En sortant de l’auberge, après avoir fermé les yeux de la morte, le docteur Cornevin était entré chez Angélique Rigaud, lui avait fait plusieurs recommandations au sujet de l’enfant dont elle voulait bien être la nourrice, puis il était venu retrouver le juge de paix à la mairie. Il était alors quatre heures et demie.
Tous deux n’avaient plus rien à faire à Blaincourt.
Le médecin avait donné des ordres pour que sa voiture fût amenée devant la mairie. Elle allait arriver.
Ces messieurs s’étaient levés et se disposaient à prendre congé du maire lorsque la haute stature de Jacques Vaillant parut dans l’encadrement de la porte de la salle restée ouverte.
Le maire s’avança vers lui et lui serra cordialement la main. Puis, le faisant entrer :
– Monsieur le juge de paix, monsieur Cornevin, dit – il, je vous présente M. Jacques Vaillant de Mareille, ancien capitaine de dragons.
On se salua.
– Messieurs, dit l’ancien militaire, je vois que vous êtes prêts à partir ; j’arrive un peu tard ; mais vous m’excuserez et me pardonnerez, j’espère, de vous retenir un moment.
– Nous ne sommes pas absolument pressés, le docteur et moi, de quitter Blaincourt, répondit le juge de paix ; veuillez vous asseoir, monsieur. Auriez-vous à faire quelque révélation ?
– Non, malheureusement, monsieur le juge de paix, car, comme vous, je voudrais que la lumière se fît sur cette mystérieuse affaire. Je me suis permis de venir vous trouver, messieurs, pour vous adresser une demande.
– Parlez, monsieur, répliqua le juge de paix, de quoi s’agit-il ?
– M. le maire de Blaincourt vient de vous dire qui je suis. J’aurai bientôt cinquante-cinq ans et je suis né à Mareille où je demeure depuis que j’ai pris ma retraite. Je n’ai pas de fortune : une maison, un jardin et un champ que je cultive moi-même, voilà tout ce que je possède : mais ma femme et moi, nous avons des goûts simples ; nous ne sommes pas exigeants, nous savons nous contenter de peu. Ma pension nous suffît largement, nous pouvons même faire de petites économies.
» Fils d’un pauvre manœuvre de Mareille, le tirage au sort me fit soldat ; je partis conscrit. Mon temps fait, je restai au régiment ; j’avais pris goût à l’état militaire ; d’ailleurs j’avais de nombreux amis au régiment, même parmi les officiers, et plus tard, quand le drapeau blanc disparut, j’aimai les belles couleurs de notre drapeau national. Quand je me suis marié, il y a dix-huit ans. j’étais sous-lieutenant.
» Que vous dirai-je encore, messieurs ? Ma femme et moi nous aurions voulu avoir un enfant, fille ou garçon, un petit être à aimer, à adorer, il n’est pas venu, et nous devons renoncer à cette joie qui nous a été refusée. De là des regrets, des tristesses. À mesure qu’on vieillit, on voit mieux son isolement.
» Une pauvre petite créature vient de naître de parents inconnus ; à coté de son berceau, il y a deux tombes ouvertes ! Pauvre petite !
– Oui, pauvre petite !… répétèrent les autres.
– Eh bien, messieurs, voici ce que je viens vous demander : Donnez-la moi.
Le maire et le juge de paix se regardèrent.
– Oui, continua Jacques Vaillant d’une voix vibrante d’émotion, je vous demande de me confier la pauvre petite orpheline ; je l’élèverai, je veillerai sur elle et je vous promets qu’elle ne manquera jamais de rien.
» Elle grandira entre ma femme et moi, je serai son père, ma femme sera sa mère ; nous l’aimerons comme si elle était notre fille. Elle n’a pas de nom, je lui donnerai le mien aussitôt que la loi me permettra de l’adopter.
– Cher monsieur, répondit le juge de paix, vos nobles sentiments méritent d’abord nos félicitations ; la demande que vous faites vous honore et nous montre les belles qualités de votre cœur. Mais ni monsieur le maire, ni moi n’avons encore le droit de disposer de l’orpheline.
» Demain, dans quelques jours ses parents peuvent ne plus être des inconnus ; sa famille retrouvée peut la réclamer.
– J’ai pensé à cela, monsieur ; aussi ma demande n’est-elle que conditionnelle.
– Monsieur le maire et moi nous prenons acte de votre offre généreuse.
– L’enfant a déjà été confié à une femme de Blaincourt, qui a consenti à être sa nourrice, dit le médecin.
– Je le sais, répliqua le capitaine. J’ai vu tout à l’heure Angélique Rigaud, je l’ai prévenue de la démarche que je viens de faire près de vous, et déjà il est convenu entre nous que c’est moi qui paierai les mois de nourrice, si ma demande est acceptée.
– C’est bien, dit le juge de paix ; nous saurons dans quelques jours si l’orpheline a une famille ou si elle est seule au monde ; alors M. le maire de Blaincourt vous répondra.
– J’attendrai la réponse de M. le maire.
– Je crois pouvoir vous dire que l’enfant n’est pas tout à fait pauvre : ses malheureux parents lui ont laissé un petit héritage.
– Je sais cela, monsieur le juge de paix, quelques billets de cent francs trouvés dans le portefeuille.
– Plus deux autres billets de banque de cinq cent francs chaque et deux cent quarante francs en or trouvés dans cette valise. Au total dix huit cent quatre vingt douze francs soixante centimes, dont on peut disposer pour l’enfant.
– Somme à laquelle je me garderai bien de toucher, si la pauvre petite m’est confiée.
– Cependant…
– Cette petite somme est le noyau d’une dot, monsieur le juge de paix. En plaçant cet argent et en capitalisant les intérêts chaque année, on peut, au bout d’un certain temps, doubler et tripler la somme.
Le juge de paix sourit.
– Votre observation est juste, répondit-il.
Depuis un instant la carriole du médecin attendait devant la porte de la mairie.
Le maire et Jacques Vaillant accompagnèrent le docteur Cornevin et le juge de paix jusqu’à la voiture. On se tendit une dernière fois la main, puis le cheval du docteur partit comme un trait.
Alors un homme, qui venait d’écouter ce que disaient une vingtaine de personnes rassemblées devant la mairie, s’éloigna en hochant la tête.
– Ils ne savent rien, ils ne sauront rien, se disait-il : le juge de paix aurait fait aussi bien de rester tranquillement chez lui, dans sa chambre, les pieds sur les chenets de sa cheminée. Moi seul aurais pu lui dire comment l’homme a été jeté dans la rivière… Je n’étais pas loin de là ; il faisait noir, très noir, mais j’ai vu tout de même, car j’ai de bons yeux. Mais était-il assez bête, ce voyageur, pour venir se jeter ainsi dans la gueule du loup.
» J’ai bien fait de me taire ; je n’ai pas besoin de me créer des ennuis en fourrant mon nez dans des affaires qui ne me regardent point. La justice est la justice et moi je ne suis qu’un pauvre homme ; c’est à la justice de faire son métier : qu’elle cherche !
» C’est égal, pour ma satisfaction, à moi, je voudrais bien savoir quel était le troisième individu qui assistait de loin à la noyade avec une lanterne. À mon temps perdu il faudra que je fasse aussi, de mon côté, une petite enquête.
Le personnage qui parlait et raisonnait ainsi, sans se douter, probablement, qu’il était profondément égoïste et que sa manière de voir était tout à fait condamnable, était un petit vieux d’une soixantaine d’années. Il avait été autrefois un cultivateur aisé. Malheureusement il eut un jour la folie de la richesse : croyant arriver vite à la fortune, il se lança dans diverses spéculations aussi mauvaises les unes que les autres, dont le résultat final fut sa ruine complète. Par surcroît de malheur, ses deux fils ayant mal tourné quittèrent le pays et sa femme mourut de chagrin.
Sur un coin de terre que ses créanciers avaient dédaigné lorsqu’ils s’étaient emparés de son bien, il avait construit lui-même une baraque avec du bois et de la terre. C’est là qu’il habitait. Pendant quelques années il avait travaillé chez les autres, puis il avait changé de métier et était devenu gardeur de chèvres.
Parmi les quarante ou cinquante chèvres qu’il menait brouter l’herbe de la montagne, deux lui appartenaient. Avec ce qu’on lui donnait chaque mois par tête de bête qu’il gardait, le lait et les chevreaux de ses chèvres qu’il vendait, il parvenait à vivre tant bien que mal, sans avoir recours, trop souvent, à la charité de ses concitoyens.
Il se nommait Monot ; mais, depuis qu’il s’était fait gardeur de chèvres, on l’avait surnommé la Bique ; ce sobriquet lui était définitivement resté et on ne l’appelait plus autrement que le père La Bique.
Mais laissons ce bonhomme, que nous reverrons peut-être un jour, et revenons au maire et à Jacques Vaillant.
Quand la voiture du médecin eut disparu à leurs yeux, le maire passa familièrement son bras sous celui de l’ancien dragon. Déjà ces deux hommes, qui ne se connaissaient pas la veille, étaient amis.
– C’est bien, cher monsieur, c’est très bien ce que vous voulez faire, dit le maire.
– Je suis heureux que vous m’approuviez. Voyez-vous, c’est une volonté supérieure à la mienne – je n’ose pas dire Dieu – qui m’a conduit à Blaincourt ; car, enfin, pourquoi y suis-je venu ? Je n’avais rien, absolument rien à y faire La providence a ses vues ; elle m’a désigné pour remplir la mission que je sollicitais tout à l’heure.
– Et que vous aurez, car vous en êtes digne.
– Alors vous croyez…
– Je crois, et le juge de paix pense comme moi, qu’on ne découvrira rien.
– Je le crois également.
– Le vif intérêt que vous portiez à la jeune femme inconnue s’est donc immédiatement, après sa mort, reporté sur son enfant ?
– Oui, aussitôt. Je ne puis me rendre compte de ce qui se passe en moi depuis ce matin ; je vous l’ai dit, tout ce que je ressens, tout ce que j’éprouve est étrange. Ainsi, quand j’ai appris la naissance de l’enfant, j’ai tressailli de joie dans tout mon être, puis un peu plus tard, quand ce mot : « elle est morte ! » a retenti à mes oreilles, je fus frappé comme d’un coup de massue et je sentis quelque chose qui se déchirait en moi. Certes, je ne suis pas halluciné et je n’ai perdu aucune de mes facultés morales ; eh bien, le croiriez-vous, il m’a semblé que c’était ma fille que je venais de perdre, et que mon devoir, maintenant, était de consacrer le reste de mes jours à son enfant, de devenir son protecteur, de lui rendre en affection, en caresses, en dévouement, ce que la mort venait de lui enlever.
– J’arriverai à croire comme vous, mon cher capitaine, qu’il faut voir dans ceci et dans votre présence à Blaincourt une manifestation de la volonté divine. Est-ce que vous partez ce soir ?
– Non, car il est un peu tard ; mais je pense quitter Blaincourt demain matin de bonne heure. Je vais me mettre en quête de quelqu’un, ici ou à Verzéville, pour me conduire à Mareille.
– Ne cherchez pas ; d’ailleurs vous trouveriez difficilement. Je mets ma voiture et un de mes chevaux à votre disposition ; demain mon domestique vous conduira à Mareille.
– Pardon, mais je…
– Eh, capitaine, interrompit le maire, ce serait mal à vous de m’ôter le plaisir de vous obliger.
– Je n’ai plus rien à objecter.
– À la bonne heure. Maintenant que vous n’avez plus le souci de vous procurer une voiture, avez-vous autre chose à faire ce soir ?
– Absolument rien.
– En ce cas, je vous emmène souper chez moi. Je vous présenterai à ma femme à qui j’ai parlé de vous tantôt, et elle et mes enfants seront enchantés de faire votre connaissance.
Et le maire entraîna l’ancien dragon, qui se laissa emmener.