XXVI L’OISEAU NOIR

Le marquis et la marquise sont installés à Port-Marly.

Léon n’a rien exagéré. La propriété est ravissante. Ce petit coin de terre où l’air est embaumé, où des fleurs magnifiques s’épanouissent sous les rayons caressants du soleil, semble avoir été créé exprès pour deux jeunes époux qui s’adorent.

Lucy est enchantée, et elle dit souvent, pour exprimer sa satisfaction :

– Je crois me retrouver au Bengale.

L’habitation est charmante, c’est un petit palais. Un goût parfait a présidé à sa décoration intérieure et à son ameublement. Tout est délicieux. La chambre et le boudoir de la jeune femme sont deux merveilles.

Habitué à l’élégance et aux raffinements de la vie parisienne, Léon a bien fait les choses. C’est avec un accent plein de gratitude que Lucy l’a remercié et complimenté.

Deux voitures sont sous la remise et il y a trois beaux chevaux dans l’écurie.

Presque chaque jour, quand la grande chaleur est passée, on attelle, et les deux frères et Lucy font de ravissantes promenades dans les environs ; ils visitent les sites pittoresques, partout ils admirent les magnifiques points de vue, les paysages splendides.

– C’est beau, c’est beau ! ne se lasse point de répéter Lucy. Ah ! c’est avec raison qu’on entend dire dans tous les pays du monde : La belle France !

Des promenades aux environs de Versailles, de Saint-Germain, de Saint-Cloud, sont les seules sorties du marquis et de la marquise. Ne connaissant personne, ils vivent dans la solitude. Ils s’y plaisent. Ils se trouvent si bien dans leur nid d’amoureux ! Ils n’ont pas un instant d’ennui. Est-ce qu’on peut jamais s’ennuyer quand on s’aime ?

Pour le moment, ils ne voient et ne reçoivent personne. Dans quelques mois, on ne pensera plus à Paris aux mauvaises journées de juin, la tranquillité sera complètement rétablie. Ceux que la crainte a éloignés de Paris y reviendront. Alors on verra. Léon a des relations, il présentera le marquis et la marquise dans quelques maisons ; mais on a le temps, on ne se pressera pas de faire des connaissances ; car le monde est exigeant : quand il s’empare de vous, vous ne vous appartenez plus.

Près de son frère et de sa belle-sœur, le baron de Simaise continue à jouer son rôle en parfait comédien. Certes, ce n’est pas lui qui poussera le marquis à voir du monde ; il le tiendra, au contraire, éloigné de Paris le plus longtemps qu’il pourra.

Il a réussi à gagner l’affection de son frère, à capter sa confiance, c’est bien ; mais, pour que cela dure il y a des choses que le marquis ne doit pas savoir. Si on lui ouvrait les yeux, s’il découvrait qu’il est la dupe d’un abominable hypocrite, toutes ses combinaisons seraient déjouées, il aurait pris une peine inutile ; l’échafaudage de sa fortune s’écroulerait d’un seul coup, comme un château de cartes.

Tromper son frère, l’enlacer dans les réseaux invisibles de son machiavélisme, voilà ce qu’il fallait ; et ce résultat était d’autant plus facile à obtenir, que la confiance du marquis était plus grande, plus entière.

Paul jugeait les autres, son frère particulièrement, d’après lui-même ; il croyait Léon bon, dévoué, sincère en tout. Comment aurait-il pu soupçonner seulement sa précoce perversité ? C’est toujours parce qu’ils sont confiants et qu’ils ne peuvent croire au mal, que les hommes d’une nature loyale et généreuse sont victimes des méchants.

Léon était trop adroit, trop rusé pour se laisser deviner. Il avait changé son caractère, l’expression de sa physionomie, celle de son regard, jusqu’au timbre de sa voix. Sa volonté avait mis un masque sur son visage, il le gardait.

Il calculait ce que son jeu devait lui rapporter. L’amitié et la reconnaissance de son frère lui vaudraient tant, il aurait tant pour son dévouement et les services qu’il rendait au marquis ; il comptait bien se faire payer aussi la contrainte qu’il s’imposait, le mal qu’il se donnait pour ne pas se montrer tel qu’il était. Dame, toute peine mérite salaire, et quand on calcule, il faut surtout, pour obtenir un calcul juste, ne rien oublier.

Le marquis possédant plus de quatre millions, sans compter la fortune de M. Philippe de Villiers, qui lui viendrait un jour, il ne pouvait pas donner à son frère chéri moins d’un joli petit million. Mais qui sait, en s’y prenant bien, s’il était tout à fait adroit, Paul irait peut-être de deux millions. Mon Dieu, oui, deux millions ! Cela n’aurait rien d’extraordinaire.

Et déjà le baron se sentait lesté de deux millions ; il se lançait dans le tourbillon de la vie parisienne ; il éclipsait ses amis, il brillait, il éblouissait, il était superbe ; il avait pour maîtresses les plus belles femmes de Paris ; il était l’homme du jour, on ne parlait que de lui dans tout Paris.

Tel était le rêve du baron. En attendant que tout cela devînt une réalité, l’activité de Léon était admirable. Il se multipliait. Pour être agréable aux deux époux, il aurait fait tout au monde. Aucune peine ne paraissait lui coûter. Il se montrait aimable, gracieux, empressé, attentif, respectueux.

– C’est un cœur d’or ! disait Paul à Lucy.

Devenu commerçant par circonstance, le marquis était resté un véritable gentilhomme et, comme tel, il avait le dédain des affaires d’argent : il n’aimait pas compter. Aussi s’était-il empressé, courant ainsi au-devant des secrets désirs du baron, de lui confier le soin de ses intérêts. De ce côté, Léon suppléait son frère en tout.

Tout entier à son amour pour Lucy, Paul se trouvait heureux de n’avoir à s’occuper que d’elle, à ne penser qu’à elle.

Les lettres de change avaient été converties en espèces. Deux millions étaient en dépôt à la Banque de France, en attendant qu’on eût décidé qu’il serait fait de ce capital tel ou tel emploi. Les affaires étaient toujours languissantes ; mais leur reprise ne pouvait tarder longtemps. Léon attendait le moment propice pour prendre part à une grande entreprise.

Profitant de la baisse des fonds publics et de toutes les valeurs mobilières, le baron avait successivement acheté, et toujours dans d’excellentes conditions, des titres de rente sur l’État, des actions et des obligations au porteur. Les deux autres millions avaient ainsi trouvé leur placement.

Certaines opérations, celles principalement de la conversion des lettres de change en espèces, avaient exigé que le baron eût en main une procuration ; le marquis la lui avait donnée aussi étendue que possible. Mais ayant le maniement des fonds sans contrôle, la liberté entière d’opérer comme il l’entendait, Léon, par suite d’un autre calcul, sans aucun doute, se servait le moins possible de sa procuration et agissait en son propre nom. De cette façon, le marquis n’était plus le maître de sa fortune et se trouvait sous la dépendance de son frère.

– Je tiens l’argent, pensait le mandataire, attendons et laissons venir.

Un événement imprévu, qui devait être suivi bientôt d’un épouvantable malheur, allait changer la face des choses et forcer le baron à se livrer à de nouvelles combinaisons.

Un jour le marquis reçut, venant de Batavia, un paquet cacheté de cire noire. Il y avait sous l’enveloppe, que Paul déchira d’une main tremblante, plusieurs lettres. La première qu’il ouvrit et lut était de Charles Chevry.

Le marquis était très pâle, de grosses larmes roulaient dans ses yeux.

– Mon pauvre cousin, mon cher bienfaiteur ! murmura-t-il.

La lettre de Charles Chevry lui annonçait la mort de M. de Villiers. Le vieillard avait été foudroyé par une attaque d’apoplexie, dans sa chambre, au moment où il allait se mettre au lit. Il n’avait pas eu le temps d’appeler à son secours ; c’est le lendemain matin seulement qu’on l’avait trouvé étendu sans vie, roide, sur le parquet.

La lettre disait encore :

» M. de Villiers a fait son testament en votre faveur ; à l’exception de quelques legs, qui ne s’élèvent pas, réunis, à plus de cinq cent mille francs, vous êtes son unique héritier. On ne sait pas encore exactement quel est le chiffre de sa fortune, mais on parle de cinq à six millions.

» Pour régler les affaires de succession et celles de la liquidation, qui est commencée, votre présence à Batavia est indispensable. Il faut absolument que vous veniez.

» L’officier ministériel entre les mains duquel a été déposé le testament vous écrit ; il vous dit qu’il vous attend. Les lettres des deux associés de la maison Philippe de Villiers et Cie vous prient également de venir sans retard à Batavia.

» J’aime toujours Zélima ; je l’aime comme vous aimez votre chère Lucy. Aimer et être aimé, voilà le suprême bonheur ! Je ne puis douter de l’amour de ma Zélima adorée, car c’est un grand, un bien grand sacrifice qu’elle a fait en restant à Batavia. Elle a été la consolatrice de M. de Villiers, qui a été longtemps bien triste et comme une âme en peine après votre départ.

» En attendant l’heureux jour où nous serons unis, Zélima m’apprend la langue indoue ; quand je connaîtrai suffisamment l’indou, j’entreprendrai, à mon tour, d’apprendre le français à Zélima. Mais, quand ? Je suis furieux contre moi, en voyant comme je fais peu de progrès ; il paraît que quand le cœur est tendre la tête est dure. Je suis toujours distrait près de Zélima ; je ne pense qu’à l’admirer, je suis en extase. Jugez comme je suis disposé à apprendre la langue passablement mystique des brahmanes et des rajahs.

« M. de Villiers devait nous marier ; quelques jours avant sa mort il avait fixé l’époque du mariage. Notre bonheur est retardé ; nous nous résignons ; nous ne pouvons penser à la joie sur le bord de la tombe à peine fermée de notre bienfaiteur. Heureusement, un sourire et un doux regard de ma Zélima suffisent pour me faire prendre patience. »

Les autres lettres n’étaient que de quelque lignes, mais toutes se terminaient par ces mots :

« Votre présence ici est absolument nécessaire ; venez vite, nous vous attendons. »

Ainsi, il fallait partir.

– Paul, mon Paul, s’écria Lucy en pleurant, je veux t’accompagner !

Le marquis secoua tristement la tête.

– C’est impossible, dit-il.

Lucy était enceinte.

Mais la jeune femme ne voulait rien entendre. La séparation l’effrayait. On aurait dit qu’elle avait le pressentiment des malheurs qui allaient fondre sur elle.

Il fallut toute l’autorité du marquis pour qu’elle se rendît à ses bonnes raisons. Elle finit par comprendre que, dans la position où elle se trouvait, il serait imprudent et même dangereux de faire ce long voyage en mer. Cette séparation forcée de cinq à six mois était un sacrifice qu’il fallait faire. Déjà Lucy se devait au cher petit être qu’elle portait dans son sein.

La jeune femme ne cessa pas de pleurer, elle avait toujours le cœur gros, mais elle était résignée. Plus encore que les raisonnements du marquis, le sentiment maternel, qui commençait à parler en elle, lui faisait comprendre qu’elle ne pouvait pas accompagner son mari.

Un bâtiment de la marine hollandaise, chargé de marchandises pour les îles de la Sonde, était en partance dans le port de Marseille.

C’est à Marseille que le marquis s’était embarqué la première fois. Il résolut, pour ne pas perdre de temps, de prendre passage à bord du navire étranger.

– Allons, ma Lucy, dit-il à la jeune femme en l’embrassant tendrement au moment de partir, sèche tes larmes et pense que bientôt tu seras mère ; je hâterai mon retour près de toi, je te le promets.

– Oh ! oui, mon Paul bien-aimé, reviens vite ; je compterai les longues heures de ton absence.

Et, manquant de force, la pauvre Lucy se mit à sangloter.

– Léon, mon frère, reprit le marquis, Lucy est ce que j’ai de plus précieux au monde ; je te confie mon cher trésor.

Le baron, ayant la mine piteuse commandée par la circonstance, forçait des larmes rebelles à mouiller ses yeux.

– Mon frère, répondit-il d’un ton pénétré, vous pouvez partir tranquille : je veillerai sur ma sœur comme une tendre mère veille sur son enfant, et je lui obéirai ainsi qu’un serviteur fidèle et dévoué obéit à son maître.

L’heure de partir était venue. Les pieds des chevaux impatients, attelés au coupé, frappaient le sol. Le marquis s’arracha des bras de Lucy et se jeta dans la voiture, qui partit aussitôt comme un trait.

À ce moment une corneille vint se percher à la cime d’un orme et fit entendre son cri sinistre.

La jeune femme tressaillit et éprouva un malaise indéfinissable, comme si quelque chose se déchirait en elle.

Lucy était superstitieuse, comme le sont généralement les créoles.

Pourquoi cet oiseau de mauvais augure était-il venu se percher là, au-dessus de sa tête ? il lui sembla que le croassement de l’oiseau noir lui annonçait un malheur.

La voiture avait disparu et on n’entendait plus son roulement sur le pavé de la chaussée.

Lucy poussa un long soupir, rentra précipitamment dans la maison et courut s’enfermer, pour pleurer à son aise, dans son boudoir parfumé, encore tout plein du bruit des baisers de tout à l’heure.

* * * * *

Elle pleura souvent, la pauvre Lucy, il lui semblait qu’autour d’elle tout se faisait ombre. L’inquiétude était dans ses yeux et son cœur avait des soupirs qui faisaient s’envoler le sourire de ses lèvres. Étendue, languissante, sur son ottomane moelleusement capitonnée, elle regardait tristement, à travers les vitres, tomber les feuilles d’automne. Ainsi qu’elle l’avait dit, elle comptait les heures. Ah ! comme les jours et les nuits étaient longs.

Et puis, malgré elle, en dépit de tous ses raisonnements, elle pensait constamment à l’oiseau noir qui s’était perché sur la plus haute branche de l’orme. Sans cesse elle croyait entendre le cri guttural qui l’avait si étrangement impressionnée. Vainement elle se raillait de sa faiblesse et avait beau se dire : « c’est absurde, je suis ridicule ! » rien ne pouvait lui ôter de l’idée qu’un malheur inconnu la menaçait.

Lucy était frappée. Et voilà pourquoi, quoi qu’elle fit, elle pensait toujours à l’oiseau noir.

Le baron était parfait. Il s’absentait rarement. Certes, cela lui coûtait beaucoup de partager la solitude de sa belle-sœur ; mais il tenait à jouer sa comédie jusqu’au bout. Après tout, s’il se privait maintenant de quelques plaisirs, il saurait se dédommager le moment venu.

Plein d’attentions charmantes, toujours aux petits soins auprès de Lucy, lui tenant compagnie, cherchant à la distraire, à l’égayer, il avait pour elle une sollicitude d’amant respectueux.

Quand la jeune femme, à bout de forces, laissait voir son chagrin, il la consolait avec de douces paroles ; quand elle lui disait ses craintes, il la grondait doucement et s’efforçait de la rassurer.

Malgré tout, Lucy restait triste et inquiète. Ce n’est qu’au bout de quatre longs mois, en recevant une lettre de son mari, qu’elle se sentit moins tourmentée.

Après une heureuse traversée, le marquis était arrivé à Batavia.

« En moins de quinze jours, disait-il, j’espère que les affaires pour lesquelles ma présence est nécessaire seront terminées ; alors je reprendrai la mer. »

Or, la lettre avait mis deux mois pour venir en France. Si le marquis avait pu quitter Batavia au bout de quinze jours, comme il l’espérait, il était en mer depuis six semaines, il arriverait bientôt ; sans doute, on ne tarderait pas à recevoir une nouvelle lettre du marquis, annonçant son départ de Batavia.

– Allons, tout va bien, dit le baron à la jeune femme ; maintenant vous allez redevenir gaie.

Un sourire effleura les lèvres de la marquise.

– Pas encore, répondit elle.

Lucy n’était pas complètement rassurée. Lucy pensait toujours à l’oiseau noir.

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