Une heure plus tard, un homme, envoyé par Blaireau, était en observation devant l’hôtel du Havre. C’était Princet.
À peu près certain que Charles Chevry n’attendrait pas au lendemain pour prendre la route des Vosges, Blaireau était prêt à partir.
Princet devait reconnaître facilement l’étranger lorsqu’il sortirait de l’hôtel pour se rendre à la gare de l’Est. Il le suivrait. Blaireau serait à la gare, attendant, vingt minutes avant le départ du train-poste. C’était évidemment ce train, et non un autre, que prendrait Charles Chevry, s’il se mettait en route le jour même.
Blaireau ne s’était pas trompé dans ses prévisions.
Un quart d’heure avant le départ du train, Princet le rejoignit à la gare.
– Où est-il ? demanda Blaireau.
– Le voilà : c’est ce grand brun qui est en ce moment devant le guichet. Il prend deux billets.
– Deux billets ? Pourquoi ?
– Il emmène sa femme.
– Diable, diable ! fit Blaireau, la femme va nous gêner.
– Elle ne parle pas le français.
– Comment le sais-tu ?
– J’ai pu causer avec un garçon de l’hôtel.
– C’est égal, c’est bigrement embêtant. Cela détruit mes premières combinaisons ; il faudra chercher et trouver autre chose.
Charles Chevry, ayant pris ses billets, revint près de Zélima et ils entrèrent dans la salle d’attente.
Blaireau se précipita au guichet et se fit donner deux billets.
Nous avons dit que Charles Chevry et sa femme, celle-ci s’étant trouvée fatiguée, un peu malade, avaient été forcés de s’arrêter en route. Cela permit à Blaireau et à Princet de les devancer à Varnejols, après avoir endossé, à Remiremont, le costume des paysans des Vosges.
Ayant dû abandonner son premier projet, que la présence de Zélima rendait difficile, sinon impossible à exécuter, Blaireau avait vite conçu et tracé un nouveau plan dans lequel, avec ses trois places d’intérieur, la voiture du courrier de Verzéville devait jouer son rôle. En effet, il fallait d’abord faire connaissance avec Charles Chevry et l’amener à lier conversation ; or, pour cela, il n’est rien de tel qu’une voiture publique. La conversation entamée, il fallait ensuite amadouer le voyageur naïf et manœuvrer de façon à gagner sa confiance.
Nous avons vu avec quelle facilité, quelle aisance et quelle bonhomie l’audacieux Blaireau joua son rôle de paysan des Vosges.
Certes, un autre, plus expérimenté que Charles Chevry, s’y serait laissé prendre.
Comment se douter que ce brave homme si complaisant, si obligeant, tendait un piège ?
Ce fut avec intention que Blaireau défigura la vérité, en racontant sa fable d’une jeune fille de grande maison enfermée par sa famille dans le vieux château de Blaincourt. Il fallait impressionner le trop confiant jeune homme, l’exciter, l’encourager et poursuivre son œuvre, l’attirer enfin dans le guet-apens où il devait perdre la vie.
* * * * *
En ourdissant sa trame, en dressant ses batteries, Blaireau n’avait pas mis hors de cause la femme de Charles Chevry. Il y aurait aussi nécessité à se débarrasser d’elle, ou tout au moins de la mettre dans l’impossibilité de nuire, c’est-à-dire de faire certaines révélations pouvant mettre sur la piste des assassins de son mari, en remontant à la cause : le baron de Simaise. Mais il n’y avait pas urgence. Un long temps se passerait avant que Zélima eût pu apprendre suffisamment le français pour dire ou faire seulement comprendre dans quel but elle et son mari s’étaient rendus à Blaincourt.
Blaireau pouvait donc attendre et choisir, sans se presser, le moyen qui conviendrait le mieux, le plus sûr moyen de frapper la jeune femme à son tour.
La mort inattendue, imprévue de Zélima vint le délivrer des préoccupations, des inquiétudes qu’il pouvait avoir de ce côté.
Le misérable se frotta les mains de satisfaction.
Décidément, tout lui réussissait au delà même de ses désirs. Le mal était toujours et partout triomphant !
Toutefois, la mort de Zélima n’éloignait pas tout danger. Charles Chevry avait laissé à l’hôtel des papiers importants, entre autres l’acte de mariage du marquis et de la marquise de Chamarande et la lettre de la baronne de Simaise. Au bout d’un certain temps, le maître de l’hôtel pouvait remettre le tout entre les mains d’un commissaire de police. Alors le danger reparaissait : une fois qu’ils auraient mis le nez dans l’affaire, les magistrats voudraient tout savoir ; ils ne s’arrêteraient point, ils iraient jusqu’au fond des choses. Il fallait donc s’emparer, à tout prix, de ces papiers compromettants, terribles.
C’est ce que fit Blaireau avec cette habileté et cette audace qui le rendaient si redoutable.
Pendant que les gendarmes des cantons de l’arrondissement de Remiremont battaient la campagne, cherchaient inutilement partout les meurtriers du malheureux Charles Chevry, Blaireau, tranquillement assis dans son cabinet, devant un bon feu flambant, examinait avec un soin minutieux les papiers de la victime.
Il ne les lisait pas tous, parce que plusieurs étaient écrits en hollandais, d’autres en anglais, et que Blaireau ne connaissait qu’une seule langue : La sienne.
Toutefois, prenant les pièces l’une après l’autre, il les tournait longtemps entre ses doigts avant de se décider à les jeter dans la flamme du foyer.
Au feu l’acte de mariage du marquis et de la marquise. Au feu l’acte de mariage de Charles Chevry et de Zélima. Au feu les lettres de Paul de Chamarande adressées à Charles Chevry. Au feu la lettre de Lucy à Zélima. Au feu le passeport de Charles Chevry, voyageant avec sa femme, délivré par la chancellerie de l’ambassade de France à Londres. Au feu tous les papiers en langues étrangères.
Non, pas tous, deux restaient sur le bureau, mis de côté par l’impitoyable brûleur.
Il les reprit, et, l’un dans sa main droite, l’autre dans sa main gauche, tous deux sous ses yeux, il les regarda longuement, pensif, avec des crispations nerveuses, les enveloppant de lueurs fauves.
Il faisait, évidemment, de violents et inutiles efforts pour deviner les mots, lire les syllabes.
En vérité, on aurait dit qu’il espérait, à force de les regarder, que les deux papiers lui livreraient leur secret.
Ils avaient, l’un et l’autre, la forme ordinaire d’un reçu ; d’ailleurs, le mot « banque », le seul que Blaireau pût lire et traduire, ne lui laissait aucun doute à ce sujet.
C’étaient deux reçus, en effet, l’un, des millions versés à la banque de Batavia, rédigé en hollandais ; l’autre, de la somme confiée au banquier de la compagnie des Indes, écrit en anglais.
Blaireau sentait, devinait, avec son flair habituel, qu’il tenait entre ses doigts deux documents précieux, extrêmement intéressants.
Ah ! s’il avait pu lire ?
– Tonnerre ! grogna-t-il, impossible de déchiffrer ce grimoire ; maudites pattes de mouches !… Je pourrais les faire traduire, alors je saurais… Oui, mais… je n’ai personne de sûr sous la main. Je peux, sorti d’un danger, me fourrer dans un autre. Pas si sot ! Prudence est mère de sûreté !… Pourtant, j’en suis sûr, il y aurait quelque chose à faire avec cela. Au diable les gens qui écrivent dans leur bête de langue ! Est-ce qu’on ne devrait pas partout écrire et parler le français ?
Pendant un instant encore, tout songeur, ses yeux restèrent fixés sur les deux reçus ; puis, pris d’une sorte de rage subite, grinçant des dents, il déchira les papiers, les roula entre ses mains, et, finalement, lança la boulette dans les flammes.
– Comme cela, murmura-t-il, je n’aurai pas de dangereuses tentations, je n’y penserai plus.
Maintenant, tout était en cendres ; l’autodafé était complet.
– Quant à cela, grommela Blaireau, jetant les yeux sur les bijoux, d’ailleurs de peu de valeur, de Zélima, et sur les deux caisses bondées de linge et de belles et riches étoffes de l’Inde, j’en ferai un de ces jours la distribution.
* * * * *
Blaireau était exactement renseigné sur ce qui se passait à Blaincourt par la femme chargée de veiller sur la marquise. Tout ce qu’on disait dans le pays lui était rapporté ; il n’ignorait rien, il savait que l’enquête faite par les magistrats n’avait amené aucune découverte : que Charles Chevry et sa femme étaient restés inconnus et que, las de se livrer à des recherches inutiles, on avait dû renoncer à mettre la main sur les auteurs du crime de Blaincourt.
La Birette trouvait que le maître la laissait bien longtemps en compagnie d’une folle dans ce vieux château, dont il lui était défendu de sortir sous aucun prétexte. Cela n’était pas gai du tout, elle s’ennuyait à mourir. Certainement, si elle avait su, elle n’aurait pas accepté une pareille mission. Vraiment, c’était trop exiger de ses forces : elle était à bout de courage, elle n’en pouvait plus ; elle voulait revenir à Paris. À grands cris elle réclamait sa délivrance. Si on ne la délivrait pas bien vite, elle sentait qu’elle deviendrait folle aussi.
D’ailleurs, après ce qui venait de se passer, n’était-il pas dangereux de garder la folle plus longtemps dans le vieux château ? Il y avait nécessité de la transporter ailleurs. Pourquoi, puisqu’on voulait la laisser vivre, ne pas la mettre dans une maison de fous ? On n’avait rien à craindre ; elle ne se souvenait absolument de rien du passé et jamais, jamais elle ne guérirait ; elle resterait folle toute sa vie.
Blaireau se rendit à ces raisons. En effet, laisser la marquise plus longtemps au château de Blaincourt présentait des dangers.
Il vit le baron de Simaise et il fut décidé entre eux qu’on se débarrasserait complètement de la malheureuse jeune femme.
Chez elle rien de changé : sa situation était la même depuis cinq ans, ni meilleure, ni pire. Elle était devenue mère sans en avoir conscience ; pendant quelques jours elle s’était amusée avec son enfant comme avec un autre objet quelconque ; on le lui avait enlevé sans qu’elle manifestât la moindre émotion : c’était un jouet qu’on lui retirait, voilà tout. Insensibilité complète. Comme le cerveau, le cœur était paralysé. Oubli absolu des choses et des événements passés. Anéantissement de toutes les facultés morales. L’être devenu machine.
Donc, le baron n’avait rien à redouter. On pouvait maintenant, sans danger, livrer la marquise aux hasards de la vie. Qu’importe quel serait son sort !
Quant à l’enfant, pendant quelque temps encore, on pouvait le garder. Il n’était guère gênant. Plus tard, quand le moment serait venu, on s’en débarrasserait, comme de la mère. Ce serait facile : on n’aurait qu’à le conduire dans un pays éloigné, et à l’abandonner là, sur un chemin solitaire.
À Blaincourt et dans les environs, l’émotion causée par la mort des deux inconnus s’était calmée.
Blaireau pouvait s’aventurer de nouveau dans le pays. D’ailleurs, il arriverait au vieux château au milieu de |a nuit.
Nous savons par le récit de Grappier, son gardien, comment la marquise fut enlevée du château où elle était emprisonnée depuis cinq ans.
La Birette l’avait revêtue d’un costume complet de paysanne presque neuf. Souliers ferrés aux pieds, chemise de grosse toile sans marque, robe épaisse, laine et coton, bas de laine bleue, bonnet de linge rond, tuyauté, et sur les épaules, enveloppant la tête, le dos et la poitrine, un grand capuchon d’une espèce de drap marron.
La voiture alla bon train jusqu’au lever du soleil. On était depuis longtemps hors du département des Vosges et déjà on avait traversé une partie de celui de la Haute-Saône. La route suivie était celle indiquée par Blaireau.
On arriva à un petit village et on s’y arrêta dans une auberge. D’abord, il fallait laisser reposer les chevaux ; et puis, pour plus de sûreté, Blaireau ne voulait voyager que la nuit.
Le soir, une heure avant le coucher du soleil, on se remit en route. On marcha toute la nuit. On fit deux haltes seulement de vingt minutes chacune, temps nécessaire pour faire manger l’avoine aux chevaux. Comme la veille, on s’arrêta dans une auberge de village, où on passa la journée.
La troisième nuit, à deux heures du matin, on avait dépassé Tonnerre ; on s’était, à dessein, éloigné de la grande route de Bourgogne, et on se dirigeait vers Joigny par un chemin de communication départementale. Un peu ayant six heures, le jour commençant à poindre, Blaireau donna l’ordre au cocher d’arrêter. La voiture traversait un bois.
– Inutile d’aller plus loin, murmura Blaireau : la route est déserte, une forêt, l’endroit est bien choisi. Il mit pied à terre le premier, la Birette le suivit, puis elle prit le bras de la marquise et l’aida à descendre. La pauvre folle, douce et docile, obéissait passivement.
Sur un signe de Blaireau, la Birette conduisit la marquise au bord du fossé du chemin et l’obligea à s’asseoir sur le talus.
Vite, Blaireau et la femme reprirent place dans la voiture, et les chevaux, piqués par la mèche du fouet, s’emportèrent dans un galop rapide.
C’était fait : la marquise de Chamarande était abandonnée.
Depuis, Blaireau et le baron de Simaise n’avaient point cherché à savoir à quelle destinée ils l’avaient condamnée.
Et des années s’étaient écoulées.
Pauvre Lucy !
Qu’était-elle devenue ?
FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE.