Aujourd’hui, grâce aux grandes lignes de nos chemins de fer et à leurs nombreux embranchements qui sillonnent la France de l’est à l’ouest et du nord au midi, il n’existe plus, pour ainsi dire, de grandes distances, et toutes les communications sont devenues faciles entre les villes et les communes et hameaux les plus reculés.
Il n’en était pas ainsi, il y a seulement une vingtaine d’années. Alors, dans chaque département, beaucoup de localités éloignées des chefs-lieux et n’ayant pas même un service de voitures publiques, se trouvaient presque complètement isolées.
Le petit village de Blaincourt était une de ces communes déshéritées.
Blaincourt se trouve dans cette partie du département des Vosges si pittoresque, si accidentée, qui touche à l’Alsace-Lorraine.
Après les douloureux événements de 1870-1871, quand fut fait le tracé de la nouvelle frontière, Blaincourt est resté à la France.
Quelle immense satisfaction pour les habitants !
Tous en fête, hommes, femmes, vieillards et enfants, ils manifestèrent leur joie par ce cri mille fois répété : « Vive la France ! »
Certes, tous les Français aiment la patrie : ils le prouvent quand il faut verser son sang pour la défendre ; mais c’est surtout dans l’Est que les populations sont animées d’un ardent et généreux patriotisme.
Malgré les belles collines verdoyantes, que dominent de hautes crêtes, sur lesquelles se dressent de gigantesques sapins, et les panoramas splendides qu’on découvre des hauteurs ; malgré le vieux château féodal, forteresse du moyen âge, qui fit plus d’une fois reculer les Allemands ; malgré ses bois ombreux et sa magnifique vallée pleine de fraîcheur, au milieu de laquelle courent, en serpentant, les eaux rapides du Frou ; malgré les sites superbes, grandioses, et les paysages ravissants qu’on rencontre là, comme dans toute la région vosgienne, Blaincourt, caché, perdu dans l’échelonnement des montagnes, est aujourd’hui encore un pays à peu près inconnu.
On y voit rarement passer un étranger. Jamais le touriste, qui parcourt les Vosges, un bâton à la main, ne songe à s’éloigner de la grande route pour aller voir la chute du Frou, qui, sans être comparable à celle du Niagara, n’en est pas moins une chose fort curieuse.
Le Frou a sa source au flanc de la montagne. L’eau sort en bouillonnant, mais très limpide, d’une fente qui s’est faite à la base d’une énorme roche de granit ; elle descend en bondissant sur des degrés, sorte de crans inégaux entaillés dans la pierre noire et luisante, formant ainsi une cascade jusqu’au plateau inférieur où elle a creusé une sorte de petit lac.
Là, sans aucun doute, une et peut-être plusieurs sources nouvelles jaillissent, invisibles, des entrailles de la terre, car le volume d’eau de la cascade se trouve considérablement augmenté quand, s’échappant du lac, le Frou tombe tout à coup, de six mètres de hauteur, dans un deuxième petit lac, très profond, qu’on appelle le trou de la Fée.
Les eaux continuent à descendre, endiguées naturellement par des blocs de rochers, jusqu’à l’entrée de la vallée où une écluse les reçoit.
Alors moins bruyant, plus calme, le Frou baigne les terres basses du château, fait tourner les roues du moulin de Blaincourt et va ensuite répandre la fraîcheur et la fertilité dans la vallée.
Néanmoins le Frou est un ruisseau terrible et constamment redoutable. À l’époque des pluies, lors de la fonte des neiges et presque toujours après un orage, grossi subitement par tous les ravins de la montagne, il devient un torrent impétueux et mugissant. Jaune, furieux, écumant, il saute par dessus ses digues, déborde de tous les côtés, et en un instant tout le pays est inondé.
En l’année 1854, un matin du mois de novembre, deux hommes se promenaient de long en large devant le bureau de poste de la petite ville de Varnejols. Le jour commençait seulement à venir ; mais déjà la grande fenêtre garnie de barreaux de fer du bureau de poste était éclairée ; le receveur était occupé, sans doute, en attendant le courrier de Remiremont, à préparer le paquet des lettres destinées au canton de Verzéville, trouvées la veille, à la dernière levée, dans les boîtes aux lettres de la ville.
Cinq heures sonnèrent.
Les deux hommes dont nous venons de parler s’arrêtèrent au milieu de la rue.
– Cinq heures, dit l’un, le plus âgé, qui paraissait être le maître de l’autre ; si l’on t’a bien renseigné, le courrier ne tardera pas à arriver.
– Il est toujours ici, m’a-t-on dit, à cinq heures, cinq heures vingt, au plus tard.
– Cette satanée pluie qui a tombé une partie de la nuit a singulièrement rafraîchi le temps. Brrr, je commence à sentir qu’il fait un froid du diable.
– Et moi donc, j’ai les pieds à la glace.
– J’ai été bien inspiré en faisant emplette de ces épais cache-nez de laine.
– Sans compter qu’ils complètent parfaitement notre costume de paysan du pays. Rien n’y manque : gros souliers ferrés, culotte dans de hautes guêtres bouclées jusqu’aux genoux, veste ronde de droguet sous la blouse bleue, chemise de toile de ménage, chapeau de feutre gris à larges bords… Hé, hé, vous n’avez même pas oublié le gourdin de cornouiller, qui nous fait ressembler à deux maquignons revenant de la foire.
– Il faut cela.
– Aussi je défie bien le plus malin, le plus rusé des Lorrains de ne pas voir en nous deux bons paysans des Vosges.
– Ah ! il me semble que j’entends un bruit de grelots et le roulement d’une voiture.
– Vous ne vous trompez pas ; c’est le courrier qui arrive au grand trot.
– Pourvu qu’il amène ceux que nous attendons.
– Pourquoi ne les amènerait-il pas ?
– Est-ce que je sais ? La jeune femme enceinte a pu se trouver indisposée ; le courrier pouvait ne pas avoir de place pour eux.
– Bah ! les voyageurs sont rares en ce moment. Si, comme vous en êtes presque certain, ils sont arrivés à Remiremont entre minuit et une heure, ils ont sûrement pris le courrier, puisque c’est l’unique moyen de se rendre à Blaincourt par la voiture de Verzéville, qui vient prendre chaque jour les dépêches à Varnejols.
– Attendons, je saurai dans un instant si le diable est toujours de mes amis.
– Vous n’avez jamais raté une bonne affaire, maître, répliqua l’autre : vous réussissez dans toutes vos entreprises ; ah ! vous êtes l’homme le plus étonnant qu’il y ait au monde ! Tous ceux à qui vous commandez vous obéissent sans murmurer. Ils sont les esclaves de votre puissante volonté, car ils ont confiance en votre génie ; nous vous sommes fidèles, dévoués, nous vous aimons, nous vous admirons ; pour vous, maître, tous, l’un après l’autre, nous nous ferions hacher en morceaux.
L’œil du maître eut un éclair d’orgueil.
– Allez, continua l’autre en riant, le diable et tous ses diablotins sont trop heureux de vous servir pour ne pas être à vos ordres aujourd’hui comme toujours.
– Nous verrons cela. La voilure de Verzéville n’a bien que trois places ?
– Et une quatrième à côté du courrier, sur le siège.
– C’est parfait !
– Le véhicule n’est pas commode du tout ; c’est une espèce de cabriolet fermé devant par des panneaux vitrés, qui se relèvent et s’attachent sous la capote avec des courroies. Dans ce pays, pas de luxe pour les voyageurs ; on ne se préoccupe guère de leur agrément.
– Qu’importe, l’essentiel est qu’on puisse causer.
– De mon côté, je ferai jaser le courrier ; soyez tranquille, il n’entendra rien.
– Ah ! çà, mais il n’arrive pas ce courrier ! Je n’entends plus ni le roulement de la voiture, ni la sonnerie de grelots.
– Parce que, avant d’entrer dans la ville, il y a une montée ; en ce moment, les chevaux marchent au pas.
– C’est juste.
– Tenez, ils ont grimpé la côte ; ils entrent dans la ville.
Maintenant, en effet, on entendait distinctement le bruit des sabots des chevaux frappant le pavé.
– Et voici la voiture de Verzéville.
Deux haridelles, traînant le véhicule annoncé, tournaient à l’angle d’une rue ; elles avancèrent au pas et vinrent s’arrêter devant le bureau de poste.
Le courrier arrivait.
– Hé, Lucot ! cria-t-il à son camarade, en sautant à bas de son siège, j’ai deux voyageurs pour toi.
– Bon ! fit l’autre.
Les deux hommes déguisés en paysans échangèrent un regard expressif.
Le receveur et son commis étaient sortis du bureau pour recevoir les sacs de dépêches que le courrier tirait du coffre de sa voiture.
L’opération fut vite terminée.
– Est-ce ici que nous descendons ? demanda une voix d’homme, qui sortait de l’intérieur de la voiture.
– Oui, monsieur, c’est ici, répondit le courrier, qui, ayant livré ses dépêches, s’empressa d’ouvrir la portière.
Un homme de taille moyenne, brun, au visage bronzé par le soleil, et paraissant avoir quarante ans, mit pied à terre, puis tendit la main à une jeune femme pour l’aider à descendre.
Cette jeune femme, qui ne devait pas avoir plus de vingt ou vingt-deux ans, était dans un état de grossesse avancé. Elle avait la taille, le corps et un peu les manières d’une fillette de quatorze ans, et elle paraissait frêle comme un enfant. Ses mouvements étaient pleins de grâce. Elle était jolie, on aurait pu dire même qu’elle était belle, tant les formes de sa mignonne personne étaient parfaites. Mais c’était une beauté d’un type original, étrange.
À la voir seulement, on reconnaissait qu’elle n’appartenait à aucune des races de l’Europe. Toutefois, il eût été difficile de deviner dans laquelle des quatre autres parties du monde elle était née.
Par suite, sans doute, de la fatigue du voyage et en raison de sa position, sa figure, d’un dessin très pur, était pâle ; mais cette pâleur, en adoucissant les tons chauds de son teint d’ambre, faisait ressortir vigoureusement le carmin de ses lèvres et donnait un éclat singulier à ses grands yeux noirs, doux, caressants, langoureux, d’une expression indéfinissable.
Dès qu’elle fut descendue de voiture, son compagnon l’enveloppa d’un regard plein de tendresse et de sollicitude. Puis tenant toujours la petite main gantée qu’il pressait doucement :
– Ma chère Zélima, comment te trouves-tu ? lui demanda-t-il dans une langue inconnue.
Elle attacha sur lui ses beaux yeux qui brillaient comme des diamants.
– Bien, oui, bien, répondit-elle.
– Ma Zélima est vaillante, je le sais ; mais, malgré ce jour de repos que nous avons pris, ce long voyage t’a horriblement fatiguée, je le vois, et je crains que tes forces ne finissent par trahir ton courage.
– Non, non.
Il secoua la tête.
– Vois-tu, reprit-il, j’aurais dû ne pas t’écouter ; oui, j’aurais bien fait de te laisser à Paris.
– À Paris, toute seule ! répliqua-t-elle vivement. Oh ! je me serais trop ennuyée et à ton retour tu m’aurais trouvée morte !
– Enfant !… fit-il en la caressant du regard.
– Non, non, continua-t-elle, je ne peux pas me séparer de toi, je veux être près de toi toujours, toujours.
– Écoute, Zélima, nous avons encore trois heures de voiture et ensuite nous devrons marcher pendant une demi-heure, une heure peut-être, pour arriver au village de Blaincourt…
– Je suis forte.
– Mais tu es fatiguée ; si tu le veux, nous resterons ici jusqu’à demain matin ; Je ne sais ce que j’éprouve ; je suis inquiet, tourmenté, c’est comme le pressentiment d’un accident ou d’un malheur qui te menace.
– Non, répondit-elle en souriant, allons où tu veux, où tu dois aller : comme toi j’ai hâte d’arriver et déjà je voudrais savoir…
Un long soupir acheva sa phrase.
– Nous saurons, ma chère Zélima, il le faut. N’est-ce pas uniquement pour savoir ce qu’est devenue ta chère protectrice, ta seconde mère, la femme que tu aimes le plus au monde, que nous nous sommes enfin décidés à quitter ton beau pays de fleurs, de parfums et de soleil pour venir en France ?
» Je dois tout ce que je possède, toi d’abord, ma chérie, et ma petite fortune à monsieur le marquis, qui a été lui aussi, mon protecteur, mon ami. Hélas ! il n’est plus ; le bâtiment qui le ramenait en France a fait naufrage ; lui, passager, et trente pauvres marins ont été ensevelis sous les vagues furieuses de l’Océan.
» Mais sa femme, son enfant, où sont-ils ? Pour les retrouver, je ne reculerai devant aucun sacrifice. J’ai déjà cherché, je cherche encore. Je ne me lasserai point, je chercherai jusqu’à ce qu’on m’ait appris ce qu’est devenue ta protectrice, la femme de mon ancien maître et son enfant. Il faudra bien, à la fin, que nous sachions quelque chose. Le plus léger renseignement peut me mettre sur leur trace. C’est dans l’espoir que notre voyage ne sera pas inutile que nous nous rendons à Blaincourt où, j’en ai acquis la certitude, Mme la marquise a habité pendant quelques années ; c’est là peut-être, au château de Blaincourt, qu’elle a mis son enfant au monde.
– Chère et bonne Lucy ! Pauvre amie ! murmura la jeune femme.
Puis à haute voix, avec animation :
– Non, continua-t-elle, elle n’est pas morte… Il me semble que j’entends en moi une voix céleste qui me crie qu’elle existe, mais qu’elle est malheureuse et qu’elle nous attend pour la sauver ! Oh ! la retrouver, la revoir, et sentir comme autrefois ses lèvres sur mon front ! Va, je ne me sens plus fatiguée du tout et je ne crains pas de manquer de force… Manquer de force, moi, quand j’ai constamment cette pensée que ma chère Lucy souffre, qu’elle m’appelle et m’attend ! Non, non. Allons vite à Blaincourt.
– Ainsi tu ne désires pas l’arrêter ici pour te reposer ?
– Non, ce serait encore un retard. Si Lucy est malheureuse, si c’est nous qu’elle attend pour la secourir, nous n’avons pas le droit de perdre une journée, pas même une heure.
À quelques pas de distance, les deux hommes, qui avaient emprunté pour la circonstance le costume de paysan des Vosges, examinaient avec une curiosité avide la jeune femme et son compagnon.
En même temps, ils écoutaient la conversation. Peine inutile. Le plus âgé, celui que l’autre appelait « maître », éprouvait un secret dépit de ne point connaître la langue que parlaient les deux étrangers. Il aurait certainement donné beaucoup pour savoir ce qu’ils disaient.
C’était un homme trapu, dont la tête énorme, aplatie au sommet et atteinte d’une calvitie précoce, semblait collée sur ses larges épaules carrées. Ses grosses lèvres rouges, qui émergeaient sous un long nez busqué, indiquaient la sensualité ; mais sa passion dominante était l’amour de l’argent ; il avait la soif de l’or. Ses yeux petits, ronds, jaunes et clignotants, enfoncés sous les arcades sourcilières, dénonçaient l’homme astucieux. Du reste, toute sa physionomie exprimait la finesse et la ruse. La flamme de son regard était sinistre.
Ce laid personnage, qu’il était difficile de regarder en face sans avoir la chair de poule, s’appelait Blaireau.
L’individu qui l’accompagnait, un bandit à sa solde, se nommait Princet.
Blaireau est depuis longtemps connu de nos lecteurs (voir l’Enfant du Faubourg et Deux mères. Blaireau joue un rôle très important dans ces deux romans).
Il avait alors trente-quatre ou trente-cinq ans. Il habitait à Paris, rue du Roi-de-Sicile, où il était censé diriger un cabinet d’affaires ; mais il travaillait dans l’ombre, ne s’occupant guère que d’affaires malpropres et ténébreuses. Il s’était fait une spécialité de l’exploitation des passions humaines. Et comme, malheureusement, les passions et les vices des hommes sont nombreux, il ne manquait pas de clients. Du reste, il n’était pas difficile : il était entièrement à la disposition de quiconque le payait bien.
Né avec le génie du mal, très ambitieux et plein d’audace, cet homme ne pouvait être autre chose qu’un grand scélérat.
Il voulait avoir des millions !
Capable de tout, ne reculant devant rien pour arriver à sa fortune, Blaireau devait commettre toutes les infamies, tous les crimes qui lui ont valu sa triste célébrité.