La maison de Chamarande compte parmi les plus nobles et les plus anciennes de France. Le sire de Joinville, historien de saint Louis, roi de France, parle dans ses chroniques d’un chevalier de Chamarande, qui se rendit illustre en Palestine et en Égypte, au temps des dernières croisades, par maints hauts faits d’armes et grandes prouesses.
« Je l’ai vu, dit le sénéchal de Champagne, je l’ai vu, avec forte vaillance, se jeter vingt fois dans la mêlée, repousser les Sarrasins et en faire grand carnage. »
Ce chevalier de Chamarande est-il un ancêtre des marquis de Chamarande dont nous allons raconter brièvement l’histoire ? Nous ne pouvons l’affirmer. Quoi qu’il en soit, nous voyons un marquis de Chamarande très en faveur à la cour du roi Henri IV et, plus tard, sous Louis XIII, gouverneur de la Franche-Comté.
Originaire de la Haute-Bourgogne, la famille de Chamarande a été, sous nos rois, entièrement dévouée à la royauté. Sa fortune, qui était considérable, avait été la récompense de nombreux services rendus à la France.
En 1789, le marquis Pierre de Chamarande occupait une charge importante à la cour. Il était marié et père d’un fils unique auquel on avait donné le prénom de Louis.
Tout à coup, la révolution éclata comme un coup de tonnerre, menaçant la royauté chancelante. Bientôt, donnant une première preuve de sa force, le peuple fit tomber les murs de la Bastille. On ne savait pas encore jusqu’à quels excès se porterait la colère populaire ; mais déjà on pressentait les malheurs qui allaient fondre sur la France, frapper le roi et ceux qui lui étaient dévoués. En effet, la révolution ne tarda pas à prendre un aspect terrible. Les nobles, effrayés, songèrent à se mettre à l’abri du danger. L’émigration commença.
Peut-être plus dévoué encore à la royauté, depuis le triomphe des idées nouvelles, le marquis de Chamarande ne voulut point, comme tant d’autres, abandonner le roi ; il resta à son poste. Mais si son devoir lui ordonnait de ne point quitter Versailles, il sentit qu’il ne devait pas faire partager à sa femme et à son fils les dangers qu’il courait. Il obligea la marquise à se réfugier en Allemagne avec le jeune comte Louis de Chamarande.
Après l’arrestation de la famille royale à Varennes et son emprisonnement dans la tour du Temple, le marquis se retira dans son château de Chamarande. Alors il pouvait quitter la France et rejoindre la marquise qui s’était fixée dans une petite ville de Saxe. C’était, du reste, le conseil que lui donnaient beaucoup de gens. Mais, toujours fidèle à son roi, il ne voulait point partir tant que l’espoir de sauver la royauté existerait.
Les Vendéens et les Bretons commençaient à s’agiter.
Les princes, disait-on, allaient rentrer en France à la tête d’une puissante armée étrangère ; ils s’empareraient de Paris, et Louis XVI, délivré, ressaisirait le sceptre royal et remonterait sur son trône, vainqueur des hommes et des choses.
La vérité était que l’Europe entière, effrayée de ce qui se passait en France, déclarait la guerre à la révolution.
Le marquis de Chamarande, prêt à mettre son épée et sa fortune au service de ses maîtres, crut devoir attendre les événements.
L’espoir un instant caressé par les fidèles amis du roi et de la reine ne devait point se réaliser. La coalition fut repoussée par les soldats de la République, et le malheureux Louis XVI paya de sa tête les erreurs et les fautes des rois capétiens.
Le marquis de Chamarande fut dénoncé à la Convention comme ayant des relations avec les ennemis du gouvernement. Il fut arrêté, conduit à Paris et enfermé à la Conciergerie, dont on ne sortait guère que pour aller à l’échafaud.
En ce temps-là les tribunaux faisaient vite leur besogne. Trois jours seulement après son arrestation, le marquis comparaissait devant ses juges, était condamné à mort, et sa tête tombait sous le couteau de la guillotine.
Tous ses biens furent confisqués et vendus au profit de l’État, et la marquise et son fils furent portés sur la liste des émigrés.
En apprenant la mort de son mari, la douleur de madame de Chamarande fut immense : d’abord son âme fut en proie à un sombre découragement, et elle sentit en elle comme le dégoût de la vie. Mais son fils était là, lui défendant de mourir, pendant que le devoir lui ordonnait impérieusement de vivre. Elle se raidit contre sa faiblesse et se rendit forte contre sa douleur pour ne pas se laisser briser par elle.
Elle fit elle-même l’éducation du jeune Louis de Chamarande, et, grâce à l’argent qu’elle avait emporté et à ses diamants qu’elle vendit sans aucun regret, elle put ne rien négliger pour que son fils reçût une instruction solide. Toutefois, l’avenir étant très incertain, elle vécut avec beaucoup d’ordre et d’économie, afin de ménager ses modestes ressources jusqu’au jour où le jeune marquis, devenu homme, pourrait se procurer des moyens d’existence par son travail.
Douze années s’écoulèrent. De graves événements s’étaient accomplis en France. Le général Bonaparte s’était emparé du pouvoir. Le calme succédait à l’affolement. Il n’y avait plus de proscription ; les émigrés, las de vivre sur la terre d’exil, rentraient en France.
La marquise de Chamarande avait déjà fixé le jour de son départ, lorsqu’elle tomba malade subitement. Le mal s’aggrava rapidement et, neuf jours après s’être alitée, elle mourut.
Le marquis pleura sa mère, qui l’avait tant aimé, puis, tristement, il se demanda :
» Que vais-je faire ?
Il examina sa situation et la trouva peu enviable. Il avait un beau nom ; mais qu’est-ce que c’est qu’un nom quand on n’a pas la fortune qui aide à le porter ?
Il avait trouvé une dizaine de mille francs dans la bourse maternelle. Dix mille francs ! C’était tout ce qui lui restait de l’immense fortune de ses ancêtres.
Cependant il fallait prendre une résolution. Après avoir longuement réfléchi, il se dit :
– Avant tout, je suis Français ; maintenant que j’ai perdu ma pauvre mère, que je suis seul au monde, il importe peu que je fasse ceci ou cela. Les marquis de Chamarande ont toujours fidèlement servi la France et plusieurs d’entre eux ont versé leur sang pour la patrie ; mon père lui-même avait dans l’armée le grade de capitaine. Je serai soldat comme mes ancêtres.
» Oui, ajouta-t-il, s’affermissant dans sa résolution, voilà ce que je dois faire.
Huit jours après il était à Paris. Il n’y resta que le temps nécessaire pour s’engager. Il fut incorporé dans un régiment de ligne dont le dépôt était alors à Grenoble.
Nous ne le suivrons pas sur les champs de bataille d’Europe. Son père avait été un fidèle serviteur de la royauté ; il fut, lui, un fidèle serviteur de l’empire.
Nous le retrouvons, au retour des Bourbons, lieutenant-colonel et officier de la Légion d’honneur. Pendant les Cent jours il fut nommé colonel.
Sa conduite à Waterloo fut celle d’un héros : on le releva sur le champ de bataille grièvement blessé.
Cependant il guérit vite : en moins de deux mois il fut sur pied.
On sait comment le gouvernement de Louis XVIII traitait alors les officiers supérieurs qui s’étaient attachés à la fortune de Napoléon… Le colonel de l’empire put craindre un instant d’être mis en suspicion et rayé des cadres de l’armée. Il n’en fut rien. On n’avait probablement pas oublié que son père était mort sur l’échafaud révolutionnaire. Non seulement il fut maintenu dans son grade, mais quelques mois plus tard il était promu au grade de maréchal de camp.
Alors, s’il l’eût voulu, le marquis de Chamarande aurait pu prendre part à la curée sur laquelle se précipitaient les anciens émigrés et refaire facilement sa fortune.
Mais, trop fier pour solliciter quoi que ce soit, il se tint à l’écart et ne demanda rien. Il était soldat, il n’était pas courtisan.
L’idée de se marier ne lui était jamais venue ; du reste, il avouait volontiers qu’aucun regard de femme n’avait eu le pouvoir de faire battre son cœur. Mais, pour qu’on n’eût pas de lui une trop mauvaise opinion et qu’on ne crût point à une insensibilité de parti pris, il s’empressait d’ajouter en souriant :
– Nous étions toujours en guerre sous l’empire, et vraiment, on n’avait pas le temps d’aimer.
À cela on répliquait :
– Soit. Mais maintenant, monsieur le marquis ?
– Maintenant, répondait-il d’un ton grave, maintenant je ne suis plus jeune : le temps de l’amour est passé.
Il disait cela, le général, mais souvent il s’attristait et un pli se creusait sur son large front, quand il pensait qu’après lui son nom serait éteint, qu’il y aurait en France une grande et illustre famille de moins.
Cependant le cœur du général de Chamarande n’était pas resté fermé à toute affection ; le marquis aimait paternellement une enfant, une pupille, qu’il considérait comme sa fille. Elle se nommait Cécile Baubant. Cécile avait perdu sa mère deux ans après sa naissance. Son père, officier sans fortune, mortellement blessé à Wagram, était mort dans les bras du marquis de Chamarande, son ami, en lui disant :
– Ma petite Cécile va être seule au monde ; Louis, en souvenir de notre sincère amitié, n’abandonne pas la pauvre orpheline, sois son protecteur, son père.
– Je te le promets, répondit Chamarande.
Et le capitaine Baubant avait rendu le dernier soupir en prononçant ce mot : « Merci ! »
C’est ainsi que la petite Cécile, alors âgée de dix ans, était devenue la pupille du marquis. Celui-ci plaça l’orpheline dans un pensionnat de son choix, où il allait la voir souvent, et veilla sur ses besoins, son éducation et son instruction avec toute la sollicitude d’un père.
Cécile grandit, devint instruite, gracieuse, charmante sous les rapports. Elle avait une grande affection pour son protecteur qu’elle appelait son père. Ce nom de père, que Cécile lui donnait pour bien exprimer sa gratitude, causait au vieux soldat un indicible ravissement.
Quand la jeune fille eut atteint sa seizième année, elle quitta le pensionnat sans regret et vint égayer la demeure du marquis. Subitement, la vie de M. de Chamarande fut changée ; autour de lui, le bruit, les joyeux éclats de rire succédaient au monotone silence ; la jeunesse souriante de Cécile était un rayon de soleil dans l’existence du général.
– Bientôt, pensait-il, il va falloir songer à la marier.
Mais le mariage de Cécile serait leur séparation, et le marquis s’était déjà si bien habitué à avoir la jeune fille près de lui, qu’il envisageait comme un malheur la nécessité de confier à un autre le soin de la rendre heureuse. Cette idée, qu’elle le quitterait un jour, que de nouveau il se trouverait seul, lui faisait éprouver une émotion singulière : il lui semblait que quelque chose se déchirait en lui ; son cœur se serrait, des larmes lui venaient aux yeux et une tristesse indéfinissable s’emparait de lui.
– Ah ! si j’étais plus jeune, si j’étais plus jeune ! se disait-il amèrement.
Que de choses étaient contenues dans ces paroles !
Le marquis de Chamarande demeurait à Toulouse, une ville des plus aristocratiques de France. Vieux garçon, il recevait rarement ; mais, très recherché par la haute société toulousaine, il ne se donnait pas une soirée, pas une fête à laquelle il ne fût invité. Il se faisait un plaisir de conduire Cécile dans le monde où elle était admirée, où elle faisait une ample moisson de compliments flatteurs, où elle recueillait les hommages dus à sa grâce et à sa beauté.
Quand ils restaient à la maison, ils passaient la soirée dans le petit salon, assis en face l’un de l’autre, aux deux coins de la cheminée.
Un soir de décembre, à sa place habituelle, pelotonnée dans un fauteuil, Cécile travaillait à une broderie. Le marquis tenait un journal qu’il ne lisait point. Perdu dans un rêve, il contemplait la jeune fille avec une admiration passionnée et comme en extase. Machinalement il plia le journal et le jeta sur un guéridon. Puis, évoquant les souvenirs du passé, il s’enfonça peu à peu dans une sombre rêverie.
– Hélas, se disait-il, une étrange fatalité s’attache à certaines destinées. Je suis né dans l’opulence et je devais vivre heureux. Raillerie du sort !… Ma fortune m’a été enlevée ; je me suis courageusement résigné ; mais le bonheur que j’aurais voulu, le bonheur s’est toujours éloigné de moi. J’arrive à la fin de ma carrière, triste, désolé, voyant mes jours sans espoir. Après moi, plus rien, le néant !…
Il laissa échapper un soupir.
La jeune fille entendit. Elle leva ses grands beaux yeux qui se fixèrent sur le visage de son père adoptif. Il avait le front assombri, des larmes roulaient dans ses yeux.
– Père, dit Cécile d’une voix inquiète, depuis quelque temps je vous vois triste souvent ; qu’avez-vous donc ?
– Rien, rien, je t’assure, répondit-il visiblement troublé.
– Je ne vous crois pas, répliqua-t-elle en secouant la tête et avec une petite moue charmante ; si j’ai fait quelque chose qui vous ait contrarié, ayez le courage de me gronder ; voyons, dites, avez-vous à vous plaindre de votre petite Cécile ?
– Pourquoi aurais-je à me plaindre de toi ?
– Je ne sais pas, moi.
– Chère petite, ne sais-tu pas depuis longtemps que tu es à toi seule toutes mes joies ? Tu es toute ma vie, Cécile, le doux rayon du ciel qui me réchauffe et qui m’éclaire.
– Alors, pourquoi êtes-vous triste ?
Le marquis resta silencieux.
Mais la jeune fille, inquiète de le voir soucieux, tenait à connaître la cause de sa tristesse. Elle se leva, s’approcha toute gracieuse du marquis et lui mit un baiser sur le front.
Le vieux soldat sentit tressaillir son cœur.
– Père, reprit Cécile d’une voix caressante, tout à l’heure, quand vous avez poussé un soupir, à quoi pensiez-vous ?
– À quoi je pensais ? fit-il embarrassé.
– Oui, à quoi ?
– Je pensais à toi.
– À moi ?
– Oui, Cécile, à toi, à ton avenir. Je me disais que j’étais bien heureux de t’avoir près de moi.
– À la bonne heure !
– Mais qu’un jour tu me quitterais.
– Jamais !
– Tu te marieras.
– C’est vrai, fit-elle, toutes les jeunes filles se marient.
Le marquis éprouva une sensation douloureuse.
– Et c’est pour cela que vous êtes triste ? demanda Cécile.
– Oui, parce que, mariée, tu suivras ton mari ; je resterai seul, moi ; je ne t’aurai plus, je serai privé de tes doux regards, de tes sourires. Mais, va, je ne suis pas égoïste dans mon affection pour toi, je sais ce qu’il faut à ta jeunesse ; ton bonheur, Cécile, est au-dessus de mes petites satisfactions personnelles. Je pense donc à toi souvent, et j’examine comment je pourrai t’assurer un heureux avenir. Ah ! si j’étais riche, pouvant te donner une belle dot, je serais moins embarrassé ; mais je suis pauvre… Avec beaucoup de peine, j’ai économisé environ soixante mille livres ; cet argent est pour toi, mais qu’est-ce que cela ? presque rien. Car je vois que la dot devient de plus en plus la chose importante du mariage. Sans doute, ta jeunesse, ta beauté et tes autres qualités personnelles doivent compter pour quelque chose ; mais celui à qui tu donneras ton cœur saura-t-il reconnaître ce que tu vaux ! Je me demande cela, Cécile ; voilà ce qui m’inquiète, voilà pourquoi, parfois, tu me vois triste.
La jeune fille était devenue rêveuse.
– Cécile, continua le marquis, tu rencontres fréquemment dans le monde de beaux jeunes gens, n’en as-tu pas remarqué un, déjà, qu’il te serait agréable d’avoir pour mari ?
La jeune fille releva lentement la tête.
– Non, fit-elle.
– Alors, tu ne penses pas encore à te marier ?
– Pas du tout.
– Ton cœur est libre ?
– Il n’y a dans mon cœur qu’une seule grande affection, celle que j’ai pour vous.
– Ah ! fit M. de Chamarande.
Et il se mit à tisonner le feu.
Après un moment de silence, Cécile reprit :
– Je n’ai jamais pensé à l’avenir ; heureuse près de vous, autant qu’on peut l’être, je n’ai rien à envier, rien à désirer, puisque j’ai tout. Rester près de vous toujours, voilà ce que je veux. Je ne songe nullement à me marier. Me marier pour me séparer de vous ! Non, non. Mais vous, monsieur le marquis, pourquoi ne vous mariez-vous pas ?
– Monsieur le marquis ! Pourquoi m’appelles-tu maintenant monsieur le marquis, Cécile ?
– Mais… je… je ne sais pas, balbutia la jeune fille, dont le front devint pourpre.
– Je ne me marie pas, Cécile, pour deux raisons : d’abord parce que je ne connais pas la femme qui voudrait unir sa destinée à la mienne, et ensuite parce que je trouve que ce serait folie de me marier maintenant, à quarante trois ans.
– Quarante trois ans ! répéta lentement Cécile.
– Ah ! si j’avais dix ans de moins, murmura le général, en laissant échapper un soupir.
– Si vous aviez dix ans de moins ?
– Eh bien, Cécile, je te dirais…
– Que me diriez-vous ?
– Je te dirais : Cécile, pour que nous ne soyons pas séparés, pour qu’un autre ne t’enlève point à mon affection, veux-tu être ma femme ?
La jeune fille resta un moment silencieuse, puis, avec émotion :
– Dites-moi cela tout de même, monsieur le marquis.
M. de Chamarande laissa tomber les pincettes.
– Quoi ! s’écria-t-il éperdu, tu consentirais ?…
– Oui, répondit simplement Cécile.
Et elle mit sa main tremblante dans celle de son protecteur.
Le marquis porta la main à ses lèvres et la couvrit de baisers.
Trois semaines après, Cécile était marquise de Chamarande.