au feu. Dans certains pays où il n’y a ni gendarmes, ni agents de police, ni magistrats, ni cours de justice, ce serait un jeu d’enfant, une bagatelle, mais ici, en France, ou nous avons tout cela, ce n’est pas du tout la même chose.

» L’enfant, quant à présent, n’est pas bien gênant, continua Blaireau avec son froid sourire, mais il le deviendra. Cependant, ne nous occupons que de la mère en ce moment. On la fait disparaître ; cela se peut, en agissant prudemment, en prenant certaines précautions. Mais si l’on vous la réclame, que répondrez-vous ?

– Personne ne me demandera ce qu’elle est devenue, attendu que, n’ayant été présentée nulle part, elle ne connaît personne. On ignore absolument à Paris qu’il existe une marquise de Chamarande.

– Votre ami, le marquis de Presle, ne sait donc pas ?…

– Il sait seulement que j’ai perdu mon frère.

– Ainsi vous n’avez dit à personne que le marquis votre frère, était marié ?

– À personne.

– C’est de l’adresse, cela. Hé, hé, vous êtes un malin, monsieur le baron. À Paris, vous voilà tranquille. Et à Port-Marly ?

– C’est à peu près la même chose. On a pu voir ma belle-sœur, la rencontrer se promenant à pied ou en voiture : mais on ne la connaît pas autrement ; très indifférents d’ailleurs, les gens du pays ne s’occupent guère d’elle. Ne connaissant pas la langue française, comme je vous l’ai dit, la marquise n’a pu parler à personne et a toujours vécu très isolée.

– Il y a les domestiques.

– Oui, il y a les domestiques ; mais on peut acheter leur silence.

– Mauvais moyen, monsieur le baron ; payer le silence de quelqu’un, c’est se mettre à sa discrétion et lui donner la démangeaison de parler ; si vos domestiques devenaient ainsi vos complices, vous seriez, tôt ou tard, trahi par eux. Nous trouverons autre chose. Pendant son court séjour en France, votre frère a dû voir quelques personne ?

– Non : il est constamment resté à Port-Marly. Paris était alors inhabitable, en pleine insurrection, on se battait dans les rues.

– Ce mandat, dont vous m’avez parlé, et que votre frère vous a laissé en partant, est un acte notarié ?

– Parfaitement.

– Y est-il parlé de la marquise ?

– En aucune façon.

– Bien. Que pouvez-vous avoir à redouter du côté de Batavia ?

– Mais je… je ne vois pas, balbutia le baron, c’est si loin !…

– En effet, c’est loin.

– Mon frère n’avait là qu’un seul parent et il n’existe plus. Ma belle-sœur y est aussi inconnue qu’à Paris et à Port-Marly. Cependant elle y a une amie.

– Un danger, monsieur le baron.

– Je ne crois pas.

– Qu’est-ce que c’est que cette amie ?

– Oh ! une pauvre indoue, fille d’un paria, recueillie autrefois par le père de ma belle-sœur et mariée aujourd’hui à un simple employé d’une factorerie.

– Ce ne sont pas là, en effet, des gens bien redoutables. C’est égal, monsieur le baron, il n’y a si petite voix qui ne puisse se faire entendre ; il sera bon de regarder de temps à autre du côté de Batavia. Maintenant, résumons : il y a à Port-Marly une pauvre folle à qui personne ne s’intéresse, la veuve d’un homme qui a presque constamment vécu en Océanie et dont le nom est oublié en France, une marquise, enfin, dont on ne soupçonne même pas l’existence.

» Je comprends, monsieur le baron, que vous vouliez exploiter à votre profit une pareille situation. Complètement ruiné, à bout de tout, comme on dit, prêt à crever de misère ou obligé de vivre d’expédient, vous deviez avoir la pensée hardie de vous approprier la fortune de votre frère qui, en somme, serait bien à vous s’il n’avait pas fait la sottise de se marier. Vous avez faim, vous tenez le gâteau, et ce serait triste, vraiment, d’en sentir seulement l’odeur alléchante.

» Oui, en prenant certaines précautions, on peut faire disparaître votre belle-sœur. Elle est folle, elle ne peut rester à Port-Marly, et comme personne ne viendra vous demander compte de vos actes, vous pouvez la conduire où il vous plaira, la placer ou la cacher, si vous préférez ce dernier mot, dans un endroit perdu, sauvage, inconnu ; car vous ne pouvez pas, monsieur le baron, quant à présent, du moins, vous débarrasser complètement de votre belle-sœur. Non, vous ne le pouvez pas, vous ne le devez pas. D’ailleurs, ce serait difficile et il y aurait de trop grands risques à courir. Quand on joue une partie comme celle que vous avez en mains, il faut se garder à toutes cartes ; il faut prévoir même les choses qui paraissent inadmissibles ou invraisemblables.

» Votre belle-sœur n’a plus aucun parent, vous le croyez, vous en êtes sûr ; mais il en peut surgir un tout à coup, venant on ne sait d’où pour vous crier, menaçant : « Où est votre belle-sœur ? Qu’avez-vous fait de la marquise de Chamarande ? » Eh bien ! il faut qu’à celui-là ou à un autre vous puissiez répondre immédiatement, et, si besoin, si on l’exige, montrer la marquise.

» Une autre supposition. Les journaux ont raconté la perte du navire sur lequel votre frère s’était embarqué ! deux marins sauvés du naufrage vous ont donné l’assurance que votre frère avait péri ; mais vous n’avez pas vu de vos yeux, ni touché de vos mains son cadavre. Rien ne vous prouve d’une façon absolue qu’il ait été englouti au fond de l’Océan. Vous avez, le témoignage des deux marins ; cela n’est pas suffisant. Ils ont bien été sauvés, eux, pourquoi votre frère n’aurait-il pas eu le même bonheur ? Le voyez-vous dans six mois, dans un an, disons même au bout de plusieurs années, au moment où vous vous y attendrez le moins, reparaître devant vous comme un spectre sorti de sa tombe !

Le baron était devenu livide ; de grosses gouttes de sueur perlaient sur son front.

– Ce n’est qu’une supposition, monsieur le baron ; comme vous, je crois que votre frère est mort, bien mort ; mais je tiens à vous faire bien saisir qu’il y a nécessité pour vous de tout prévoir ; vous devez être constamment prêt à parer tous les coups qui pourraient vous être portés.

» Donc, à mon avis, monsieur le baron, vous ne devez vous considérer, pendant quelques années, disons cinq ans, que comme le dépositaire de la fortune de votre frère ; vous pouvez l’administrer en vertu du mandat que vous possédez et en jouir avec modération, c’est-à-dire sans attaquer le capital.

» Si, dans l’espace de cinq années, aucune réclamation ne s’est produite, si votre frère n’a pas donné signe de vie, si votre belle-sœur est toujours dans le même état, n’ayant plus rien alors à redouter ni d’un côté ni d’un autre, vous pourrez faire ce que vous voudrez, agir au gré de votre fantaisie. Par un moyen quelconque, que vous trouverez facilement, vous vous débarrasserez de la folle, et tout sera dit.

– Et l’enfant ? vous ne parlez pas de l’enfant !

– C’est vrai ; mais il est moins gênant pour vous, aujourd’hui, qu’il n’a pas encore vu le jour, qu’il ne le sera plus tard. D’abord, dans la situation où se trouve la mère, il peut ne pas être viable. Si, malgré tout, il vient au monde bien portant, rien de plus facile de le déclarer, à l’état civil, né de père et mère inconnus.

– C’est possible ?

– Très possible, monsieur le baron. Ah ! dame, nos lois sont loin d’être parfaites, et il en existe une qui permet cela. On s’en sert, et souvent même. Aussi y en a-t-il sur la terre de ces misérables déshérités ! D’ailleurs, on peut encore ne pas déclarer du tout la naissance de l’enfant, si l’on y est forcé par une mesure de prudence ; c’est toujours possible à la suite d’un accouchement clandestin. Dans ce cas, on garde l’enfant pendant un temps, puis un beau jour, quand on veut finalement s’en débarrasser, on l’abandonne dans un endroit quelconque, au coin d’une borne, au bord d’une route, sous le porche d’une église où il est recueilli par la charité publique. D’où vient-il ? Qui est-il ? Cherche. C’est un enfant perdu ! et ceux qui ont eu intérêt à s’en débarrasser n’en entendront plus jamais parler. Vous en rencontrez comme cela des milliers.

» Mais revenons à la chose capitale, monsieur le baron ; je vous ai parlé comme j’ai cru devoir le faire, vous disant, dans votre intérêt, ce qu’il était utile de vous dire.

– Aussi vous ai-je parfaitement compris, monsieur Blaireau. Mais, jusqu’ici, vous ne m’avez donné que des conseils.

– N’est-ce pas déjà quelque chose ?

– Oh ! certainement.

– Vous trouvez que ce n’est pas assez ?

– Je trouve et vois clairement que j’ai eu mille fois raison de venir à vous. Votre aide m’est nécessaire, puis-je compter sur vous ?

– Êtes-vous disposé à payer largement ?

– Oui.

– En ce cas, vous avez mon concours. Cela coûtera cher, je vous en préviens : avec les gaillards dont je me sers, les billets de mille ne font que paraître et disparaître. Et puis, c’est une femme, une folle et un enfant, probablement, à garder pendant des années : il y aura à payer le logement, une femme que je placerai près de la marquise, un ou plusieurs autres gardiens, si c’est nécessaire, leur nourriture, leur entretien, et plus tard une gratification à donner, proportionnée aux services rendus par chacun. Cela montera haut. Je vous ferai ma petite note. Quelle somme avez-vous sur vous, en portefeuille ?

– Une vingtaine de mille francs.

– Heu, c’est peu. N’importe, donnez toujours. Mes hommes, voyez-vous, ne travaillent que l’argent en poche. Toujours des avances. Vos vingt mille francs couvriront les premiers frais.

Le baron tira son portefeuille et étala devant Blaireau, dont les yeux de chat étincelaient, vingt billets de banque de mille francs.

L’homme d’affaires les prit, les palpa, les compta et les glissa dans un des tiroirs du bureau.

M. de Simaise attendait un reçu. Blaireau le comprit.

– Monsieur le baron, dit-il en souriant, tout se fait ici de confiance. Je travaille, on me paye. Le service que je rends est le reçu de l’argent qu’on me donne. Les paroles s’envolent, les écrits restent. J’écris le plus rarement possible et je ne livre jamais ma signature. Rien qui puisse compromettre moi ou mes clients ne sort de mon cabinet.

– C’est bien, je comprends, monsieur Blaireau : vous n’aviez pas à me donner cette explication.

– Nous entrons en relations, il est bon que vous sachiez dès aujourd’hui comment je procède.

– Ainsi, vous allez agir ?

– Sans tarder. Le temps de prévenir les hommes dont j’ai besoin, de leur donner mes instructions. Quand je me charge d’une affaire, si difficile qu’elle soit, je n’aime pas à la voir traîner. Il faut, avec moi, que la besogne marche vite et bien. Tout en causant avec vous, je bâtissais mon plan ; il est déjà là.

Et il tapota son large front carré du bout de ses doigts.

M. de Simaise le regarda avec une sorte d’admiration.

– Ainsi, demanda-t-il, vous savez déjà où vous allez conduire ma belle-sœur ?

– Oui. Mais en cela il n’y a pas grand mérite. J’ai l’endroit sous la main, et merveilleusement choisi, comme exprès. Il est vrai qu’il avait été destiné à un usage à peu près semblable. C’est un vieux château en ruine, abandonné depuis longtemps, perdu dans un coin de la France, au milieu de montagnes sauvages, que j’ai fait louer il y a quelques mois. Trois ans de bail, on le renouvellera, si c’est nécessaire. Qui a loué ? Un inconnu. Moi, monsieur le baron, je me montre le moins possible. Quand je donne de ma personne, c’est qu’il le faut absolument. Mais, alors, je ne suis plus l’agent d’affaires Blaireau ; je change de peau, je me transforme, je deviens l’homme que je veux être. Je me rajeunis ou me vieillis à volonté. Dans trois ou quatre jours vous me verrez à Port-Marly ; je serai médecin-aliéniste.

» J’ai une police à mes ordres, des esclaves dont je suis le maître. Et c’est ainsi qu’ils m’appellent « Maître », quand je parais parmi eux ; deux ou trois seulement reconnaissent Blaireau ; ce sont mes chefs de file ; ceux-là me sont dévoués comme le chien l’est à celui qui l’a élevé et le nourrit ; même sous le couteau de la guillotine, ils ne me trahiraient point.

– Oh ! vous êtes un homme terrible, monsieur Blaireau ; vous me faites frissonner. Je sens votre force et je comprends pourquoi tout vous est possible. Il faut s’incliner devant votre puissance.

– Ma puissance, c’est mon génie ! répliqua Blaireau d’un ton superbe, l’œil flamboyant d’orgueil.

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