I Le drapeau

La fatale journée du 1er septembre 1870, qui eut pour conséquence immédiate la capitulation de Sedan, avait frappé un coup terrible au cœur de la France atterrée.

Une armée française tout entière faite prisonnière obligée d’abandonner à l’ennemi ses bagages, ses chevaux, son artillerie, ses armes, ses drapeaux ; c’était une épouvantable catastrophe.

On vit, ce jour-là, des officiers et des soldats pleurer de douleur et de rage contenue.

Ah ! si on leur eût laissé le choix, à ces braves, ils auraient mieux aimé se laisser massacrer tous plutôt que de se rendre. Mais on avait capitulé ; il fallait se résigner et souffrir.

Il y en eut, cependant, qui ne voulurent point accepter les conditions imposées par l’ennemi. Ceux-là, à travers toutes sortes de dangers, passèrent au milieu des lignes prussiennes et parvinrent, les uns à rallier à Mézières le corps d’armée du général Vinoy, les autres à gagner la Belgique par les sentiers des bois et des forêts.

Mais dans quel triste état ils étaient, ces pauvres soldats ! Amaigris par les souffrances, leurs chaussures usées, leurs vêtements en loques, pâles, les yeux mornes, ayant soif, ayant faim, brisés de fatigue, ne se soutenant plus que par un reste d’énergie et de volonté, on les voyait passer lentement, en se traînant !

On évalue à environ dix mille le nombre de ceux qui arrivèrent à Mézières et à plus de cinq mille ceux qui réussirent à gagner la Belgique. Ils avaient risqué leur vie pour ne pas avoir à subir la honte de la captivité et pour pouvoir rentrer de nouveau dans les rangs des défenseurs de la patrie.

Un jour, en octobre, un jeune homme chaussé de gros souliers ferrés et portant une blouse de paysan entra dans les bureaux du ministère de la guerre, à Tours, tenant sa casquette à la main.

Dès l’abord, sa mâle et belle figure, pâle et maigre, attirait la sympathie. Il y avait dans son regard une expression de tristesse profonde et quelque chose d’amer et de douloureux dans le pli de ses lèvres.

– Que voulez-vous, monsieur ? lui demanda l’employé devant lequel il s’arrêta.

– Monsieur, répondit-il, je suis soldat, j’étais à Sedan, j’arrive de Belgique.

– Bien, fit l’employé, qui ne parut nullement étonné.

Journellement des officiers et des soldats échappés de Sedan se présentaient à la délégation du gouvernement de la Défense Nationale.

– À quelle arme appartenez-vous ? demanda l’employé.

– Cavalerie.

– Ce n’est pas ici qu’il faut vous adresser, dit l’employé en se levant ; veuillez me suivre, je vais vous conduire.

Ils sortiront du bureau, montèrent à l’étage supérieur, suivirent un couloir étroit à l’extrémité duquel l’employé ouvrit une porte et annonça le visiteur par ces mots :

– Un échappé de Sedan, cavalerie.

Presque aussitôt une porte s’ouvrit devant le soldat et il fut introduit dans une salle où se trouvaient réunis, à ce moment, quatre hauts fonctionnaires, dont l’un, d’un certain âge, ayant une rosette à la boutonnière de sa redingote boutonnée militairement, devait être un général.

D’un coup d’œil rapide les quatre personnages toisèrent le jeune homme.

Celui qui portait la rosette de la Légion d’honneur, et qui était évidemment le supérieur des autres, prit la parole.

– Ainsi, mon ami, dit-il d’une voix bienveillante, presque affectueuse, vous étiez à Sedan ?

– Oui, monsieur.

– Quel régiment ?

– 10° dragons, brigade Michel.

– Quel est votre grade ?

– Maréchal des logis.

– Ah !

Et les fonctionnaires échangèrent des regards de surprise. À l’attitude du jeune homme, à son air distingué, ils avaient cru voir devant eux un officier.

– Je me nomme Jacques Grandin, reprit le soldat, je suis né à Mareille (Vosges), arrondissement d’Épinal.

– Très bien. Maintenant, que demandez-vous ?

– Monsieur, répondit Jacques d’une voix vibrante d’émotion et avec des larmes dans les yeux, j’appartiens doublement à la France malheureuse, comme soldat d’abord, et ensuite comme patriote. Je demande qu’on me donne de nouvelles armes et qu’on m’envoie au milieu de mes frères en face de l’ennemi. Pourvu que je puisse me battre encore, il m’importe peu que je sois dans la cavalerie ou dans l’infanterie, dans un ancien régiment ou un régiment de marche.

– Soit. Mais vous devez tenir à votre grade ?

– Certainement, monsieur ; mais si quelque chose s’oppose à ce que je le conserve, je rentrerai dans les rangs comme simple soldat.

– On ne peut pas vous enlever votre grade, pas plus que les droits à l’avancement que vous avez acquis. Ceci sera sérieusement examiné aujourd’hui même et il sera répondu à votre demande.

– Quel brave garçon ! dit un des fonctionnaires, à l’oreille de son voisin.

Puis il agita le cordon d’une sonnette.

Un employé parut.

– Voici, lui dit-il, le maréchal des logis Jacques Grandin, du 10° dragons. À l’aide des renseignements qu’il va vous donner lui-même, vous établirez ses états de service. À propos, maréchal des logis, ajouta-t-il, en se tournant vers Jacques, avez-vous de l’argent ?

– Encore un peu, monsieur.

– C’est bien. Vous reviendrez ici demain matin.

Et il lui fit signe de suivre l’employé.

– Avant de me retirer, messieurs, dit Jacques, j’ai à vous remettre un objet cher au cœur de tous les Français, que j’ai précieusement et religieusement conservé.

Tous les regards se fixèrent sur lui.

Il releva sa blouse, déboutonna sa veste ronde d’uniforme, qu’il portait cachée sous sa blouse, et tira de dessous son vêtement un petit paquet plat et carré, soigneusement enveloppé dans du papier blanc et qu’il avait placé comme un plastron sur sa poitrine.

Lentement il enleva le papier, puis, sous les yeux écarquillés des personnages, il déplia un drapeau troué de balles.

– Au moins, dit-il, avec un noble sentiment d’orgueil, les Prussiens n’ont pas celui-ci !

Il y eut un moment de silence solennel. On était ému et à la surprise se mêlait l’admiration.

– Comment ce drapeau d’un régiment de ligne est-il entre vos mains ? demanda le personnage qui avait parlé le premier.

Jacques Grandin répondit :

– On se battait avec fureur tout autour de Sedan, à Bazeilles, à Fleigneux, à Floing, à Balan et surtout sur le calvaire d’Illy. Malgré notre courage et la bravoure de nos chefs qui, tous au milieu de nous, payaient de leur personne, combattant comme de simples soldats, nous ne pûmes une fois encore, hélas ! résister au nombre. Nous étions enfermés dans un cercle d’airain. Des centaines de pièces de canons en batteries sur toutes les hauteurs nous chassaient de partout et foudroyaient nos colonnes en déroute.

» Lancés de tous les points de l’horizon, les projectiles sifflaient comme des fusées d’un bouquet d’artifice et éclataient au milieu de nous, devant, derrière, à droite, à gauche, de tous les côtés. Éperdus, affolés, complètement démoralisés, des officiers et des soldats de tous les corps, de toutes les armes, mêlés ensemble, s’enfuyaient en désordre vers Sedan, poursuivis par le feu terrible des batteries prussiennes, qui gagnaient constamment du terrain.

» À un moment, il y eut une effroyable mêlée, au milieu de laquelle je me trouvai. Pendant que plusieurs escadrons allemands nous sabraient à droite, l’infanterie nous prenait à gauche en écharpe. Nous ne pouvions pas nous laisser égorger comme des moutons ; nous nous défendions avec l’énergie que donne le désespoir. Ah ! ceux qui sont morts là ont vendu chèrement leur vie !

» J’avais eu mon cheval tué sous moi, je combattais dans les rangs décimés d’un bataillon d’infanterie ; j’avais abandonné mon sabre, qui ne pouvait plus m’être d’une grande utilité, pour m’emparer du fusil et de la cartouchière d’un brave tombé à côté de moi. Le hasard voulut que je me trouvasse près du drapeau, et j’eus le bonheur d’être un de ses défenseurs. Il était déjà déchiré par les balles ennemies, tel que vous le voyez.

» Tout à coup, l’officier qui le portait tomba pour ne plus se relever ; un autre le prit, il fut tué à son tour. Le drapeau était le point de mire des balles prussiennes. Un sergent-major le saisit ; nous nous serrâmes autour de lui. Mais nous n’étions plus qu’une centaine pour lutter contre quatre ou cinq cents Allemands. Ils nous entourèrent et le drapeau fut pris.

» – Au drapeau ! Au drapeau ! En avant ! m’écriai-je.

» On répondit autour de moi :

» – Au drapeau ! En avant !

» Et nous nous élançâmes sur l’ennemi. Ah ! je vous assure qu’à cet instant nous ne voyions pas le danger et que nous n’avions pas peur de la mort ! Nous ne pensions qu’à une chose : reprendre le drapeau ! Il fut repris. C’est moi qui l’avais arraché des mains du soldat prussien. Je l’élevai aussi haut que je puis, faisant flotter les trois couleurs au-dessus de nos têtes. Nous nous précipitâmes de nouveau sur les rangs ennemis, ouvrant devant nous une large trouée ; et nous réussîmes à nous dégager.

» Mais nous étions poursuivis de près par les Prussiens. Craignant que le drapeau ne retombât entre leurs mains, je me glissai derrière un buisson et là, après avoir détaché le drapeau de sa hampe, je l’enroulai et le cachai sur ma poitrine.

» Le feu des batteries prussiennes redoublait de fureur : c’était une véritable grêle de fer qui tombait de tous les côtés. Ceux qui nous poursuivaient s’arrêtèrent, redoutant probablement d’être atteints eux-mêmes par les bombes qui éclataient, crachant dans toutes les directions une pluie de mitraille.

» J’avais reçu une blessure au côté qui, bien que légère, me faisait horriblement souffrir : il me fut impossible de suivre mes compagnons, que le torrent des fuyards entraînait ; je restai seul. Devant moi, à une assez grande distance, je voyais un bois ; je songeai à m’y réfugier. C’est ce que je fis après avoir pris un moment de repos. La nuit vint et me surprit, marchant au hasard, ne sachant de quel côté me diriger. Je me disposais à m’étendre au pied d’un chêne pour y attendre le jour, lorsque j’aperçus une lumière à travers les arbres. Je rassemblai ce qui me restait de force et je marchai vers la lumière. Au bout de vingt minutes, je frappais à la porte de la maison d’un garde, qui me fut ouverte aussitôt.

» Ce garde est un vieux soldat qui a fait les premières campagnes d’Afrique ; lui et sa femme me reçurent affectueusement, comme un frère malheureux. Cet excellent homme voulut voir ma blessure ; après l’avoir examinée, il lava la plaie avec de l’eau fraîche ; puis il me fit un pansement qui me soulagea immédiatement.

» Le lendemain matin, quand je me réveillai, la femme me dit :

» – Mon mari est parti à la pointe du jour ; il est allé du côté de Sedan, afin de savoir ce qui se passe. Il m’a bien recommandé de vous garder jusqu’à son retour, et même de ne pas vous laisser sortir.

» La soirée était déjà très avancée lorsque le vieux garde revint.

» – Tout est perdu ! dit-il d’une voix sombre ; ils ont capitulé : l’armée tout entière est prisonnière.

» Tous trois nous nous mîmes à pleurer.

» – Et votre blessure ? me demanda le garde au bout d’un instant.

» – Grâce à vous je ne souffre presque plus, répondis-je.

» – Que pensez-vous faire ?

» Vraiment, je ne le savais guère ; je cherchais une réponse.

» – S’il vous plaît d’être emmené en Allemagne, reprit-il, vous pouvez retourner à Sedan.

» – Jamais ! m’écriai-je.

» – Les Prussiens vont marcher sur Paris ; mais on y organise une formidable défense.

» – Ah ! c’est vous qui me dites ce que je dois faire ; je vais me rendre à Paris.

» Il secoua la tête.

» – Vous seriez pris par l’ennemi avant d’y arriver.

» – Je vous en prie, donnez-moi un conseil.

» – Il faut d’abord que vous soyez complètement guéri. Je ne vous propose pas de rester ici, je ne vous y trouve pas suffisamment en sûreté ; il faut passer en Belgique, dont la frontière n’est pas éloignée. Là, vous attendrez les événements, et quand vous jugerez le moment propice, vous tâcherez de rejoindre un corps d’armée française. Seulement, je ne vous conseille pas de rentrer en France avec votre uniforme de dragon.

» Le lendemain, je me mis en route, continua Jacques Grandin, et, à travers bois et forêts, je parvins à gagner la Belgique.

» Un paysan m’accueillit dans sa maison où je reçus une généreuse hospitalité. Épuisé par la fatigue, souffrant de nouveau beaucoup de ma blessure et dévoré par une fièvre ardente, je fus forcé, tout en arrivant, de me mettre au lit. Heureusement, les soins ne me manquèrent point. Au bout de quinze jours j’étais remis sur pieds et, huit jours après, je me sentis assez fort pour rentrer en France.

» Grâce à cette blouse, à ce pantalon et à cette casquette que j’ai achetés en Belgique, j’ai pu, marchant à pied à travers le pays occupé par l’ennemi, arriver jusqu’ici.

On l’avait écouté sans l’interrompre avec la plus grande attention et le plus vif intérêt.

Ses auditeurs s’étaient levés ; ils l’entourèrent et lui serrèrent les mains en lui adressant de chaleureuses félicitations.

– Mais… mais je… je ne mérite pas… balbutia-t-il tout confus.

Il n’avait plus rien à dire. Sans attendre qu’on le congédiât, il salua respectueusement et sortit avec l’employé.

Le soir même Jacques Grandin était nommé sous-lieutenant au Ier régiment de marche de hussards.

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