XXVII LE NAUFRAGE

En quinze jours, quand on ne veut pas perdre de temps, et quand, surtout, on se sait attendu par une personne aimée, en quinze jours on fait bien des choses.

Le marquis de Chamarande avait donné les signatures nécessaires et répondu à toutes les exigences du notaire, d’abord, et ensuite des associés de la maison Philippe de Villiers et Cie.

Mis en possession de l’héritage, on lui avait délivré, à la banque de Batavia, deux lettres de change, représentant la somme déposée à cette banque par M. de Villiers.

D’après l’inventaire qui avait été fait immédiatement après le décès du vieux négociant, les deux associés reconnaissaient devoir trois millions à l’héritier de Philippe de Villiers.

Pour n’entraver en rien la marche toujours ascendante des affaires, de la maison, et ne pas procéder, hâtivement, à une liquidation, qui pourrait être désastreuse pour eux, les associés demandèrent à ne payer cette somme de trois millions, augmentée des intérêts capitalisés à dix pour cent qu’au bout de quatre années. Cela leur fut gracieusement accordé.

Pour le représenter à Batavia, il était nécessaire que le marquis eût un mandataire. Il choisit Charles Chevry, auquel il fit accepter, non sans peine, toutefois, la moitié des intérêts de la somme laissée entre les mains des associés, soit cinq pour cent par an.

Toujours généreux, le marquis avait trouvé ce moyen facile d’enrichir son fondé de pouvoir sans froisser sa susceptibilité.

En onze jours seulement, tout avait été arrangé, terminé. Comme on le voit, le marquis avait bien employé son temps.

Presque chaque jour, un et même plusieurs navires européens, ayant pris leur cargaison, quittaient le port de Batavia. Le marquis aurait pu reprendre immédiatement le chemin de la France ; mais, avant de partir, il voulait assister au mariage de Charles Chevry et de Zélima. D’ailleurs son départ ne serait retardé que de cinq jours.

Tout en s’occupant fiévreusement de ses affaires, le marquis avait pensé aux deux jeunes gens qui s’adoraient, et il s’était dit :

– Je ne quitterai pas Batavia sans avoir fait deux heureux. Mon cousin de Villiers devait les marier, eh bien, c’est moi qui ferai ce que mon cousin n’a pu faire.

La veille du mariage, il écrivit deux lettres, une à la marquise, l’autre au baron de Simaise.

Ces deux lettres arrivèrent à Port-Marly dix-sept jours après la première.

La lettre adressée au baron renfermait les deux lettres de change de la banque de Batavia. Acquittées par le marquis, et d’un million chacune, elles étaient payables, après présentation, à la maison de banque Rothschild, de Paris, à un mois de distance.

– Deux nouveaux millions ; mon frère s’est donc embarqué avec au moins trois millions encore. Quelle merveilleuse fortune ! Si j’en avais seulement la moitié ! Nous verrons, nous verrons !

Et ses yeux gris étincelaient. Et il sentait sur tout son corps un frémissement étrange.

Paul écrivait à Lucy :

« Je pense, mon cher trésor, que tu as reçu ma première lettre ; je l’ai écrite le jour même de mon arrivée à Batavia, ne voulant pas remettre au lendemain pour t’apprendre que j’avais fait une heureuse traversée, et pour te dire que je n’ai pas cessé un instant de penser à ma bien-aimée Lucy.

» Les grosses affaires qui m’ont amené ici sont maintenant terminées, et, enfin, je respire. Grâce à la bonne volonté de tous autour de moi, j’ai mené tout cela rondement. Il est vrai que le bon Charles Chevry, qui s’entend bien mieux que moi à ces sortes d’affaires, m’a beaucoup aidé.

» Demain, il épouse Zélima ; oui, ma chérie, demain Zélima sera la femme de Charles Chevry. C’est moi qui ai hâté le mariage. J’ai voulu, avant de partir pour revenir vers toi, être témoin de leur bonheur.

» Charles et Zélima s’aiment comme nous nous aimons et ils seront heureux comme nous le sommes.

» Un navire de la grande compagnie hollandaise va quitter le port dans une heure ; il emportera cette lettre et une autre que j’écris à mon frère.

» Je m’embarquerai dans trois jours ; j’ai déjà assuré mon passage à bord du bâtiment français le Téméraire, du port du Havre.

» Quand tu recevras ma première lettre, ma bien-aimée Lucy, je serai loin déjà de Batavia, et quand celle-ci te parviendra, je serai bien près de la France. Il n’y aura plus entre nous, j’espère, que quatre ou cinq jours de distance. Ah ! retourner près de toi, te tenir dans mes bras, contre mon cœur, quelle joie, quelle ivresse !

» Soigne-toi bien, ma Lucy, ménage-toi et prends les plus grandes précautions ; il faut que tu conserves ta chère santé. Tu ne dois pas oublier que, bientôt, tu seras mère. Notre enfant sera notre joie ; ah ! comme nous allons l’aimer !

» À bientôt, ma chérie ! Je voudrais être déjà près de toi pour mettre un long baiser d’amour sur tes lèvres roses et m’enivrer de la douceur de ton regard.

» Ton mari qui t’adore.

» PAUL DE CHAMARANDE. »

Avec un attendrissement facile à comprendre, la marquise relut plusieurs fois cette lettre qu’elle mouilla de ses larmes.

Quelques jours encore à attendre et elle le reverrait, et il serait près, d’elle, pour ne plus la quitter, cette fois !

Il lui sembla qu’elle était enfin délivrée de ses noires appréhensions ; elle sentait que son cœur s’ouvrait aux douces émotions de la joie.

Pour la première fois depuis des mois elle accueillit son beau-frère avec un air souriant. Léon parut enchanté de l’heureux changement qui venait de s’opérer en elle. Ils parlèrent longuement du prochain retour de Paul. La marquise s’animait ; peu à peu ses yeux fatigués par les larmes reprenaient leur éclat ; le nuage qui naguère obscurcissait son front avait disparu.

Ce ne fut qu’un rapide éclair de gaieté, une éclaircie momentanée dans un ciel orageux.

Cinq jours s’écoulèrent, puis cinq autres, puis une semaine encore.

Lucy avait senti renaître ses craintes et était retombée dans ses sombres pensées. D’abord elle avait versé de nouvelles larmes ; puis, brisée par d’horribles angoisses, anéantie, elle n’avait même plus eu la force de pleurer. Elle allait et venait machinalement, n’ayant conscience de rien, comme si la pensée eût été absente ; ou bien, affaissée sur un siège, dans un état de prostration complet, elle restait des journées entières pâle, sans voix, les yeux fixes, immobile comme un corps paralysé. Cette douleur muette, concentrée, avait quelque chose de lugubre. C’était navrant.

Vainement son beau-frère essayait encore de la rassurer ; il ne parvenait même pas à la tirer de sa torpeur.

– Vous ne devez pas vous désespérer ainsi, lui disait-il ; Paul n’a pu nous dire exactement le jour de son arrivée ; le bâtiment a très certainement fait escale quelque part, dans un port de la mer des Indes ou de l’océan Atlantique.

Et il lui expliquait de son mieux les différentes causes qui pouvaient retarder la marche d’un navire. Mais il lui disait tout cela sans conviction, car lui-même commençait à croire que le Téméraire avait fait naufrage.

Il y avait eu quatre ou cinq jours de violentes tempêtes, et déjà on parlait de nombreux sinistres en mer. Mais on ne savait rien encore de précis, on attendait des nouvelles.

Le baron se gardait bien d’entretenir sa belle-sœur de tous les bruits qui couraient. Du reste, la jeune femme restait insensible à tout ce qu’il pouvait lui dire ; elle ne l’écoutait pas. Le corps de Lucy seul était à Port-Marly, son âme et sa pensée s’en allaient bien loin, à travers les flots de l’Océan, à la recherche du bien-aimé ; et quand ses yeux mornes semblaient errants dans le vague de l’infini, peut-être essayaient-ils de sonder la profondeur des eaux mugissantes où se cachent les effroyables abîmes sous-marins.

Tous les matins, Léon lisait avidement les journaux qui venaient à Port-Marly, s’attendant toujours à y trouver le récit du naufrage du Téméraire. Dans l’après-midi, il faisait atteler et se rendait à Paris pour se mettre en quête de renseignements.

On enregistrait successivement les sinistres, on en comptait déjà plus de vingt. Toutes les nations avaient été plus ou moins éprouvées. Tel bâtiment avait péri corps et biens ; d’un autre, l’équipage avait été sauvé. Mais on était loin encore de connaître toutes les pertes ; chaque jour on signalait de nouveaux sinistres. On était sans aucune nouvelle de plusieurs navires ; au nombre de ces derniers se trouvait le Téméraire, bâtiment appartenant à M. Desprez, un des plus riches armateurs du Havre.

– Attendons, attendons, se disait le baron de Simaise.

Le Téméraire s’était-il perdu ? Le marquis avait-il trouvé la mort au milieu des flots de la mer furieuse ? Le baron osait à peine penser à cela, non parce que la mort de son frère lui causerait un grand chagrin, mais parce que cela lui donnait des idées singulières, lui faisait entrevoir un avenir trop éblouissant, la réalisation d’un rêve ténébreux.

Déjà il songeait à trouver le moyen d’être le maître absolu de l’immense fortune du marquis de Chamarande. Était-ce possible ? Pourquoi non ? Il se sentait capable de tout, assez fort, assez audacieux pour ne reculer devant rien. Un autre que Léon aurait été épouvanté d’avoir une pareille pensée ; mais lui ne s’effrayait pas pour si peu ; s’il ne s’abandonnait pas à cette pensée, si même il l’éloignait de lui, c’est qu’il ne savait pas encore si son frère ne reviendrait plus. Il craignait une déception.

– Attendons, attendons, répétait-il.

Quelques jours s’écoulèrent encore. Un matin, à la troisième page du premier journal qu’il ouvrit, ces mots ; « naufrage du Téméraire » lui sautèrent aux yeux. Il laissa échapper une exclamation et éprouva un tel saisissement, que ses yeux se voilèrent et que la feuille trembla entre ses doigts. Mais il se remit promptement.

– Enfin ! murmura-t-il.

Et les yeux brillants, haletant d’émotion, il lut avidement.

Deux matelots du Téméraire avaient été recueillis en mer par un bâtiment de la compagnie des Indes, lequel avait lui-même beaucoup souffert de la tempête, ainsi que l’attestait le piteux état de ses agrès.

Après avoir été conduits à Plymouth, d’abord, les deux matelots, seuls survivants de l’équipage du Téméraire, s’étaient embarqués sur un navire marchand, qui les avait ramenés au Havre ou ils venaient d’arriver. Ce sont eux qui avaient raconté le naufrage du Téméraire.

Le navire voguait à pleines voiles dans les eaux du golfe de Guinée et n’allait pas tarder à passer la ligne de l’équateur, lorsqu’on vit tout à coup de gros nuages noirs se former à l’horizon, puis monter, s étendre et couvrir le ciel tout entier. Le vent se mit à souffler avec une extrême violence. De larges éclairs, fendant la nuée, jetaient à travers l’immensité de grandes lueurs d’incendie ; le tonnerre grondait, mêlant les bruits terribles de ses roulements lointains aux mugissements des vagues monstrueuses, qui sautaient en croupe les unes sur les autres. Ce n’était pas encore l’ouragan.

Il ne tarda pas à se déchaîner avec une telle fureur et si épouvantable qu’on n’en voit pas un semblable en vingt ans dans ces parages.

En un instant, le navire eut ses vergues, ses haubans, sa dunette, ses voiles carguées, tous ses cordages emportés, son gouvernail brisé, ses mâts tordus, rompus. Enveloppé soudain dans une trombe, il tournoyait, bondissait sur les crêtes des plus hautes vagues, dans une course vertigineuse.

À bord, c’était une scène de désolation indescriptible ; on sentait qu’on était perdu. On s’appelait sans s’entendre, on hurlait. Aux lamentations, aux cris de terreur et de désespoir des uns, se mêlaient les imprécations, les exclamations, les cris de fureur des autres. On s’était précipité par les écoutilles pour ne pas être balayé sur le pont. C’était un effarement, un affolement général. La voix des chefs recommandant le calme se perdait dans les sifflements de la tempête. La mer, battant les flancs du vaisseau, faisait craquer sa carène jusqu’à la cale. Aucun ordre ne pouvait être donné puisqu’il était impossible de l’exécuter. Le malheureux navire s’abandonnait à la fureur du vent et des flots, sans pouvoir même essayer de lutter contre eux. C’était l’épouvantable dans ce qu’il y a de plus horrible.

Tout à coup, un effroyable craquement se fit entendre de l’avant à l’arrière. Le Téméraire venait d’être jeté sur des récifs. Soulevé aussitôt par une lame énorme, il retomba de nouveau sur la chaîne de rochers. Cette fois, au milieu du craquement de la carène dans toutes ses jointures, il se fit à l’intérieur du bâtiment comme une explosion formidable. C’était fini. Le Téméraire venait de s’ouvrir dans toute sa longueur. Une seconde lame, plus forte que la première, le souleva encore ; mais il s’en alla de travers, couché sur bâbord, comme un albatros qui vient d’avoir l’aile gauche cassée.

Des voix étranglées crièrent : « Nous coulons !… »

En un clin d’œil l’eau avait rempli la carène. On s’était élancé vers les chaloupes de sauvetage : mais on n’eut pas même le temps de les détacher des flancs du navire. Le Téméraire s’enfonça et disparut sous les vagues écumantes.

Pendant un instant, on avait vu des têtes se dresser, des bras s’agiter, puis plus rien. L’Océan roulait des cadavres dans ses sombres profondeurs.

En nageant, en se débattant au milieu des flots, les deux matelots sauvés avaient eu le bonheur inespéré de rencontrer la bouée de sauvetage ; ils s’y étaient accrochés avec l’énergie du désespoir et ils lui avaient dû leur salut.

Ce n’est qu’au bout de cinquante-quatre heures que les pauvres naufragés avaient été recueillis par l’équipage du navire anglais. Il était temps. Épuisés, à bout de forces, mourant de faim et de soif, les deux malheureux n’avaient probablement plus que quelques heures à vivre.

– Le doute n’est plus possible, murmura le baron, quand il eut lu jusqu’à la fin le récit du naufrage, mon frère est mort ! Son corps gît au fond de l’Océan, à moins qu’il n’ait trouvé un cercueil dans le ventre d’un requin ou d’une baleine.

Un sourire atroce crispa ses lèvres.

Il se dressa, les yeux pleins de lueurs fauves, et se mit à marcher à grands pas. Le sang lui montait à la tête, il se sentait comme pris de vertige, il avait besoin de mouvement.

– À moi les millions, à moi les millions ! disait-il.

Et il riait, le misérable, il riait comme un démon qui grince des dents.

Mais, dans le tumulte de ses abominables pensées, il lui en vint une qui calma subitement son ignoble joie. Il pâlit, son front s’assombrit, la flamme de son regard s’éteignit.

Si le marquis n’était pas mort ! N’avait-il pas pu être sauvé, lui aussi, par miracle, comme les deux matelots ? El puis, qui sait, il s’était peut-être embarqué sur un autre navire que le Téméraire ? D’un moment à l’autre il pouvait arriver. Il fallait ne pas aller trop vite, il devait se contenir encore. Après avoir tant fait, si bien joué son rôle, ce serait trop bête, vraiment, de se perdre par une imprudence. Il ne fallait rien risquer. Il était patient, il l’avait prouvé. Eh bien, il patienterait. Après tout, il pouvait bien attendre, mettre pour un temps encore un frein à toutes ses convoitises ; plus tard, il n’en savourerait que mieux toutes les jouissances. Oui, oui, pour mettre bas le masque, il attendrait que le moment fût venu, qu’il n’eût plus rien à redouter.

En pensant à tous les plaisirs qu’il se promettait, aux nuits joyeuses, aux débauches fiévreuses, aux folles ivresses, le baron sentait un frémissement dans tout son être, il éprouvait toutes sortes de sensations voluptueuses.

Il s’arrêta au milieu de la chambre, brusquement, et resta immobile pendant un instant, la main appuyée sur son front brûlant. Il réfléchissait :

– Vivre ainsi longtemps encore serait intolérable, prononça-t-il d’une voix sourde, en rejetant sa tête en arrière ; il faut faire cesser toute incertitude, il faut que je sache à quoi m’en tenir.

Aussitôt sa physionomie changea d’expression. Il se regarda dans une glace et parut satisfait.

Ses traits, tout à l’heure tourmentés, ne révélaient plus, maintenant, l’agitation de son âme ; ses prunelles luisantes ne reflétaient plus ses hideuses pensées ; en lui, pourtant, les passions enchaînées par sa volonté étaient en pleine révolte.

Tenant à ce que la marquise ne fût pas instruite encore du naufrage du Téméraire, non certes point par pitié pour la malheureuse, mais par calcul, il fit rapidement disparaître les journaux. Il jeta un nouveau regard sur la glace et, prenant un air contrit, il se rendit près de sa belle-sœur.

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