XX LE CONSENTEMENT

M. Lagarde arrêta sur la jeune femme son regard doux et affectueux.

– Madame la baronne, dit-il, j’attendais votre réponse, et avec d’autant plus de tranquillité, que je la connaissais d’avance. N’ai-je pas eu raison tout à l’heure de vous interrompre ? Vous le voyez, je n’ai pas même eu besoin de vous dire : Acceptez-vous ?

– Ce que vous me demandez, monsieur, je dois le faire.

– Sans doute, c’est un sacrifice…

– Monsieur, interrompit vivement la baronne, il n’y a pas de sacrifice dans l’accomplissement d’un devoir.

– Bien, madame, bien.

– Je suis à votre disposition, monsieur, et prête à vous obéir ; au jour et à l’heure que vous indiquerez, ma fille et moi nous serons à Épinal.

– Merci. Je veux vous laisser le temps de prévenir vos amis, de donner vos ordres, de régler enfin vos affaires d’intérieur.

– La journée de demain me suffira.

– Prenez deux jours, madame la baronne. C’est aujourd’hui mercredi ; samedi, à deux heures de l’après-midi, je vous attendrai à Épinal.

– J’y serai.

– Ne craignez-vous pas de trouver Mlle de Simaise peu disposée à vous accompagner ?

– Non, monsieur. Comme moi, ma fille fera son devoir.

Le regard scrutateur de M. Lagarde interrogea l’expression de la physionomie de la jeune femme.

– Madame la baronne, dit-il, pour décider Mlle de Simaise à vous accompagner, vous avez pris une bien grave résolution.

– Vous lisez dans ma pensée, monsieur ?

– Oui.

– N’est-ce donc pas ce que je dois faire ?

– Non, madame. Ah ! c’est là qu’il y aurait un véritable et douloureux sacrifice ! Certainement, il ne serait pas au-dessus de vos forces décuplées par le sentiment de justice et de réparation : mais je ne l’exige point de vous, au contraire. Gardez, madame, gardez ce terrible secret de famille. Le révéler à Mlle de Simaise pourrait avoir de funestes conséquences. Les illusions, filles de l’espérance, chères à tout âge, sont les gardiennes de la sérénité de la jeunesse ; gardons-nous de toucher à celles de Mlle de Simaise.

La baronne baissa tristement la tête. Elle sentait la justesse des paroles de M. Lagarde, et comprenait qu’elle était allée trop loin dans son héroïsme.

– Eh bien, madame, reprit M. Lagarde, trouvez-vous un autre moyen ?

– Je cherche, monsieur… Mais que lui dire ?…

– La chose est, en effet, très délicate.

– Oui, et très difficile pour moi, qui sais qu’elle l’aime.

– Je crois pouvoir vous tirer d’embarras.

– Comment ?

– En obtenant moi-même, si vous le voulez, le consentement de Mlle Henriette.

– Faites donc, monsieur, faites.

– Alors, madame, veuillez faire dire à Mlle de Simaise de venir ici.

– Est-il nécessaire que j’assiste à votre conversation ?

– Nullement ; il est même préférable que Mlle Henriette et moi nous soyons seuls.

La baronne sonna. Un domestique parut.

– Ma fille doit être dans sa chambre, dit Mme de Simaise, veuillez aller lui dire que je la prie de descendre immédiatement au salon.

Un instant après la porte du salon s’ouvrit et la jeune fille entra pâle, les traits fatigués, les yeux rougis par les larmes. Elle parut surprise de ne pas trouver sa mère seule ; mais elle s’avança lentement et salua l’étranger par un gracieux mouvement de tête.

– Elle est charmante, se disait M. Lagarde, et son doux regard reflète la pureté de son âme.

– Henriette, dit Mme de Simaise, je te présente M. Lagarde, un vieil ami de ma famille.

La jeune fille s’inclina de nouveau.

– M. Lagarde, continua la baronne, désire causer un instant avec toi ; il a quelque chose à te demander.

Henriette se tourna vers l’étranger, laissant voir son étonnement.

– C’est vrai, mademoiselle, dit M. Lagarde, j’espère obtenir de vous une très grande faveur.

– M. Lagarde, ajouta Mme de Simaise, m’a déjà fait, à moi, la même demande.

– Et Mme la baronne, obéissant comme toujours aux bonnes inspirations de son cœur, a bien voulu l’accueillir.

– Henriette, reprit Mme de Simaise, je te laisse causer avec M. Lagarde.

La mère mit un baiser sur le front de sa fille et sortit du salon.

Henriette était toute tremblante, l’inquiétude se peignait sur son visage.

– Je vous en prie, mademoiselle, lui dit M. Lagarde, rassurez-vous ; vous êtes inquiète, vous tremblez, pourquoi ? Votre mère vous l’a dit, je suis son ami et je suis aussi le vôtre. Allons, soyez sans crainte, remettez-vous.

Ils s’assirent.

– Maintenant, reprit M. Lagarde, nous allons causer comme de bons amis. Êtes-vous disposée à m’écouter ?

– Oui, monsieur.

– Votre mère vient de m’apprendre une chose qui, je vous l’avoue franchement, m’a causé une surprise extrême : Mme de Simaise m’a dit que vous vouliez la quitter, renoncer au monde et vous retirer dans un cloître.

– C’est mon intention, monsieur.

– Permettez-moi de croire que vous n’avez pas suffisamment réfléchi. Ce n’est pas quand elle est riche et belle, quand elle a une mère qui l’adore, quand l’avenir radieux s’ouvre devant elle et qu’elle a toutes les espérances de la jeunesse, qu’une jeune fille se ferme les horizons lumineux, en se précipitant dans la nuit du tombeau. Certes, vous n’êtes pas une illuminée, et, heureusement, nous ne sommes plus au temps où le fanatisme religieux poussait à l’ascétisme. Sans doute, il y a toujours des fanatiques, et il le faut bien, puisque nous voyons encore des hommes et des femmes qui se vouent à la vie ascétique. Vous n’êtes pas de celles-là, vous. Aller, ce n’est point pour qu’ils soient prosternés devant lui, dans une adoration perpétuelle, que Dieu a créé l’homme et la femme : Dieu n’exige pas de nous des sacrifices contraires aux lois de la nature qu’il a faites lui-même ; il ne nous demande pas de remplir une autre mission que celle qu’il nous a donnée dans la famille. Qu’on reconnaisse sa toute-puissance et qu’on obéisse à ses commandements, cela suffit ; il ne demande pas davantage à la créature humaine.

» Vous, mademoiselle, vous, enfermée dans un cloître ! Est-ce que c’est possible ? Je ne cherche pas à savoir ce qui a pu vous faire prendre cette singulière résolution ; cela ne me regarde point. S’il y a un secret dans votre cœur, je veux le respecter. Je vous dirai seulement : À votre âge, les chagrins et les peines passent et les mauvais souvenirs s’effacent ; à votre âge, enfin, mademoiselle, on n’a pas le droit de désespérer, et ce n’est pas être agréable à Dieu que de douter de son inépuisable bonté.

» À vous, mademoiselle, qui avez été élevée chrétiennement, je dirai encore : Rien n’arrive en ce monde sans la permission de Dieu et ses desseins sont impénétrables.

» Si j’ai été surpris en apprenant que vous voulez entrer dans un couvent, je vais vous étonner à mon tour en vous disant que j’ai promis à Mme la baronne de Simaise de vous faire renoncer à votre projet.

Henriette fit, en effet, un mouvement de vive surprise, puis elle secoua tristement la tête.

– En promettant cela à votre mère, continua M. Lagarde, j’ai pensé que je pouvais faire hardiment et en toute confiance appel à votre cœur reconnaissant.

La jeune fille regarda fixement M. Lagarde, cherchant à deviner sa pensée.

– Écoutez-moi, mademoiselle, j’ai entrepris une œuvre à laquelle sont attachés des intérêts moraux d’un ordre très élevé ; cette œuvre est difficile et j’ai acquis la certitude que je ne pouvais l’accomplir sans votre concours. Or, si vous vous enfermez dans un cloître, il ne vous est plus possible de m’aider, mon œuvre reste à l’état de projet, j’échoue misérablement. C’est assez vous dire, n’est-ce pas, qu’il faut absolument que je vous fasse changer d’idée ?

– Vous ne réussirez pas, monsieur, dit Henriette.

– Attendez, mademoiselle, attendez, vous ne savez pas encore de quoi il s’agit. Un jour, il y a de cela trois ans je crois, un homme, un malheureux qu’on appelle Jean Loup, vous a sauvé la vie.

Une nouvelle tombée de neige se fit sur la figure de la jeune fille, qui s’agita avec malaise.

– Eh bien ! mademoiselle, poursuivit M. Lagarde, c’est au nom de celui qui vous a sauvée, c’est au nom du pauvre Jean Loup que je viens implorer votre pitié.

– Mais que puis-je donc faire, monsieur ?

– Me prouver, d’abord, que vous n’êtes pas ingrate, en ne refusant point de vous associer à l’œuvre que j’ai entreprise.

– Cette œuvre, monsieur ?

– Consiste à tirer le pauvre Jean Loup de l’état déplorable dans lequel il est tombé, à rendre à ce déshérité le rang auquel il a droit dans la société, enfin à réparer, envers ce malheureux, les injustices de la fortune.

– Ah ! monsieur, s’écria Henriette avec animation, nul ne désire cela plus ardemment que moi ! Mais comment puis-je vous aider, dites, comment ?

– Je vais vous le dire. Grâce à des amis puissants, j’ai fait sortir Jean Loup de sa prison et j’ai obtenu qu’il me fût confié. Il est à Épinal dans une maison où seront appelés successivement, pour l’instruire, d’excellents professeurs. Malheureusement, enlevé trop brusquement à sa vie libre, il regrette les grands arbres de la forêt et les roches sombres au milieu desquelles il vivait.

» Une personne, une jeune fille, qu’il semble avoir prise en grande affection, occupe constamment sa pensée.

La pâleur d’Henriette disparut sous une teinte de pourpre.

– Cette jeune fille, mademoiselle, c’est vous. Vous exercez sur le malheureux une influence extraordinaire. Quelle en est la cause mystérieuse ? Je l’ignore. Mais le fait existe. Privé de sa liberté, éloigné de vous, qu’il n’espère plus revoir, le pauvre Jean Loup n’a plus ni force, ni courage, ni volonté. Dans ses longues heures de rêverie, écrasé, anéanti, absorbé en lui-même, c’est vers vous que s’élance sa pensée et tout bas il vous appelle.

» Le seul nom d’Henriette suffit pour le tirer de sa noire mélancolie. Aussitôt que ce nom frappe son oreille, il se redresse, sa physionomie s’anime, son front s’éclaire, ses yeux brillent ; il regarde autour de lui, ayant l’air de chercher ; puis au bout d’un instant, ne vous voyant pas apparaître, de grosses larmes roulent dans ses yeux, il pousse un gémissement et retombe dans son effrayante insensibilité.

La jeune fille ne put s’empêcher de soupirer et deux larmes tombèrent sur ses joues.

– Eh bien, mademoiselle Henriette, continua M. Lagarde, n’aurez-vous pas pitié de ce malheureux ? Ne voulez-vous donc rien faire pour celui qui vous a sauvé la vie ? Ah ! si vous ne vous associez pas à mon œuvre, si vous me refusez votre concours, que je réclame, le pauvre Jean Loup est perdu !

Henriette se mit à sangloter.

– Qu’exigez-vous donc de moi ? s’écria-t-elle éperdue.

– Que vous éloigniez de vous d’abord la pensée d’entrer au couvent.

– Je vous le promets, monsieur.

– Bien. Maintenant, il faut que vous consentiez à faire pour Jean Loup ce que je vais vous demander.

– Dites, dites.

– Vous irez, votre mère et vous, demeurer à Épinal, près de Jean Loup.

– Près de lui !

– Sans doute, puisque sans cela vous ne pourriez exercer l’heureuse influence que vous avez sur lui. Mme la baronne de Simaise, qui a accepté ma proposition, sous la réserve de votre consentement, bien entendu, vous dira dans quelles conditions aura lieu votre installation.

– Ma mère a accepté cela, monsieur ?

– Oui, mademoiselle. Je n’ai plus que votre consentement à obtenir.

La jeune fille regarda autour d’elle avec effarement.

– Oh ! oh ! fit-elle, en voilant son visage de ses mains.

– Eh bien, mademoiselle ? interrogea M. Lagarde.

– Ah ! monsieur !

– Vous seule pouvez le sauver !

– Je ferai ce que ma mère voudra, répondit-elle d’une voix oppressée.

Et ses larmes, trop longtemps contenues, coulèrent en abondance.

M. Lagarde l’enveloppa de son regard plein de tendresse.

– Pauvre enfant ! murmura-t-il.

Il lui prit la main, la serra doucement et d’une voix douce et caressante :

– Vous êtes un ange, lui dit-il ; je sais ce que vous coûtera ce que vous allez faire ; mais vous en serez récompensée, je vous le promets !

Elle le regarda avec une sorte de terreur.

– Je suis votre ami, ajouta-t-il, le croyez-vous ?

– Oui.

– Eh bien, ayez confiance ; votre tranquillité ne sera point troublée, je veille sur votre bonheur et celui de votre mère. Vous possédez un secret terrible, qu’il reste à jamais enseveli au fond de votre pensée. Jean Loup, qui vous l’a révélé, reconnaissant de ce que vous aurez fait pour lui, Jean Loup le gardera.

– Quoi ! monsieur, vous savez ?…

– Qu’importe, puisque c’est comme si je ne savais rien. Je vous l’ai dit et je vous le répète : rien n’arrive en ce monde sans la permission de Dieu. Si Dieu vous a mise un jour en danger de mort, c’est qu’il a voulu que vous fussiez sauvée par Jean Loup. Déjà, croyez-le, vous étiez désignée pour la mission que vous allez remplir. Encore une fois, mademoiselle, ayez confiance, et attendez avec calme, le cœur plein d’espoir, ce que l’avenir inconnu vous réserve.

À ce moment on entendit le bruit des pas d’un cheval, trottant dans l’avenue du château. M. Lagarde se leva.

– Au revoir, mademoiselle, et à bientôt, dit-il.

Il salua respectueusement la jeune fille et sortit du salon.

Il arriva sur la terrasse, où attendait la baronne, comme Raoul mettait pied à terre. Le jeune homme, ayant confié le cheval à un domestique, s’avança vers sa mère avec empressement. Ils échangèrent quelques paroles. Pour ne point les gêner, M. Lagarde voulut s’éloigner ; mais la baronne l’aperçut et l’arrêta par ces mots :

– Mon fils, monsieur, que j’ai l’honneur de vous présenter.

M. Lagarde s’approcha, en rendant à Raoul son salut.

– Eh bien, monsieur ? lui demanda tout bas Mme de Simaise.

– Elle consent, répondit-il. Allez, madame la baronne, allez lui témoigner votre satisfaction. Pendant ce temps, je me permettrai de donner quelques conseils à votre fils. Vous me retrouverez ici.

Mme de Simaise rentra.

M. Lagarde revint près du jeune homme et lui dit :

– Monsieur Raoul, bien que vous ayez été élevé loin de votre mère et qu’elle vous ait vu très rarement, elle a pour vous une vive tendresse. Tout à l’heure elle me parlait de vous avec une émotion qui me montrait tout ce qu’il y a de noble, de fier et de grand dans son amour maternel ; elle me disait combien elle était heureuse du changement qui s’est opéré en vous.

» Vous avez pris, m’a-t-elle dit, la sage et courageuse résolution de rompre complètement avec le passé. Tous ceux qui vous connaissent, qui vous portent intérêt ou qui vous aiment, vous féliciteront. Courage donc. Il faut que vous fassiez oublier ce qui s’est passé l’année dernière, au mois d’août, dans la maison du vieux capitaine Jacques Vaillant.

Le jeune homme tressaillit et devint affreusement pâle. M. Lagarde continua :

– Ceux qui seraient sans pitié pour Raoul de Simaise, viveur et débauché, se trouveront désarmés devant Raoul de Simaise, ayant reconnu ses erreurs, ses fautes, et faisant tout pour se les faire pardonner. N’importe à quel prix, monsieur, il vous faut racheter le passé… Encore une fois, courage ; votre mère et votre sœur vous protègent.

» Vous venez d’Haréville, vous avez vu M. de Violaine, vous l’avez consulté ; ce vieil ami de votre mère a une grande expérience, êtes-vous satisfait des conseils qu’il vous a donnés ?

– J’ai fait part à M. de Violaine d’un projet dont je n’avais pas cru devoir parler à ma mère, et il l’a approuvé.

– Ah ! quel est ce projet ?

– Je sens, monsieur, qu’il faut que je m’éloigne de Paris.

– Oui, c’est nécessaire.

– Et même que je quitte la France.

– Eh bien ?

– Eh bien, monsieur, j’ai pris la résolution de m’engager dans un régiment d’Algérie, soit dans les spahis, soit dans les chasseurs d’Afrique.

– C’est bien ! Quand mettrez-vous votre projet à exécution ?

– Demain je dirai adieu à ma mère et à ma sœur, et après-demain je serai soldat.

– Vous êtes instruit et vous travaillerez encore ; vous ferez certainement un chemin rapide dans la carrière des armes. Avant deux ans, si vous le voulez, vous serez officier. M. de Violaine à des amis haut placés, j’en ai aussi quelques-uns. Vous serez recommandé et on aura les yeux sur vous. Marchez, monsieur Raoul, marchez hardiment dans cette voie nouvelle. Faites votre devoir et on pensera à vous.

Trois jours après, la baronne de Simaise, sous le nom de Mme Sandras, s’installait avec sa fille dans la maison louée par M. Lagarde à Épinal.

Le même jour, un train rapide emportait Raoul de Simaise, qui se rendait à Marseille où il allait s’embarquer pour l’Algérie.

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