IX

Huit jours se sont écoulés depuis les faits que nous venons de raconter.

Il y avait eu enquête sur enquête ; mais, malgré toute la peine qu’ils s’étaient donnée, les représentants de la justice, n’avaient rien pu savoir. Chaque fois qu’on avait cru tenir un fil conducteur, il s’était rompu brusquement.

Le procureur impérial et un juge d’instruction s’étaient transportés à Blaincourt. Jules Cornefer, de retour de son voyage, avait comparu devant eux ; on ne le soupçonnait pas d’être complice du crime ; mais on espérait qu’il pourrait fournir de précieux renseignements.

Certes, le jeune homme n’était pas content de jouer ainsi, à son insu, un rôle dans cette ténébreuse affaire, et, même devant le ministère public, il ne s’était pas gêné pour laisser voir son indignation et sa colère.

– Évidemment, avait-il répondu, les deux scélérats, me connaissent ou tout au moins mon nom puisqu’ils s’en sont servis. Mais qui sont-ils ? Je connais des milliers de personnes dans l’arrondissement. J’ai beau chercher, me creuser la tête, je ne trouve pas.

Jules Cornefer n’avait pas eu de peine à prouver que, dans la nuit du crime, il était à Remiremont, à l’hôtel de l’Écu, où il descendait habituellement.

Toutefois, le procureur impérial et le juge d’instruction lui avaient fait subir un assez long interrogatoire.

Avant de quitter Blaincourt, ces messieurs avaient vu la victime, puis la jeune femme et l’enfant, deux autres victimes, par contre coup, des deux misérables, qui paraissaient devoir échapper à la justice.

Cependant les brigades de gendarmes étaient lancées dans toutes les directions ; on rencontrait des gendarmes partout, dans les villages, les hameaux, les bois, sur toutes les routes, sur tous les chemins. Ils arrêtèrent bien quelques vagabonds ; mais point les deux individus dont le courrier de Verzéville avait donné le signalement.

Blaireau et Princet avaient su prendre leurs précautions ; ils étaient rentrés à Paris tranquillement, sans avoir été inquiétés.

Le lendemain de la visite des magistrats du parquet à Blaincourt, avait eu lieu le double enterrement. Le maire, assisté du juge de paix et du docteur Cornevin, conduisait le deuil. Tous les habitants de la commune et plusieurs centaines de personnes accourues des villages voisins suivirent les deux cercueils jusqu’au cimetière. Là, devant les deux fosses creusées à côté l’une de l’autre, le maire prononça quelques paroles émues, qui impressionnèrent vivement l’assistance.

Il parla de l’enfant, de l’innocente petite créature que le malheur avait frappée coup sur coup, avant et à l’heure de sa naissance.

– Mais la providence veille sur les pauvres petits orphelins ! s’écria-t-il. L’enfant ne sera pas sans famille, l’orpheline n’est pas abandonnée ; elle ne sera pas privée de tendresse et d’affection ; elle a déjà retrouvé un père et une mère !… Et vous, pauvres victimes de la méchanceté des hommes, que vos âmes soient consolées !

Sur le registre des décès de la commune, on avait écrit deux actes ; les nom et prénoms avaient été remplacés par ces mots : inconnu, inconnue.

* * * * *

Un matin, entre dix et onze heures, une voiture de maître s’arrêta devant l’hôtel du Havre, à Paris. Un homme bien vêtu, à la dernière mode, mit pied à terre. C’était Blaireau. Pour la circonstance, il avait cru devoir orner la boutonnière de sa redingote du ruban rouge de la Légion d’honneur.

Il entra hardiment dans la loge du concierge.

– Je désire parler au maître de l’hôtel, dit-il à ce dernier.

L’homme sortit de sa loge, et, montrant une porte :

– Le patron est là, dans son bureau, répondit-il ; vous pouvez entrer.

Blaireau alla à la porte indiquée, tourna le bouton et pénétra dans le bureau. Le propriétaire de l’hôtel quitta aussitôt son travail et se leva pour saluer le visiteur qui, à en juger par sa mise, sa tenue et sa décoration, devait être un homme considérable.

Blaireau s’aperçut avec satisfaction qu’il avait produit tout l’effet qu’il désirait.

– Monsieur, dit-il, c’est ici, chez vous, que sont descendus, il y a trois semaines environ, deux voyageurs venant d’Angleterre, M. Charles Chevry et sa femme.

– Parfaitement, monsieur.

– M. Charles Chevry est mon ami.

– Vous venez sans doute pour le voir ? Mais lui et sa dame sont absents : ils ne sont pas à Paris ; je suis même un peu étonné qu’ils ne soient pas déjà de retour. En partant M. Chevry m’a dit qu’il reviendrait dans trois ou quatre jours, et, si je ne me trompe, c’est aujourd’hui le dixième jour.

– Oui, je sais cela. En effet, mon ami a quitté Paris, pensant y revenir au bout de quelques jours, puisqu’il n’a emporté qu’un peu de linge dans une petite valise de voyage ; mais, par suite d’une cause tout à fait imprévue, il a été obligé de changer ses dispositions ; Charles Chevry est retourné en Angleterre.

– Ah !

– Et des mois se passeront avant que j’aie le plaisir de le revoir à Paris.

– Je vous avoue, monsieur, que je suis surpris, très surpris.

– Comme je l’ai été moi-même. Que voulez-vous ? cela arrive souvent dans la vie. On n’est jamais sûr la veille de ce qu’on fera le lendemain. L’imprévu, la chose inattendue est toujours là pour mettre obstacle à nos désirs. Enfin, monsieur, je viens vous trouver de la part de M. Charles Chevry pour vous payer, d’abord, ce qu’il vous doit et vous prier ensuite de me remettre les objets divers qu’il a laissés à l’hôtel et qu’il me charge de lui expédier à Londres.

Le maître de l’hôtel regarda fixement Blaireau, ayant l’air embarrassé. Avait-il un soupçon ? Peut-être.

– Monsieur veut-il avoir l’obligeance de me dire son nom ?

– Certainement, répondit Blaireau avec aplomb ; je me nomme Théophile Lemoine. Du reste, voici ma carte, ajouta-t-il en tirant un carnet de sa poche où il prit un carré de papier qu’il remit au maître d’hôtel.

Celui-ci lut :

THÉOPHILE LEMOINE

Ingénieur des mines

92, rue Saint Dominique-Saint Germain

Il parut soulagé. Pourtant il tournait la carte entre ses doigts, regardant de nouveau le soi-disant ingénieur des mines d’une façon singulière.

Blaireau devina qu’il avait sur les lèvres une question qu’il hésitait à adresser.

Mais Blaireau n’était pas un fourbe ordinaire ; il ne s’embarquait jamais dans une aventure sans avoir pris dix précautions au lieu d’une ; ayant tout prévu, même le cas où le maître de l’hôtel demanderait à faire lui-même l’expédition des objets à Charles Chevry, il était prêt à répondre à tout.

– Maintenant, reprit-il, je dois vous dire que mon ami m’a écrit…

– Ah ! vous avez une lettre de M. Chevry ? dit l’autre vivement.

– Que j’ai reçue ce matin même ; c’est dans cette lettre qu’il me prie de venir vous trouver. Mais voyons, voyons donc, continua-t-il, ayant l’air de chercher dans ses poches, je dois pourtant l’avoir sur moi. Ah ! la voilà ; je ne me rappelais pas l’avoir mise dans la poche de mon pantalon. Voyez, monsieur, voyez.

Il y avait sur l’enveloppe le timbre d’affranchissement rose oblitéré, représentant la reine Victoria, puis le timbre de la poste au milieu duquel ressortait, en grosses lettres carrées, le mot : London. Enfin la lettre était bien adressée à M. Théophile Lemoine, ingénieur des mines, 92, rue Saint Dominique.

Le propriétaire de l’hôtel ne pouvait plus avoir le moindre doute. Assurément, il croyait à la parfaite honorabilité de M. Théophile Lemoine ; mais gardien fidèle des choses qui lui avaient été confiées, il ne trouvait pas inutile de prendre certaines précautions afin de mettre à couvert sa responsabilité.

La lettre au bas de laquelle on lisait celte signature : Charles Chevry, était datée de Londres, 17 novembre.

Avait-elle été réellement expédiée de Londres ou écrite à Paris et glissée dans une enveloppe venant de la capitale des Îles Britanniques ? Nous ne saurions le dire. Mais Blaireau avait des correspondants à Londres comme dans les autres villes principales de l’Europe. D’ailleurs, quand il voulait quelque chose, le misérable savait tourner ou passer par dessus toutes les difficultés.

Le maître de l’hôtel lut la lettre lentement, sans se presser. Heureusement pour Blaireau, il ne connaissait pas l’écriture de Charles Chevry.

– C’est singulier, fit-il.

Blaireau, malgré son audace, ne put s’empêcher de tressaillir.

– Et quoi donc ? interrogea-t-il.

– M. Charles Chevry ne vous dit point, dans sa lettre, qu’au moment de partir il m’a remis la clef de sûreté du secrétaire où il a serré ses papiers qui ont, paraît-il, une très grande importance.

Ignorant le fait, Blaireau n’avait point pu prévoir que cette observation lui serait faite. Cependant il ne se troubla point.

– Mon ami aura oublié de me parler de cela, répondit-il avec un calme qui n’appartenait qu’à lui, ou plutôt il n’a pas jugé nécessaire de me faire connaître ce détail, puisque c’est à vous-même qu’il me dit de m’adresser.

– C’est juste, monsieur. Maintenant, si vous le voulez, nous allons monter dans l’appartement.

– Que je vous solde d’abord votre note.

– Soit.

Le propriétaire de l’hôtel s’assit devant son bureau, ouvrit un livre, prit une feuille de papier à en-tête imprimé, aligna un certain nombre de chiffres, fit l’addition et présenta la note, qui se montait à deux cent soixante francs.

Blaireau mit sur le bureau quatorze pièces de vingt francs, en disant d’un ton superbe :

– Un louis pour le garçon.

Il plia la note et la mit dans sa poche.

Le maître prit la clef du secrétaire dans un tiroir de son bureau, appela un de ses garçons et on monta dans le logement de Charles Chevry, qui se composait de deux chambres et d’un cabinet.

– L’appartement n’a pas été ouvert depuis le départ de M. Chevry, dit le propriétaire, tout ce qui appartient à monsieur et à madame est là, tel qu’ils l’ont laissé.

– Je n’en doute nullement, répondit Blaireau.

Dans la première chambre il y avait une malle de cuir de grande dimension, bourrée de linge et d’effets d’habillement. Dans la seconde, où se trouvait le secrétaire, deux sacs de voyage étaient placés sur une table. L’un était rempli de menus objets de toilette, l’autre était vide. Celui-ci avait évidemment contenu les papiers serrés dans le secrétaire.

Le maître de l’hôtel ouvrit le meuble ; aussitôt les yeux de Blaireau étincelèrent.

Les papiers étaient réunis en deux rouleaux, soigneusement enveloppés dans des feuilles de parchemin. Ils devaient être, en effet, très importants, très précieux, puisque Blaireau était là uniquement pour s’en emparer.

Sur une autre tablette du meuble se trouvaient plusieurs écrins renfermant des bijoux de prix : bracelets, broches, boucles d’oreilles, bagues, et enfin une superbe parure de diamants et rubis.

Sous les yeux de son maître et de Blaireau, le garçon de l’hôtel mit le tout, papiers et écrins, dans le sac de voyage.

– Si vous le désirez, monsieur, dit alors le propriétaire, je ferai porter cela à votre domicile.

– Oh ! je ne veux pas vous donner cette peine ; j’ai une voiture à votre porte ; la malle tiendra aisément à côté du cocher, et je prendrai avec moi les deux sacs de voyage.

– J’aurais pu aussi faire l’envoi moi-même à M. Charles Chevry.

– Sans aucun doute, répliqua Blaireau, toujours avec son calme imperturbable ; j’avais pensé d’abord à vous prier de vous charger de ce soin ; mais j’ai trouvé, pour faire parvenir tout cela à mon ami, un moyen plus sûr que par le chemin de fer et les messageries.

Le maître de l’hôtel s’inclina. Il n’avait plus rien à dire.

Le garçon, aidé du patron, mit la malle sur ses épaules et descendit suivi de près par Blaireau, qui avait pris les deux sacs de voyage.

Au bas de l’escalier le propriétaire se ravisa, et il pria Blaireau de vouloir bien le suivre dans son bureau.

– Est-ce que nous avons oublié quelque chose ? demanda le maître coquin, en appelant sur ses lèvres son plus gracieux sourire.

– Oui, monsieur, une toute petite formalité.

– Ah ! de quoi s’agit-il ?

– De me donner une décharge, c’est-à-dire un reçu des objets que je viens de vous remettre.

– Mais c’est trop juste, monsieur, c’est trop juste.

Et s’asseyant devant le bureau :

– Dictez-moi, je vous prie.

Et sous la dictée du propriétaire il écrivit et signa hardiment : Théophile Lemoine, ingénieur des mines.

Un instant après la voiture de Blaireau filait à grande vitesse.

Le tour était joué.

– Maintenant, se disait le misérable en serrant contre lui le sac de voyage renfermant les papiers et les bijoux, la police peut chercher tant qu’elle voudra dans les Vosges, à Paris, au diable, si le cœur lui en dit, elle ne trouvera rien. Les morts sont muets… Quant à l’enfant… ce n’est pas l’enfant qui parlera.

Tout à coup, chose étrange, comme s’il eût encore une conscience, ce misérable souillé de crimes crut entendre une voix mystérieuse qui lui criait :

– Les morts auront un vengeur !

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