II

Le courrier de Verzéville avait reçu et enfermé ses dépêches dans le coffre de son cabriolet fermant à clef.

Le jour était venu. Quelques têtes, lourdes encore des vapeurs du sommeil, apparaissaient aux fenêtres des maisons et les boutiquiers commençaient à ouvrir leurs portes et leurs volets.

Après avoir jeté un dernier coup d’œil sur son attelage, Lucot cria d’une voix enrouée :

– Je suis prêt, nous partons.

Aussitôt les quatre voyageurs s’approchèrent de la voiture.

– Est-ce que madame est avec vous ? demanda Lucot au compagnon de la jeune femme.

– Vous le voyez bien, répondit l l’inconnu, qui parlait purement le français.

– C’est votre épouse ?

– Oui, c’est ma femme.

– Diable, diable, fit Lucot en se grattant l’oreille.

– Eh bien ?

– Voilà : c’est que je n’ai que trois places d’intérieur et une quatrième à côté de moi. Comme ces deux messieurs ont retenu deux places d’intérieur, il n’en reste plus qu’une pour votre épouse.

L’inconnu laissa voir sa vive contrariété.

– Si ça ne vous fait rien de ne pas être à côté de votre épouse, continua Lucot, tout peut s’arranger, vous grimperez sur mon siège. Que voulez-vous ? À la guerre comme à la guerre !

Comme si elle eût compris, la jeune femme se serra contre son mari avec un mouvement d’effroi.

Celui-ci ne paraissait nullement satisfait de la proposition. Il était facile de voir qu’il ne pouvait se décider à laisser sa femme en compagnie de deux hommes qu’il ne connaissait point.

Alors, Princet, qui se tenait un peu à l’écart, s’avança sur un signe que lui fit Blaireau.

– Par exemple, dit-il, ça ne serait pas à faire que monsieur soit obligé de voyager séparé de madame son épouse. Non, pas de ça, je tranche la difficulté.

» Mon bon monsieur, continua-t-il en s’adressant à l’inconnu, je vous cède ma place sous la capote et je m’installe à côté du courrier. Le temps menace de se remettre à la pluie, mais ça ne fait rien, je ne crains pas d’être mouillé, ma peau y est habituée.

L’inconnu se confondit en remerciements.

– Laissez donc, l’interrompit Princet, c’est pas la peine. Quoique paysan, on sait vivre ; faut toujours avoir des égards pour la plus belle moitié du genre humain.

La chose arrangée ainsi que le voulait Blaireau, on prit place dans le cabriolet, le mari entre sa femme et Blaireau. Lucot monta sur son siège dont Princet avait déjà pris la moitié.

Deux coups de fouet cinglèrent les flancs des chevaux poussifs qui, après plusieurs mouvements de tête, lesquels exprimaient toute autre chose que l’allégresse, se décidèrent à partir au petit trot.

Un instant après on sortait de Varnejols, et, par un chemin de traverse où l’eau des averses de la nuit coulait dans les ornières, on gagna la route de Verzéville.

Aiguillonnés de temps à autre par la mèche du fouet, les jambes des chevaux semblèrent se déraidir et ils prirent une allure un peu plus vive.

Son chapeau enfoncé sur ses yeux et le bas de sa figure enfoui dans son cache-nez, Blaireau restait silencieux, et, tout en réfléchissant, observait du coin de l’œil son compagnon de voyage.

– Madame est-elle bien à son aise ? demanda-t-il tout à coup ; ces voitures sont si étroites, si peu commodes… Serrez-vous contre moi, monsieur, ne craignez pas de me gêner, ajouta-t-il en se faisant petit dans son coin.

– Vous êtes bien bon, monsieur ; merci, répondit le jeune homme.

Et il se rapprocha du voyageur complaisant pour laisser à sa compagne une plus large place. La glace était rompue. On allait pouvoir causer.

– À d’autres ! fit Blaireau après un assez long silence ; maintenant voilà le vent qui souffle dans la capote comme s’il y cherchait les ailes d’un moulin à vent… Et la pluie qui s’en mêle !… Quel chien de temps ! Dans nos pays montagneux, en cette saison, il faut s’attendre à cela tous les jours.

Une pluie fine et froide commençait en effet à tomber ; fouettée par le vent, elle crépitait sur le cuir de la capote.

La jeune femme s’enveloppait en se serrant frileusement dans son tartan de laine.

– Oh ! il ne faut pas que votre dame prenne froid, monsieur, continua Blaireau d’une voix empressée et pleine d’intérêt ; si vous le voulez bien, nous fermerons.

– Comment ? demanda l’inconnu qui n’avait probablement pas encore remarqué les panneaux vitrés attachés au-dessus de sa tête.

– La chose n’est pas difficile, vous allez voir.

Et Blaireau se mit en devoir de détacher les panneaux, qu’il fit tomber sur une rainure faite dans la barre de bois du tablier.

Un sourire gracieux de la jeune femme le remercia.

– Vous êtes mille fois trop bon, monsieur, dit le mari.

Il ajouta :

– Voilà un système de fermeture fort ingénieux, que je ne connaissais point.

– Oh ! tout à fait primitif, dit Blaireau. Maintenant me voilà tranquille et vous aussi, n’est-ce pas ? Votre dame ne sentira plus ni le vent, ni la pluie. Vilain temps pour voyager, monsieur ; mais voilà, il faut travailler, les affaires…

Après une pause :

– Est-ce que vous êtes de nos pays ?

– Non, monsieur, et je ne connais pas du tout la Lorraine, où je viens pour la première fois.

– Monsieur arrive de loin ?

– Oui, de loin, de très loin.

– Mais vous êtes Français, pas vrai ? Je reconnais cela à votre parler.

– Oui, je suis né en France, pas bien loin de Paris ; mais j’étais jeune encore quand j’ai quitté les bords de la Seine pour aller au delà des mers.

– Ah ! comme cela doit vous sembler bon de revoir la patrie ?

– Oui, c’est une joie réelle ; seulement elle est mélangée de tristesse et d’amertume.

– Je comprends, je comprends… la mort a fait des siennes : vous ne retrouvez pas en France tous ceux que vous y avez laissés. Que voulez-vous, c’est comme ça en ce monde, chacun a ses peines. Allez-vous plus loin que Verzéville ?

– Un peu plus loin, à Blaincourt.

– Tiens, tiens, à Blaincourt ; c’est mon pays.

– Ah ! vous êtes de Blaincourt ?

– J’y suis né. C’est un assez joli petit village, bâti à l’entrée d’une gorge de la montagne ; mais triste, triste… Pas de mouvement, pas de vie, un pays mort, quoi !

– Il y a un château ?

– Un vieux château ou plutôt ce qu’il en reste. Blaincourt est si éloigné que le propriétaire du vieux manoir n’y vient jamais ; il le laisse tomber en ruines.

– Alors, il n’est pas habité ?

– Si, par le gardien, un vieux bonhomme. En voilà un qui sait des choses… Mais c’est une espèce de sauvage, une brute… Impossible de lui arracher une parole.

L’inconnu avait tressailli.

– On peut le voir ? demanda-t-il.

– Heu, heu, pas facilement. C’est un sauvage, je vous l’ai dit ; on dirait que les autres hommes lui font peur. Il y a quelques années, il s’est passé quelque chose de terrible au château. Quoi ? On a fait beaucoup de suppositions ; dans nos villages, comme partout, d’ailleurs, on est curieux, on jase, on clabaude ; mais on n’a rien su de positif. C’est resté dans l’ombre, un mystère ! Le vieux sait tout, lui ; mais il est muet comme une carpe. Entre nous, je crois qu’il a d’excellentes raisons pour garder le silence. Très méfiant, il vit seul, comme un ours, et il ne parle à personne, probablement parce qu’il n’aime pas à être questionné. Pourtant ce sauvage est reconnaissant, il se souvient d’un service que je lui ai rendu autrefois ; grâce à cela, il cause volontiers un instant avec moi et je suis sûr qu’il ferait pour moi ce qu’il refuserait net à un autre.

» Mais tout cela ne vous intéresse guère, monsieur. C’est pour dire quelque chose, cela fait trouver le temps moins long. Chez qui allez-vous, à Blaincourt ? Un proche parent, sans doute ?

– Non, répondit l’inconnu comme sortant d’un rêve, je ne connais personne à Blaincourt.

– Bien, bien, une affaire !

– Oui, une affaire.

Après être resté un moment silencieux, l’inconnu reprit :

– Mon Dieu, je n’ai aucune raison de vous le cacher, je vais à Blaincourt avec l’espoir d’y trouver certains renseignements.

– En ce cas, monsieur, si je puis vous être utile…

– Peut-être.

– Disposez de moi. Je serais heureux de pouvoir vous donner les renseignements que vous désirez.

L’inconnu n’avait aucune raison de douter des bonnes intentions de ce brave paysan si plein de complaisance, si rond dans ses manières. N’était-ce pas un heureux hasard qui le lui avait fait rencontrer ? Pourquoi, d’ailleurs, aurait-il soupçonné un ennemi ? Plus on est dirigé par la pensée du bien, moins on est disposé à admettre l’idée du mal chez les autres.

– Monsieur, dit-il, tout à l’heure, sans vous en douter, en me parlant du vieux gardien du château de Blaincourt, vous m’avez vivement intéressé.

– Ah ! fit Blaireau, jouant admirablement l’étonnement.

– Je vous ai écouté avec une grande attention, et ces paroles : « Il s’est passé quelque chose de terrible au château » m’ont causé une émotion violente.

– S’il en est ainsi, je regrette… je suis désolé…

– Non, car je vous remercie de m’avoir dit cela. Ce sont vos paroles qui m’encouragent à accepter l’offre que vous venez de me faire. Peut-être, en effet, allez-vous pouvoir me renseigner.

– Si ça m’est possible, je ne demande pas mieux.

– Il y a cinq ou six ans, une jeune femme demeurait au château de Blaincourt.

– Parfaitement ! Une toute jeune femme, vingt ou vingt-deux ans à peine, étrangère, anglaise ou américaine ou d’une autre nation, je ne sais pas… Belle comme une déesse, par exemple ; la peau d’une blancheur de lait, de grands yeux noirs et des cheveux d’ébène.

– C’est bien cela. Vous l’avez vue ?

– Oui, une fois, par hasard : un jour que j’avais été appelé au château, je ne me rappelle plus pourquoi, je l’ai rencontrée dans une allée du jardin.

– Vous lui avez parlé ?

– Je n’ai pas osé prendre cette permission ; je l’ai seulement saluée. Elle s’est vite jetée dans une autre allée et s’est éloignée rapidement.

– Eh bien, monsieur, vous l’avez déjà compris, sans doute, c’est au sujet de cette jeune femme que je vais à Blaincourt. Elle n’est plus au château ?

– Elle n’y est plus.

– Sait-on où elle est allée, enfin ce qu’elle est devenue ?

– Là-dessus, monsieur, je ne peux pas vous renseigner, et personne, à Blaincourt, n’est mieux instruit que moi.

L’inconnu baissa tristement la tête.

Après être resté un moment silencieux, il reprit :

– Le vieux gardien du château sait peut-être, lui.

– Oui, peut-être. Comme je vous l’ai dit, le père Grappier – c’est ainsi qu’on l’appelle, – sait bien des choses.

– Il y a longtemps qu’il est au château ?

– Des années.

– Y était-il avant l’arrivée de la jeune femme ?

– Oui.

– Alors, il doit savoir…

– Je pense comme vous, monsieur, le père Grappier doit savoir.

– Quand vous avez parlé tout à l’heure d’un événement terrible, qui s’est passé au château, vous faisiez allusion à quelque chose concernant la jeune femme ?

– C’est vrai.

– Je vous en prie, monsieur, dites-moi…

– Oh ! des racontages.

– N’importe, je tiens à savoir…

– On a fait des suppositions, on a bâti des histoires plus ou moins absurdes, en fin de compte on n’a rien su du tout de vrai. Pour vous être agréable je vous raconterais volontiers ce qu’on dit ou plutôt ce qu’on disait à l’époque dans le pays, car depuis longtemps déjà tout cela est oublié ; seulement…

– Eh bien ?

Blaireau se pencha vers l’inconnu, et lui dit tout bas à l’oreille.

– Seulement, devant madame, je ne peux pas…

– Oh ! vous pouvez parler sans crainte, ma femme ne connaît pas la langue française.

– Oh ! alors, c’est différent ; voyez-vous, j’avais peur de l’effrayer.

– C’est donc, en effet, bien terrible ? fit le jeune homme devenant très pâle.

– Ce qu’on racontait, monsieur ; car je ne vous garantis point que ce que je vais vous dire soit la vérité.

– C’est convenu. Je vous écoute.

– La jeune femme en question appartenait ou appartient, si, comme il y a lieu de le supposer, elle existe encore, à une famille étrangère des plus honorables et immensément riche. Des gens disent que son père est un banquier ou un grand armateur ; d’autres, prétendent être mieux renseignés, affirment que c’est un prince ou un duc.

» Or, il paraît que la demoiselle, oubliant le respect qu’elle devait à sa famille, à sa haute situation, devint éperdument éprise d’un domestique de son père, une sorte de palefrenier, un homme de rien, quoi.

L’inconnu eut un léger haussement d’épaules et un sourire singulier courut sur ses lèvres…

Blaireau continua :

– Grande colère, grand désespoir, désolation des parents quand ils découvrirent le pot aux roses ; car, enfin, la honte de leur malheureuse fille rejaillissait sur eux. Que faire ? Autant que possible sauver l’honneur, cacher la honte, à tout prix éviter le scandale. L’éloignement de la demoiselle fut décidé. On l’amena en France. Mais on ne tarda pas à faire une nouvelle découverte : c’était le bouquet. La demoiselle se trouvait dans une position intéressante.

L’inconnu ne put s’empêcher de tressaillir.

– Complications nouvelles, poursuivit Blaireau ; il fallait absolument l’isoler du monde, la cacher à tous les yeux, la séquestrer en quelque sorte. Dans ce but, on chercha un endroit. En France, aussi bien que partout ailleurs, avec de l’argent on a et l’on trouve tout ce qu’on veut. Le vieux manoir de Blaincourt fut loué et on y amena la demoiselle avec une autre femme, une domestique pour la servir.

» La voilà bel et bien emprisonnée, car il lui était seulement permis de se promener dans les jardins. Excepté moi, monsieur, je crois bien qu’aucun autre habitant de Blaincourt ne peut se flatter de l’avoir vue.

» Vrai, la pauvrette ne devait guère s’amuser ; on peut même supposer qu’elle s’ennuyait à mourir. Mais voici le plus triste de la chose : était-ce l’ennui, l’horreur de son isolement, le regret de ce qu’elle avait fait, le remords, la douleur de sa honte ou n’importe quelle autre chose ? Je ne sais. Toujours est-il – et ça doit être vrai – que sa tête déménagea, elle devint folle.

– Oh ! exclama l’inconnu.

– Oui, monsieur, folle !

– Et l’on n’a rien fait pour la guérir ?

– Je ne peux pas vous dire si l’on a fait ceci ou cela ; quand c’est une maladie incurable…

– Mais on guérit la folie.

– C’est possible.

– Veuillez continuer, monsieur : si étrange que soit votre récit, il m’intéresse énormément.

– Donc, la pauvre demoiselle perdit la raison. Enfin le moment fatal arriva ; elle mit au monde un enfant.

– Un petit garçon ou une petite fille ?

– Ça, monsieur, on n’en sait rien.

– Comment, sa naissance n’a-t-elle pas été déclarée ? Après avoir séquestré la pauvre mère, aurait-on fait disparaître son enfant !

– Attendez, vous allez voir : Quelques instants après la naissance de l’enfant, la mère, qu’on avait malheureusement laissée seule un moment, fut prise tout à coup d’un accès de folie furieuse ; elle s’élança hors du lit, saisit son enfant par ses petites jambes nues, l’enleva de son berceau et, s’en servant comme d’un marteau ou d’une massue pour frapper sur une table, elle lui broya la tête.

Le jeune homme laissa échapper un cri d’horreur.

– Mais c’est impossible, une pareille chose ne peut pas arriver ! s’écria-t-il.

– Aussi ai-je eu soin de vous prévenir que je n’affirmais rien ; je vous raconte ce que j’ai entendu dire, voilà tout. Quoi qu’il en soit, on est convaincu dans le pays que quelque chose d’effroyable s’est passé au château. On n’endort pas la curiosité des gens ; voyez-vous, si bien que soient cachées les choses qu’on veut tenir secrètes, il y a toujours des rumeurs qu’on saisit comme au vol dans un souffle de vent qui passe. Mais, je vous le répète, la vérité est restée ensevelie dans l’ombre du mystère.

– Enfin, certains bruits ont couru : la justice a dû faire une enquête ?

– La justice ? elle n’a rien fait du tout ; elle ne s’est même pas dérangée.

– Il me semble pourtant…

– Peut-être a-t-elle cru devoir fermer ses yeux et boucher ses oreilles. Les gens riches sont puissants, monsieur.

– Oui. Mais les lois françaises sont égales pour tous.

– C’est probablement ce qu’ont voulu ceux qui les ont faites ; il reste à examiner si dans leur application l’égalité existe. À tous les degrés de l’échelle, il y a la faveur, monsieur, la faveur… une plaie administrative et gouvernementale. Tout pour ceux-ci, rien pour ceux-là. Bref, on a étouffé l’affaire…

– Mais l’enfant, monsieur, l’enfant ?

– On a prétendu que la jeune femme n’était pas enceinte et que, par conséquent, il n’y avait pas eu accouchement.

– Ainsi, on a fait disparaître l’enfant !

– Pardon, monsieur, mais si, réellement, la demoiselle n’était pas enceinte…

– Je suis sûr du contraire.

– Oh ! alors, si vous êtes sûr…

– Il y a du vrai et du faux dans ce que vous avez bien voulu me raconter, monsieur, je laisse de côté les suppositions, les on dit, mais je ne doute plus : oui, je suis convaincu qu’on a séquestré la mère afin de pouvoir faire disparaître son enfant.

– Ma foi, je ne dis pas non, fit Blaireau.

Et un éclair rapide sillonna son regard.

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