II Hussard et franc-tireur

L’armée de la Loire, déjà forte, se préparait à prendra l’offensive. Il s’agissait d’attaquer l’ennemi dans ses positions en avant d’Orléans, de le repousser au-delà de cette ville et, vainqueurs, de marcher sur Paris qui allait tenter, dans une vigoureuse sortie, de traverser les lignes d’investissement.

Par ordre du général d’Aurelles, on faisait chaque jour, sur le front de l’armée, de nombreuses reconnaissances, qu’on poussait quelquefois jusqu’aux avant-postes prussiens.

Le 7 novembre, au matin, deux jours avant la bataille de Coulmiers, gagnée par la jeune armée de la Loire, qui mit en pleine déroute l’armée ennemie, commandée par le Bavarois de Thann, le sous-lieutenant Jacques Grandin fut envoyé en reconnaissance accompagné de vingt cavaliers. Il poussa une pointe dans la direction de Baccon sur un des chemins de Meung à Charsenville.

Rien ne lui avait encore annoncé la présence de l’ennemi lorsque, soudain, soixante ou quatre-vingts cuirassiers allemands s’élancèrent de derrière une ferme, où ils s’étaient tenus cachés, et enveloppèrent la petite troupe d’éclaireurs français.

– Amis, cria Jacques Grandin, se mettant à la tête de ses soldats, mourons tous plutôt que de nous rendre !

Aussitôt le combat commença par des coups de mousquets et de pistolets tirés des deux côtés, puis les sabres sortirent des fourreaux, et les vingt, résolus à mourir, se préparèrent à recevoir le choc de l’ennemi.

Certes l’issue de la lutte n’était pas douteuse ; Jacques ne pouvait se faire illusion ; mais lui et ses hussards avaient fait le sacrifice de leur vie, sauf à se défendre jusqu’à ce que tous soient couchés sur terre et mis hors de combat.

Autour d’eux, le cercle se resserrait et les cuirassiers, la pointe du sabre en avant, étaient prêts à charger.

– Rendez-vous ! cria l’officier allemand.

– Jamais ! répondit l’officier français.

Et il envoya aux cuirassiers la dernière balle de son revolver.

À cette détonation, cent autres répondirent immédiatement.

Accourus au bruit des premières décharges des armes à feu, une compagnie de francs-tireurs venait de sortir d’un bois voisin et se précipitait au pas gymnastique au secours des éclaireurs français.

La scène changea subitement.

Quinze cuirassiers plus ou moins grièvement blessés roulaient sous les pieds des chevaux. La brusque apparition des francs-tireurs faisait comprendre aux cavaliers ennemis que la lutte ne serait plus à leur avantage.

– Les francs-tireurs, les francs-tireurs ! exclamèrent-ils épouvantés.

Déjà, la veille, dans une rencontre avec les francs-tireurs de Paris du commandant Lipouwski, douze cuirassiers avaient été tués.

Ils ne songèrent plus à sabrer les hussards, mais à fuir pour échapper aux terribles francs-tireurs.

Une nouvelle fusillade les mit en déroute et les dispersa comme une compagnie de perdreaux qui vient d’entendre siffler le plomb du chasseur.

Jacques Grandin se lança à leur poursuite et fit cinq prisonniers, dont l’un était le commandant du détachement.

Quand les hussards revinrent sur le lieu du combat, les francs-tireurs ne l’avaient pas encore quitté : ils avaient transporté les blessés à la ferme, laquelle n’était pas à plus de mille mètres de l’endroit.

– Sous-lieutenant, dit le capitaine des francs-tireurs à Jacques Grandin, en lui tendant la main, vous êtes brave parmi les braves ; j’ai admiré tout à l’heure votre fière attitude et celle de vos hommes en face des cuirassiers allemands, prêts à vous tailler en pièces. Pour vous et vos braves compagnons, recevez mes sincères félicitations.

– Mon capitaine, répondit Jacques, j’accepte vos bonnes paroles pour mes hommes et pour moi, bien que, dans la situation où nous nous trouvions, nous n’ayons fait que notre devoir.

– Sous-lieutenant, répliqua le franc-tireur, un officier français de votre mérite a le droit d’être modeste.

– Pardon, mon capitaine, mais vous ne m’avez pas encore laissé le temps de vous remercier : grâce à votre intervention, sur laquelle nous ne comptions guère, et à la façon dont vous avez attaqué nos ennemis, vous nous avez délivrés. Sans vous, mon capitaine, nous étions perdus ; mes hommes et moi nous vous devons la vie !

Un doux sourire effleura les lèvres du franc-tireur.

– Je vous répondrai par vos paroles de tout à l’heure, dit-il : « mes braves francs-tireurs et moi nous n’avons fait que notre devoir. »

Les deux officiers se serrèrent la main.

– Sous-lieutenant, comment vous nommez-vous ? demanda le capitaine.

– Jacques Grandin. Et vous, mon capitaine, ne me direz-vous pas aussi votre nom ?

La physionomie du franc-tireur changea d’expression, et deux plis se creusèrent sur son front.

– Je le voudrais, répondit-il, mais je ne le puis. Mon nom ? Je le cache pour certaines raisons que je suis également forcé de cacher. Qu’il vous suffise de savoir, pour le moment, sous quel nom je suis connu de mes francs-tireurs : ils m’appellent le capitaine Lagarde.

» Plus tard, continua le mystérieux franc-tireur, si je n’ai pas trouvé la mort dans quelque combat, je reprendrai une tâche difficile, dont j’ai été détourné par la guerre ; alors, monsieur Jacques Grandin, nous pourrons nous revoir, et ce sera moi qui irai à votre rencontre, car j’aurai peut-être besoin de vous : oui, pour atteindre le but que je poursuis, j’aurai besoin d’être aidé, secondé par des hommes de cœur et de dévouement comme vous.

– En toute circonstance vous pouvez compter sur moi, mon capitaine.

– Je le sais. Il m’a suffi d’un regard pour vous juger : vous êtes un homme en qui l’on peut avoir une entière confiance ; un homme dont on doit être fier d’être l’ami ! À propos, je m’étonne de ne pas voir la croix sur votre poitrine.

– Je suis trop jeune pour avoir pu déjà la mériter, dit Jacques Grandin en souriant. La croix est la récompense des service rendus ou de quelque action d’éclat.

– Sans doute ; mais il me semble que la façon dont vous vous êtes conduit aujourd’hui peut compter pour une action d’éclat.

– Mon capitaine, répliqua vivement Jacques, si dans cette affaire un homme a mérité d’être décoré, ce n’est pas moi, c’est vous !

– Oh ! moi ! fit le franc-tireur en hochant la tête, je suis vieux et je n’ai plus d’ambition. J’ignore, continua-t-il, si le hasard nous fera nous rencontrer encore pendant cette nouvelle campagne qui commence et qui, malheureusement, pourra être longue : hélas ! nul ne sait la veille où il sera le lendemain… Mais souvenez-vous du capitaine de francs-tireurs Lagarde qui, de son côté, ne vous oubliera point. Quand tout sera fini, c’est-à-dire quand les Prussiens auront été chassés de France – il faut toujours l’espérer, – ou que nous aurons conquis une paix honorable, et que la tranquillité sera rétablie, je me rappellerai à votre souvenir. Si vous n’entendez plus parler de moi, c’est que je n’existerai plus.

Les deux hommes se serrèrent une seconde fois la main.

– Au revoir et bonne chance ! dit le capitaine.

– À bientôt ! dit le sous-lieutenant.

Et ils se séparèrent.

Le capitaine Lagarde devait posséder une grande fortune, car, après avoir habillé et armé à ses frais ces deux cent cinquante hommes qu’il commandait, il les nourrissait de ses deniers, veillant avec la plus grande sollicitude à ce qu’ils ne manquassent jamais de rien. Il demandait seulement au gouvernement les munitions qui lui étaient nécessaires et qu’il n’aurait pu trouver ailleurs.

Les francs-tireurs du capitaine Lagarde, qu’on appelait les francs-tireurs des bois, avaient été recrutés un peu partout ; cette poignée de partisans, qui harcelait continuellement l’ennemi, et s’était déjà distinguée dans maintes occasions, se composait de beaucoup de pauvres diables, ouvriers sans ouvrage, paysans chassés de leur demeure, et d’un certain nombre de déclassés de toutes les catégories, lesquels faisaient la chasse aux Prussiens, parce que, pour le moment, ils ne pouvaient guère faire autre chose.

Avec ces éléments divers, le capitaine Lagarde avait formé une troupe solide, courageuse, pleine de bravoure, qui rivalisait, du côté de la Loire, avec les francs-tireurs de Paris.

Par sa bonté, sa justice, les soins qu’il prenait de ses hommes, le capitaine Lagarde avait su leur imposer les règles d’une discipline sévère. Il faut dire aussi qu’il avait fait passer en eux le sentiment patriotique qui l’animait.

Jamais un murmure, jamais une plainte dans les rangs.

Ils étaient bien équipés, bien nourris et ils recevaient régulièrement la solde qui leur avait été promise lors de leur engagement.

Le capitaine les appelait ses amis, ses enfants ; constamment préoccupé de leur bien-être, il était réellement pour eux comme un père. Aussi avaient-ils tous pour leur chef une affection dévouée et la soumission sans laquelle aucun commandement ne peut être exercé utilement.

* * * * *

Les Français étaient entrés à Orléans, que l’ennemi avait abandonné le jour même de la bataille de Coulmiers.

Un matin, après sa visite d’inspection, le capitaine du sous-lieutenant Grandin le prit à part et lui dit :

– Avez-vous lu le Moniteur ce matin ?

– Non, mon capitaine.

– Il donne le récit de votre rencontre avec les cuirassiers allemands à la ferme des Ayrelles et fait du sous-lieutenant Jacques Grandin les plus grands éloges.

– Vraiment, mon capitaine ?

– Ce n’est pas tout ; il y a également dans le Moniteur de ce matin quelque chose qui vous intéresse.

– Quoi donc ?

– Je vois que vous ne savez rien ; je suis donc heureux d’être le premier à vous apprendre que vous êtes nommé chevalier de la Légion d’honneur.

Jacques ouvrit de grands yeux et, pendant un instant, il resta sans voix, comme hébété.

– Moi, moi ? fit-il, revenu de sa surprise.

– Oui, vous. Est-ce que vous ne me croyez pas ?

– Oh ! pardon, mon capitaine ; mais je suis tellement étonné, et je m’attendais si peu…

Le capitaine tira un journal de sa poche et, le plaçant ouvert sous les yeux du jeune officier :

– Tenez, là, lisez, dit-il.

– C’est bien vrai, fit Jacques, rouge comme une pivoine.

Le décret, signé la veille, à Tours, contenait une assez longue liste de promotions dans l’ordre de la Légion d’honneur ; le nom du sous-lieutenant Jacques Grandin figurait parmi ceux des nouveaux chevaliers.

– Je vous laisse le journal, dit le capitaine, en serrant la main de son sous-lieutenant.

Et il s’éloigna.

Le même jour, le colonel fit appeler Jacques Grandin.

– Je suis chargé de vous remettre ceci, lui dit-il d’un ton affectueux.

C’était la croix.

Le colonel la lui attacha sur la poitrine.

– Mon colonel, dit Jacques, visiblement ému, il faut que j’aie été particulièrement recommandé par quelque protecteur pour qu’une aussi haute distinction m’ait été accordée, à moi, qui n’ai pu rendre encore que de bien faibles services à mon pays. Non, le peu que j’ai fait n’a pu me faire gagner cette croix que vous venez de mettre sur ma poitrine ; mais je vous promets, mon colonel, que je saurai me rendre digne de la porter.

– Je n’en doute pas, mon brave Grandin : du reste, les occasions de vous distinguer ne vous manqueront point. Vous avez parlé d’un protecteur inconnu ; ce protecteur existe réellement et je puis vous le faire connaître : c’est le capitaine de francs-tireurs Lagarde.

– Ah ! fit Jacques.

– Cet homme, que je ne connais pas, continua le colonel, est un personnage d’une certaine importance : notre général en chef lui témoigne beaucoup d’amitié ; on fait de lui le plus grand cas et ses conseils sont toujours écoutés. On voulait le décorer, il n’a pas accepté ; mais la croix qu’on lui offrait, il l’a réclamée pour vous. On a hésité à vous la donner, non point parce que vous ne l’aviez pas méritée, mais seulement à cause de votre jeunesse. Le capitaine Lagarde a insisté, parlant du drapeau de Sedan rapporté à Tours et faisant ressortir votre belle conduite à la ferme des Ayrelles. Bref, on lui a accordé ce qu’il demandait.

Jacques prit congé du colonel.

– Ah ! se disait-il, si je savais où se trouve en ce moment le capitaine Lagarde, comme j’irais vite le remercier ! Mais où est-il ? De quel côté le chercher ? Je m’informerai, je le trouverai, je veux le revoir. Qui donc est-il, cet homme étrange, qui m’a si vite pris en amitié, qui se fait mon protecteur à mon insu, et qui m’a inspiré à moi-même une si vive sympathie ? Il cache son nom. Pourquoi ? Pour des raisons secrètes, m’a-t-il dit. Encore un mystère !

Jacques pensait au vieux mendiant de Blaincourt.

– C’est singulier, reprit-il, quelque chose me dit que le capitaine Lagarde, qui est certainement bien au-dessus de ce qu’il paraît être, aura une grande influence sur ma destinée ! Oui, oui, il faut que je le revoie ; dès demain je me mettrai en quête de renseignements.

Jacques employa toute sa matinée du lendemain à aller aux informations ; mais on ne put lui dire nulle part de quel coté se trouvaient les francs-tireurs du capitaine Lagarde.

Il s’en revenait vers son campement, fort contrarié d’avoir fait d’inutiles démarches, lorsque, au détour d’une rue, il se trouva face à face avec un officier de francs-tireurs dont la figure ne lui parut pas inconnue.

– Pardon, lui dit-il en l’arrêtant, il me semble que nous nous sommes déjà rencontrés.

– Ah ! fit l’autre en portant vivement la main à son képi, je vous reconnais ; c’est vous, mon officier, qui étiez à la ferme des Ayrelles.

– Ainsi vous êtes de la compagnie du capitaine Lagarde ?

– J’ai cet honneur.

– Vous ne refuserez pas, je pense, de me donner un renseignement ?

– Je suis à vos ordres.

– Où se trouve en ce moment votre capitaine ?

– Est-ce que vous désirez le voir ?

– Oui.

– C’est facile.

– Serait-il à Orléans ?

– Depuis trois jours. Je viens de le quitter après avoir pris ses ordres.

– Où demeure-t-il ?

– Dans celle rue. Venez, mon officier, je vais vous conduire à la porte de la maison.

Un instant après, Jacques Grandin montait au premier étage de la maison et frappait à la porte de la chambre qu’on lui avait indiquée.

– Entrez, dit une voix qu’il reconnut aussitôt.

Il tourna le bouton, la porte s’ouvrit et il entra.

Assis devant une table couverte de papiers, le capitaine Lagarde écrivait. Sans se déranger, il tourna la tête de côté pour jeter un regard sur le visiteur.

Mais, en reconnaissant Jacques Grandin, il laissa tomber sa plume et se leva précipitamment. Ses yeux s’étaient illuminés et sa physionomie exprimait la plus vive satisfaction.

– Ah ! mon capitaine, mon capitaine ! s’écria Jacques, en s’avançant vers lui les deux mains tendues.

M. Lagarde saisit les mains du jeune homme et les serra dans les siennes avec effusion.

– Mon capitaine, reprit Jacques très ému, je sais ce que vous avez fait pour moi, je viens vous remercier.

– Ce que j’ai fait pour vous ? fit le franc-tireur, ayant l’air surpris.

– Oh ! ne jouez pas l’étonnement, dit Jacques, je sais tout.

– Eh bien, voyons, que savez-vous ?

– Hier soir mon colonel m’a appris que j’avais un protecteur puissant et que ce protecteur était le capitaine de francs-tireurs Lagarde. Ce matin j’ai couru partout pour savoir où vous étiez ; on n’a pu me renseigner ; mais, il y a un instant, un heureux hasard m’a fait rencontrer un de vos lieutenants ; c’est lui qui m’a amené ici, et je vous apporte, mon capitaine, le témoignage de ma vive gratitude. Je vous le répète, je sais tout. Oh ! ne niez pas, cette croix, c’est à vous que je la dois !

– Jacques, répondit gravement le capitaine, vous devez votre croix à votre courage, à votre dévouement à la patrie, à votre seul mérite. Ah ! vous savez tout ! Eh bien, moi aussi je sais une chose que vous vous étiez bien gardé de me dire. Ah ! c’est à moi que vous devez la croix !… Et le drapeau de Sedan ? Et la ferme des Ayrelles ? Et votre belle conduite à Coulmiers ?

» Voyons, voyons, mon jeune ami, est-ce que vous croyez que cela compte pour rien ?

– Mille autres ont fait autant et plus que moi, répondit Jacques ; d’ailleurs, le grade de sous-lieutenant avait été une belle récompense ; donc mon capitaine, c’est vous…

– Assez, ne parlons plus de cela, interrompit le franc-tireur, et laissez-moi vous dire, enfin, combien je suis heureux de votre bonne visite. Mais ne restons pas debout ; venez vous asseoir près de moi sur ce canapé et nous causerons un instant.

» Votre bonne et loyale figure m’a plu tout de suite l’autre jour, continua le capitaine, quand ils furent assis, et je me suis senti attiré vers vous par une de ces sympathies qui font naître immédiatement l’affection. Je suis prompt à donner mon amitié, et je sais mieux aimer que haïr. Pourtant, j’ai souffert longtemps et beaucoup, et il y a une plaie saignante dans mon cœur, qui ne se cicatrisera peut-être jamais. Oui, je suis prompt à aimer ; je n’ai pas toujours eu à me louer de l’amitié des hommes ; j’ai rencontrée des ingrats, des hypocrites, des cœurs méchants, des âmes viles… Cela ne m’a ni rebuté, ni rendu trop défiant ; je donne mon amitié quand même ; je suis incorrigible, Jacques, voulez-vous être mon ami ?

– Oh ! mon capitaine ! fit le jeune homme ému jusqu’aux larmes.

– J’ai compris, merci. Votre seule amitié, Jacques, en remplacera beaucoup d’autres que j’ai perdues ou plutôt que j’ai cru posséder. Maintenant, parlons un peu de vous, qui avez l’avenir, les plus belles espérances. Je ne vous cache pas, mon ami, que ce que l’on m’a appris de vous me donne le plus vif désir d’en savoir d’avantage.

– Je n’ai rien de bien intéressant à vous dire.

– Quand il s’agit d’un ami, Jacques, tout intéresse. Avez-vous un peu de fortune ?

– Aucune.

– Que font vos parents ?

– Un an après ma naissance, mon père est mort. C’était un pauvre journalier ; ma mère m’éleva aussi bien qu’elle le put jusqu’à l’âge de douze ans.

– Alors ?

– Elle mourut aussi.

– Orphelin ! Mon pauvre ami !

– Mon parrain, un vieux capitaine de dragons, a pris soin de moi et m’a fait donner l’instruction que je possède. Je lui dois beaucoup, je lui dois tout ; il a été pour moi un véritable père. J’étais garçon de ferme quand le tirage au sort m’a fait soldat. Je suis parti, devançant l’appel, afin de pouvoir être incorporé au 10° régiment de dragons où mon parrain a été capitaine. Voilà toute mon histoire.

– Qui est des plus intéressantes, mon ami. Il y a peut-être certaines petites choses que vous me cachez. Jacques, avec ceux que j’aime, pour eux, dans leur intérêt, je suis curieux, j’aime à tout savoir, c’est une faiblesse, je le sais ; mais vous ne m’en voudrez point, parce que je veux lire dans votre pensée, voir au fond de votre cœur. Voyons, n’avez-vous pas laissé une fiancée au pays ?

Le front du jeune homme s’empourpra et il sourit.

– Ah ! vous voyez, Jacques, je ne me trompais pas, la fiancée existe.

– C’est vrai.

– Elle est jeune, jolie et sage.

– Dix-sept ans, belle à ravir les anges, quant à sa sagesse, nul dans le pays n’oserait en douter ; mon parrain, le vieux capitaine, est son père !

– À la bonne heure, voilà le véritable enthousiasme ; je n’ai plus à vous demander si vous l’aimez.

– Plus que tout le monde, plus que ma vie ! Oh ! oui, je l’aime, ma Jeanne adorée !

Ce nom de Jeanne fit tressaillir le franc-tireur.

– Jacques, dit-il, vous ne m’avez pas encore nommé le lieu de votre naissance.

– Je suis né à Mareille.

– Dans les Vosges ! exclama le franc-tireur, en pâlissant.

– Oui, mon capitaine, répondit le jeune homme, regardant son interlocuteur avec surprise.

Le front du franc-tireur s’était subitement assombri et son regard avait pris, malgré lui, une expression, douloureuse.

– Est-ce que vous connaissez Mareille, mon capitaine ? demanda Jacques.

– Non, j’y suis seulement passé… autrefois ; mais je connais quelqu’un dans une des communes voisines, répondit M. Lagarde, faisant de grands efforts pour dissimuler sa tristesse et calmer son agitation intérieure.

Jacques vit bien qu’il était en proie à une émotion extraordinaire et que rien ne paraissait justifier ; mais, respectueux et discret, il ne se permit point de l’interroger.

– Jacques, reprit le capitaine Lagarde, comme s’il eût deviné la pensée du jeune homme, je suis un peu agité, troublé, n’y faites pas attention… Cela m’arrive quelquefois ; c’est le souvenir d’une de mes anciennes douleurs qui se réveille brusquement, au moment où je m’y attends le moins.

Il se leva et fit deux fois le tour de la chambre, marchant lentement, la tête inclinée sur sa poitrine.

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