XXV L’ŒUVRE MAUDITE

De Mégrigny dormait de ce sommeil lourd, sans agitation apparente, qui, depuis quelque temps, et sans qu’il en eût conscience, s’emparait de lui toutes les nuits. En le voyant pâle, sans mouvement, raidi, la bouche et les yeux ouverts, Blanche aurait pu le croire mort si elle n’avait pas entendu le bruit de sa respiration haletante. Elle le saisit par les épaules et le secoua très, fort, ainsi qu’il le lui avait recommandé. Ce ne fut qu’après l’avoir secoué encore trois fois de suite et avec plus de violence qu’elle parvint enfin à le réveiller.

Tout d’abord il regarda autour de lui, les yeux hagards, hébétés. Avec l’aide de sa femme, il se mit sur son séant et, au bout d’un instant, il reprit possession de lui-même. Alors, son regard se porta vivement sur la table de nuit éclairée par le bougeoir, car, comme la veille, la veilleuse était éteinte.

– Ah ! ah ! le bouquet ! s’écria-t-il d’une voix rauque.

Sur la table, en effet, il y avait un bouquet de violettes, que la jeune femme n’avait pas vu encore, et qui, comme, celui de la dernière nuit, était placé dans un vase d’argent.

– Oh ! fit-elle, c’est bien imprudent de faire mettre ainsi des fleurs la nuit dans votre chambre.

Elle prit le bouquet avec l’intention évidente d’en respirer l’odeur. Mais de Mégrigny lui saisit violemment le bras en s’écriant, avec épouvante :

– Blanche, ces fleurs sont empoisonnées !

– Oh ! exclama la jeune femme en frissonnant.

Le bouquet et le vase s’échappèrent de sa main et tombèrent sur le tapis.

Le regard de Blanche interrogeait Ludovic avec une expression d’horrible angoisse.

– Il y a des journaux sur le guéridon, dit-il, vite, vite, enveloppez ces fleurs ; enfermez sous quatre, cinq, dix enveloppes le poison dont elles sont imbibées. Oh ! ce poison, il y a plus de quinze nuits que je le respire, que je l’absorbe… Je le sens là, là, ajouta-t-il en se frappant le front.

Déjà la jeune femme toute tremblante et pâle de terreur avait pris les papiers ; elle enveloppa successivement le bouquet dans six journaux ; ensuite elle remit le vase sur la cheminée, ouvrit la fenêtre, puis revint près de son mari qui, les yeux étincelants, avait suivi tous ses mouvements.

– Ainsi, mon ami, dit-elle, vous croyez que ces fleurs sont empoisonnées ?

– Oui, oui.

– Mais non, c’est impossible, vous vous trompez.

– Je suis sûr, je suis sûr. Écoutez : la nuit dernière je me suis réveillé à deux heures ; un bouquet, pareil à celui que vous venez de voir, était sur ma table de nuit ; je le pris pour en respirer le parfum ; presque aussitôt, je suffoquai et retombai sur mon lit inanimé, comme mort. À mon réveil, mes yeux cherchèrent le bouquet ; il avait disparu.

– Mon Dieu, mais qui donc apporte ces fleurs dans votre chambre ?

– Blanche, un de nos domestiques – lequel ? je l’ignore – qui est le complice de votre frère.

– Grand Dieu ! Que dites-vous ?

– Je gêne votre frère, il veut se débarrasser de moi ; Raoul m’empoisonne, le baron de Simiane est un assassin !

– Mon Dieu, mon Dieu ! gémit la jeune femme.

Et les mains jointes, frissonnante, elle tomba à genoux devant le lit. Il y eut un instant de silence.

De Mégrigny serrait sa tête dans ses mains. La jeune femme, saisie d’épouvante et d’horreur, avait dans la gorge un sanglot qui coupait sa respiration.

– Blanche, Blanche, reprit tout à coup Ludovic, d’une voix profondément altérée, j’ai du feu dans la tête, du feu, c’est un brasier… mon front brûle !

La jeune femme se releva. Sur le front de son mari, couvert de grosses gouttes de sueur, elle appuya la main. Le front était glacé.

– Oh ! ce que j’ai là ! continua le malheureux ; oui, c’est du feu, du feu… Quel bruit dans mes oreilles ! je crois entendre le bourdon de Notre-Dame.

– Ludovic, mon ami, vous souffrez donc beaucoup ?

– Ma pauvre tête ! elle se brise, elle va éclater !

Après un court silence :

– Blanche, le vertige me prend, mes yeux se voilent, je ne vous vois plus, je vais mourir…

– Non, non ! ne dites pas cela.

– Je le sens, c’est la mort ! ah ! ah ! ah ! Blanche laissa échapper un gémissement sourd.

– Je meurs, je meurs !… Misérable ! Lâche ! Assassin !

Il continua d’une voix de plus en plus faible et qui allait en s’éteignant :

– Blanche, ces fleurs, conservez-les, cachez-les, elles pourront peut-être vous servir un jour à vous défendre contre… votre frère. Prenez garde, il peut, il est capable… Ah ! il vous faudra aussi défendre notre enfant…

La jeune femme se sentit mordue au cœur. Était-ce le remords ? Elle poussa un cri rauque et retomba sur ses genoux.

Elle était à ce point bouleversée, affolée, que, les mains tendues vers son mari, elle allait lui confesser sa faute lorsque Ludovic prononça encore quelques mots hachés qui se perdirent dans un râle, puis porta sa tête en arrière et s’abattit comme foudroyé.

Blanche s’était redressée et, atterrée, restait penchée sur le lit.

– C’est un évanouissement, se dit-elle, contemplant Ludovic, qui ne donnait plus signe de vie.

Elle mit la main sur le cœur du malheureux ; il battait, mais faiblement, et le corps et les membres étaient froids comme un marbre.

– Mon Dieu, mon Dieu ! gémit-elle.

Cependant elle se mit à donner des soins au malade avec les choses qu’elle avait sous la main ; eau, sels, vinaigre, éther ; mais vainement, pendant près de deux heures, elle multiplia ses efforts, elle ne parvint pas à lui faire reprendre connaissance.

Alors, se disant qu’elle n’avait que trop tardé déjà, elle songea à envoyer chercher le médecin. Elle allait sonner le valet de chambre lorsque, soudain, une porte s’ouvrit livrant passage à Antoinette. À la vue de sa maîtresse, la complice du baron essaya de s’esquiver ; mais, d’un regard, Blanche la cloua sur place.

– Que venez-vous faire ici ? demanda la jeune femme d’une voix sévère qu’elle n’avait jamais eue.

– Mais, balbutia Antoinette, je cherchais madame.

– Vous mentez, répliqua Blanche, car vous ignoriez que je fusse ici. Vous n’avez pu entrer dans ma chambre et, d’ailleurs, vous n’aviez rien à me dire à cette heure de la nuit. Ce que vous veniez faire ici, malheureuse, je le sais.

Et, saisissant le bras de la femme de chambre, Blanche l’entraîna violemment près du lit.

– Regardez, dit-elle, montrant le visage pâle, décomposé de M. de Mégrigny, regardez, voilà l’œuvre maudite !

Antoinette se courba comme écrasée.

– Et maintenant, misérable, reprit Blanche, en repoussant la femme de chambre, sortez d’ici !

Consternée, glacée d’effroi. Antoinette disparut. Blanche sonna.

Peu après, le valet de chambre accourut :

– Monsieur se meurt, lui dit la jeune femme, allez vite chercher le médecin.

Restée seule, Blanche se pencha de nouveau sur son mari. Il était dans le même état et rien ne paraissait annoncer qu’il dût sortir bientôt de son évanouissement. Mais le docteur allait venir. Qu’allait-il découvrir et dire ? Blanche oserait-elle accuser son frère ? Non, elle ne pouvait pas faire cela, c’était impossible.

– Ludovic ne m’a pas dit de livrer mon frère à la justice et il m’a conseillé de conserver les fleurs et de les cacher, murmura-t-elle.

Le bouquet, dans ses enveloppes de papier, était resté sur le tapis ; elle le ramassa et alla le mettre sous clef dans un placard secret de son cabinet de toilette.

Le médecin ne tarda pas à arriver. Après avoir examiné de Mégrigny, il secoua la tête.

– Monsieur, dit Blanche, ne me cachez pas la vérité.

– C’est grave, madame, très grave.

– N’allez-vous rien faire pour le tirer de cette effrayante syncope ?

– Je ferai tout ce qui dépendra de moi pour le ranimer ; mais je crains bien qu’il ne reprenne pas connaissance.

– Mon Dieu, mais il est donc perdu !

– Tant que la vie n’est pas éteinte, madame, on peut espérer ; mais une congestion cérébrale…

– Vous dites, monsieur, que c’est…

– D’une congestion cérébrale que M. de Mégrigny a été frappé, probablement pendant son sommeil.

La jeune femme cacha son visage dans ses mains ; puis, aussitôt, se redressant, un éclair dans le regard :

– Monsieur, dit-elle, je vous en supplie, faites tout ce qui vous sera possible pour rappeler M. de Mégrigny à la vie.

– Vous voyez, madame, que je ne reste pas inactif.

– Oui, oui, monsieur, agissez, employez les moyens les plus énergiques.

Le médecin, homme de science, et, depuis des années, célèbre comme praticien, fit tout ce qu’il pouvait faire sans obtenir le plus léger résultat : rien ne put agir sur le malade. À sept heures du matin, après avoir essayé de tout, le médecin déclara que ses soins étaient inutiles, que M. de Mégrigny ne reprendrait pas connaissance et qu’il n’avait plus que très peu de temps à vivre.

Il força Blanche, qui était extrêmement fatiguée et dont le cœur et l’âme souffraient horriblement, à rentrer dans sa chambre.

Elle s’y enferma, disant qu’elle ne voulait voir et recevoir personne. Trois fois de suite elle refusa d’ouvrir à Antoinette, qui insistait pour lui parler.

Blanche voulait pouvoir pleurer à son aise et avait besoin d’être seule avec ses terribles pensées.

Les domestiques connaissaient l’arrêt prononcé par le médecin et étaient consternés.

Voyant que sa maîtresse refusait de la recevoir, la femme de chambre sortit secrètement de l’hôtel, prit un fiacre et se fit conduire rue de Bellechasse. Elle avait à demander conseil au baron et, surtout, à l’instruire de ce qui se passait.

De Simiane parut à peine surpris, en apprenant que son beau-frère touchait à sa dernière heure, et son regard eut une expression singulière quand Antoinette lui dit que le médecin avait déclaré que M. de Mégrigny allait mourir d’une congestion cérébrale.

– On meurt toujours de quelque chose, fit-il avec cynisme.

– Oui, monsieur Raoul, oui ; mais M. de Mégrigny meurt empoisonné par cette eau dont je jetais quelques gouttes sur les violettes que je mettais chaque nuit près de son lit.

– Antoinette, tu dis des bêtises.

– Non, je dis ce qui est, et je sais maintenant que je suis de complicité dans un empoisonnement. Si j’avais su ce que vous vouliez réellement, monsieur le baron, j’aurais refusé net.

– Antoinette, je t’assure…

– Ne mentez pas, c’est inutile ; songez plutôt à trouver les moyens de vous défendre si vous êtes accusé.

– Le médecin a constaté une congestion cérébrale.

– Parce qu’il n’a pas vu le bouquet que madame, avant son arrivée, avait enlevé et caché quelque part.

– Oh ! fit le baron devenu blême.

– M. de Mégrigny a deviné, compris, senti qu’on l’empoisonnait et il l’a dit à madame.

– Alors Blanche nous accuse ?

– Vous, je ne sais pas encore, mais moi, c’est certain.

– Tu m’as dit tout à l’heure que tu avais vainement cherché à lui-parler.

– Elle sait tout, et voici comment j’en ai acquis la certitude : comme toutes les nuits, vers quatre heures du matin, j’allais reprendre le bouquet pour l’enfermer dans la boîte de fer-blanc et le jeter, la nuit venue, dans une bouche d’égout, comme j’ai fait des autres, suivant de point en point vos instructions. Donc, j’ouvris doucement la porte de la chambre de M. de Mégrigny ; jugez de ma stupéfaction, de mon effroi : votre sœur se trouvait là et le bouquet n’était plus sur la table de nuit. À l’air sévère de madame, à son attitude, à son effarement je me mis à trembler. Elle me traîna près du lit sur lequel M. de Mégrigny était étendu, ne donnant plus signe de vie et pâle comme la mort.

« Regardez, malheureuse, me dit-elle d’une voix creuse et avec un accent que je n’oublierai jamais, regardez, voilà l’œuvre maudite. »

– Ah ! monsieur Raoul, je n’en menais pas large, vous pouvez le croire.

Puis elle m’ordonna de sortir en m’appelant misérable. Elle n’avait pas à m’en dire davantage, n’est-ce pas ?

Moi partie, elle appela le valet de chambre et lui dit de courir chercher le docteur.

– Avec toi, dans la chambre, Blanche a-t-elle prononcé mon nom ?

– Elle n’a pas parlé de vous.

– Ce que tu viens de me dire est sérieux, mais n’a point la gravité que tu crois.

– Ah ! vraiment ?

– Le médecin a déclaré que c’était une congestion cérébrale, tout le monde dira comme lui.

– Mais votre sœur ?

– Si Blanche a fait disparaître le bouquet et n’a rien révélé au docteur, c’est qu’elle a résolu de se taire. Aurait-elle, la preuve – et elle ne l’a point – que j’ai empoisonné son mari, elle ne dénoncerait pas son frère. D’ailleurs, et pour des raisons que je n’ai pas besoin de t’expliquer, elle a tout intérêt à garder le silence. Comprends-tu ?

– Oui.

– Maintenant, qu’as-tu fait du flacon ?

– Ah ! le flacon de ce narcotique qui est du poison ? Tenez, le voici ; il n’est encore qu’à moitié vide.

– Tu as bien fait de ne pas le laisser à l’hôtel ; ce soir il ira à l’égout rejoindre les bouquets.

– Moins celui de la nuit dernière.

– Celui-là, nous ferons en sorte de remettre la main dessus.

– Oh ! si je peux le trouver…

Maintenant, Antoinette, écoute : il ne faut pas que ma sœur croie que j’ai voulu la mort de son mari.

– Par exemple, voilà qui est tout à fait impossible ; sur ce point, sa conviction est arrêtée.

– Elle en changera, si tu le veux.

– Moi ? Et comment ferais-je ?

– Tu lui diras que c’est toi, toi seule qui est l’empoisonneuse.

La femme de chambre regarda de Simiane avec des yeux affolés.

– Quant à cela, non, monsieur le baron, répliqua-t-elle d’un ton ferme, jamais, jamais ! Je suis complice de ce crime, oui, mais en assumer toute la responsabilité, oh ! non !… Mon dévouement pour vous est grand, mais il ne va pas jusqu’à me faire couper la tête pour vous être agréable.

– Mais tu ne risques rien, absolument rien.

– Ah ! ah ! vous croyez cela, vous !

– Je t’ai déjà dit, que Blanche ne parlerait pas, qu’il était de son intérêt de garder le silence. Tu connais les raisons pour lesquelles il est nécessaire que ma sœur ne sache point le rôle que j’ai joué dans cette affaire.

– Mais, encore une fois, elle le sait.

– Tu la détromperas ou la tromperas, si tu aimes mieux. Antoinette, veux-tu être baronne ?

– Vous le savez bien, mauvais sujet.

– À la bonne heure. Eh bien, tu diras à Blanche que tu étais malheureuse de la voir souffrir, de la voir sans cesse tourmentée par des inquiétudes et des pensées noires, et que c’était pour la rendre libre et par dévouement pour elle que tu as eu l’idée de tuer son mari.

Après cet aveu, je ne sais pas ce qu’elle pensera et te dira, mais, bien sûr, elle n’ira pas crier sur les toits que, pour telles et telles raisons, sa femme de chambre a empoisonné son mari.

Antoinette resta un moment songeuse, réfléchissant.

– Allons, fit-elle en soupirant, il faut encore faire une fois ce que vous voulez. Ah ! je vous suis trop dévouée, ça finira par me porter malheur.

– Antoinette, tu seras baronne !

La complice de de Simiane ne put s’empêcher de tressaillir. Elle avait remarqué que, après le mot « malheur », le « tu seras baronne » sonnait mal.

– Maintenant, reprit de Simiane, tu vas retourner à l’hôtel afin de tout voir et tout entendre pour me tenir au courant des choses. Moi, je suis censé ne rien savoir encore, je ne me rendrai là-bas que lorsqu’on m’y appellera.

Revenue à l’hôtel, Antoinette apprit que M. de Mégrigny était mort depuis une demi-heure. Trois ou quatre fois, Mme de Mégrigny était venue dans la chambre de son mari. Elle avait reçu son dernier souffle et c’était elle qui lui avait fermé les yeux. Puis après une prière qu’elle avait faite, à genoux devant le lit, elle était rentrée chez elle où elle se tenait toujours enfermée.

Le soir, à six heures, ne voyant point arriver M. de Simiane, le maître d’hôtel comprit qu’il n’avait pas été prévenu, et prit sur lui d’envoyer le valet de pied rue de Bellechasse.

Le baron se hâta d’accourir.

Il paraissait tout bouleversé et avait la mine voulue pour la circonstance.

À travers la porte de sa chambre, on annonça à la jeune femme l’arrivée de son frère.

Elle répondit qu’elle n’avait rien à dire à M. de Simiane et priait qu’on voulût bien la laisser tout entière à sa douleur.

– Oui, dit le baron, son mouchoir sur les yeux, ma pauvre sœur a besoin de tranquillité.

Se chargeant d’une mission dont on ne l’avait pas investi, de Simiane donna quelques ordres au nom de sa sœur et se retira en annonçant qu’il reviendrait le lendemain de bonne heure pour aller faire la déclaration du décès, fixer le jour et l’heure des obsèques et prendre toutes les autres mesures qui seraient nécessaires.

De fait, il fallait bien que quelqu’un s’occupât de tout, puisque Mme de Mégrigny ne voulait voir personne et ne prenait aucune initiative.

Il est vrai que la pauvre Blanche aurait été fort embarrassée si, en la circonstance, elle avait été mise en demeure de donner des ordres.

Comme le matin, voulant voir sa maîtresse, Antoinette avait tenté plusieurs fois de se faire ouvrir une des portes verrouillées. Mais la jeune femme avait répondu :

– Du moment que je ne vous ai pas appelée, c’est que je n’ai pas besoin de vous.

Vers huit heures, se sentant faible et ayant besoin de prendre un peu de nourriture, elle passa dans la chambre mortuaire, où deux religieuses priaient, et sonna le valet de chambre.

– Priez la cuisinière, lui dit-elle, de m’apporter dans ma chambre quelque chose à manger.

– Je vais prévenir Mlle Antoinette.

– Je n’ai pas parlé d’Antoinette, je vous ai dit la cuisinière.

– Bien, madame.

Le valet de chambre s’éloigna en se disant :

– C’est drôle, que lui a donc fait sa femme de chambre ? Décidément, l’astre d’Antoinette a beaucoup pâli.

* *

*

Ce ne fut que le lendemain matin, à neuf heures, que la jeune femme décida à appeler Antoinette.

– Enfin, se dit celle-ci, en accourant au coup de sonnette.

Mme de Mégrigny, très pâle, les yeux battus, rougis par les larmes, était debout, calme et résolue.

– Antoinette, dit-elle très froidement, depuis hier vous n’êtes plus à mon service, vous avez dû le comprendre, et vous voudrez bien quitter cette maison en deuil aujourd’hui avant midi.

La femme de chambre joignit les mains et se mit à pleurer.

– Madame, je vous en prie… balbutia-t-elle.

– Vous n’avez rien à me dire.

– Si, j’ai à vous expliquer…

– Oh ! non, non, ne me plongez pas davantage dans l’horreur. Je vous congédie parce que je ne peux plus, je ne veux plus recevoir vos services, et que votre présence ici est un sacrilège. Mon devoir, Antoinette, serait de vous dénoncer à la justice…

– Madame !

– Oui ; mais je ne le fais pas, je ne peux pas le faire et, sans doute, connaissant les raisons qui me retiendraient, sachant que je serais forcée de garder le silence, vous avez compté sur l’impunité. Mais il me répugne de parler de cela.

Tenez, voilà sur le guéridon un rouleau d’or de mille francs, il est pour vous, prenez-le et partez.

Antoinette tomba sur ses genoux.

– Grâce, grâce ! s’écria-t-elle, je vous demande grâce !

– Ne fais-je donc pas assez pour vous, répliqua la jeune femme, en ne révélant point ce que j’ai vu et ce que j’ai appris de la bouche même de M. de Mégrigny ?

– Je suis coupable, madame, oui, je suis une misérable. Ah ! si vous saviez… Mais pourquoi ne le sauriez-vous pas ?… Madame, ma chère maîtresse, mon attachement pour vous a fait naître en moi l’horrible pensée, m’a rendue folle. Je vous voyais malheureuse, toujours inquiète, agitée, troublée… Je n’ai vu que cela et point que ce que j’allais faire était abominable.

Eh bien, oui, je n’ai pensé qu’à une chose : vous rendre libre afin que vous puissiez aimer, enfin, sans remords, M. Henri.

– Malheureuse, que dites-vous ? exclama Blanche éperdue.

– Hélas ! madame, je dis la vérité.

– Malheureuse ! mais c’est un fer rouge que vous enfoncez avec une cruauté inouïe dans les plaies saignantes de mon cœur et de mon âme.

Mon Dieu, vous ne comprenez donc pas que ce que vous venez de dire me rend moralement votre complice ? Ah ! c’est épouvantable ! c’est horrible !

La jeune femme resta quelques instants toute frémissante, la tête baissée, accablée, brisée.

– Mais non, reprit-elle, le regard enflammé, ce n’est pas cela ; il y a autre chose que vous ne dites point, qu’on vous a défendu de dire. Ah ! je sais que vous étiez ici beaucoup moins à mon service qu’à celui d’une autre personne.

– Madame, je ne vous comprends pas.

– Ne jouez pas l’étonnement, vous me comprenez très bien.

– Madame, répondit vivement Antoinette, je vous assure que M. le baron n’est pour rien dans la mort de M. de Mégrigny.

Blanche tressaillit.

– Est-ce que je vous parle de mon frère, moi ? répliqua-t-elle avec une amertume profonde.

– C’est que je ne voudrais pas que vous pussiez croire…

– Assez, Antoinette, assez ! interrompit la jeune femme d’un ton sec ; vous n’avez plus rien à me dire, et ce que j’avais à vous dire, moi, vous l’avez entendu.

La femme de chambre se remit sur ses jambes.

– Je sais bien, dit-elle, en continuant de pleurnicher, que je ne dois plus rester, ici et que madame ne peut plus me garder à son service. Je vais m’en aller, je serai, bien malheureuse… Maîtresse, oh ! je vous le jure, je vous ai aimée ; je vous ai été dévouée… hélas ! trop aimée et trop dévouée, puisque c’est ce qui m’a perdue.

– Vous avez trop fait pour moi, répondit la jeune femme avec un accent douloureux.

Et ne voulant plus voir la complice de son frère, elle se tourna d’un autre côté.

Antoinette glissa le rouleau d’or dans sa poche, puis avec un sanglot :

– Adieu, madame, s’écria-t-elle, adieu !

Et elle sortit de la chambre.

– Comme elle m’a constamment trompée, cette malheureuse, cette âme damnée de mon frère ! murmura Blanche.

Elle s’affaissa lourdement sur un siège et reprit :

– Et sans se douter de l’horrible douleur qu’elle me causait, elle essayait encore de me tromper en me disant que c’était elle seule… Ah ! comme elle a bien su exécuter les ordres qu’on lui donnait ! comme elle a bien su jouer près de moi le rôle qu’on lui avait appris !

Et après un silence, roulant avec désespoir sa tête dans ses mains :

– Je suis la sœur d’un misérable, d’un lâche assassin ! Mon Dieu, me tirerez-vous de cet épouvantable abîme où je suis engloutie ?

À ce moment, on frappa à sa porte.

– Que me veut-on ? demanda-t-elle.

– Madame ! C’est la couturière, répondit la voix du maître d’hôtel.

– La couturière ? se dit Blanche ; oh ! C’est vrai, il me faut des vêtements de deuil.

Elle se leva et elle-même, alla ouvrir.

– Madame de Mégrigny m’a fait appeler et me voici, dit la couturière.

Blanche interrogea du regard le maître d’hôtel, qui répondit :

– Madame ne pouvant s’occuper de bien des choses que la circonstance rend urgentes, c’est M. le baron de Simiane qui…

– Oui, oui, c’est juste, interrompit-elle, les lèvres crispées ; il pense à tout, M. de Simiane.

Elle ajouta :

– Que devez-vous remettre à chaque serviteur pour son deuil ?

– Je n’ai pas encore reçu d’ordre.

– Quelle somme avez-vous à votre disposition ?

– Six mille francs.

– Combien pensez-vous qu’il faille donner à chacun ?

– Je crois que cinq cents francs…

– Vous doublerez cette somme.

Elle ouvrit son secrétaire.

– Prenez dix mille francs, Monsieur, que vous porterez à votre avoir. Je désire que cent mille francs soient donnés à aux pauvres, dix mille à deux de notre quartier, le reste réparti aux arrondissements de Paris ; plus cinquante mille francs à l’Assistance publique pour les hôpitaux.

Elle continua d’un ton amer :

– Vous vous entendrez avec monsieur de Simiane pour avoir cette somme, car c’est vous, Monsieur vous entendez ? c’est vous que je charge d’en faire la distribution vous aurez l’obligeance, s’il vous plaît, de m’en remettre les reçus !

Le baron demanda encore à voir sa sœur, mais sans plus de succès que la veille ; Blanche lui fit répondre que si elle avait quelque chose, à lui demander, elle le lui ferait savoir par le maître d’hôtel ; que, de même s’il avait quelque chose à lui dire, le maître d’hôtel serait son intermédiaire.

– Ce n’est pas du tout ainsi que je l’entends, se dit le baron fort mécontent. Enfin, c’est bien, rien ne presse encore, attendons et laissons-la venir : il faudra bien qu’elle fasse ce que je voudrai.

Antoinette avait quitté l’hôtel à la grande surprise des autres domestiques, et s’était rendue chez de Simiane où elle l’attendit. Elle lui apprit que Blanche l’avait congédiée.

– Je n’en suis pas surpris, répondit-il, cela devait être. Lui as-tu dit que c’était toi, toi seule…

– Oui, mais je n’affirmerais pas qu’elle l’a cru.

De Simiane fronça les sourcils.

– Voyons, fit-il, est-ce qu’elle m’accuse ?

– Je ne dis pas cela ; mais on ne devine pas, comme autrefois, ce qu’elle pense.

– Décidément, murmura le baron, laissant voir sa mauvaise humeur, cette gamine a la prétention de vouloir déjà être une femme. De la volonté, maintenant ! Oh ! Oh ! nous verrons bien ce que pourra sa volonté contre la mienne.

– Monsieur le baron, je vous conseille d’être prudent vis-à-vis d’elle, de ne pas commettre de maladresse.

– Je sais ce que j’ai à faire !

– Je n’en doute point ; mais, moi, qu’est-ce que je vais faire ?

– Te garder chez moi est impossible ; cela pourrait nuire à mes projets.

– C’est ce que j’aurais voulu ; mais je comprends…

– Antoinette, le mieux et le meilleur pour toi est de retourner en Franche-Comté.

– J’y ai bien pensé, d’autant plus qu’il me serait agréable de revoir le petit ; seulement…

– Achève.

– Vous savez ce qu’on dit : Loin des yeux, loin du cœur.

Le baron haussa les épaules.

– Comme si maintenant je pouvais t’oublier ! fit-il ; tu peux être parfaitement tranquille.

« Quelque chose me dit que tu ne seras pas pour longtemps exilée. Le moment venu, je te rappellerai, et alors…

– Alors, monsieur le baron ?

– Coquine, tu me comprends bien.

– Soit. Mais vous pourriez bien dire : Ma petite Antoinette, tu seras baronne.

– Je n’ai pas besoin de toujours répéter la même chose, fit-il en l’entourant de ses bras.

– Monsieur de Simiane, vous êtes un montre ; mais je t’adore, mon Raoul, plus que jamais je suis folle de toi.

* *

*

Le lendemain, à onze heures, eurent lieu les obsèques de M. de Mégrigny.

Blanche, en grand deuil, avait assisté, agenouillée, à la levée du corps, puis était rentrée chez elle.

Les assistants, peu nombreux d’ailleurs, remarquèrent la tristesse de M. de Simiane, l’altération de ses traits, qui révélèrent une douleur aiguë, enfin son attitude profondément recueillie, tout à fait édifiante.

On parlait du défunt, de la terrible congestion cérébrale.

Certes, si l’on eût soupçonné que de Mégrigny était mort empoisonné, on aurait plutôt accusé sa veuve que de Simiane d’avoir administré le poison.

Le baron, ce viveur converti, dont la conduite, maintenant si exemplaire, semblait vouloir mériter le ciel, n’avait rien à redouter de l’opinion publique.

Deux jours après la cérémonie funèbre, un jeune homme se présenta à l’hôtel de Mégrigny, demandant à parler à Mlle Antoinette.

On lui répondit que la femme de chambre n’était plus au service de Mlle de Mégrigny.

Le jeune homme parut vivement contrarié.

« En ce cas, dit-il, veuillez prévenir madame de Mégrigny que je suis porteur d’une lettre que je ne dois remettre qu’en ses mains. »

La jeune femme reçut le messager qui, en effet, lui remit un billet qu’elle lut aussitôt et qui contenait ces mots :

« Blanche,

« Je suis aussi profondément attristé. Que dois-je faire ? Quoi que vous ordonniez, j’obéirai. J’attends.

« À vous pour la vie,

« HENRI. »

La jeune femme répondit :

« Je ne puis vous dire dans quel affreux état je suis moralement. Je viens de passer par de cruelles angoisses, qui ne sont pas les dernières. Je pense sans cesse à bien des choses et je pleure.

« Je vous demande comme une grâce de ne pas chercher à me voir avant la fin de mon deuil.

« Nous devons cela à la mémoire de l’homme véritablement bon que j’ai trompé. Peut-être feriez-vous bien de vous éloigner de Paris pendant quelques mois.

« Ne m’écrivez plus, car je vais – je le crains – être entourée d’espions. Mais je vous écrirai, moi, chaque fois que j’aurai quelque chose à vous faire savoir.

« Je me porte bien seuls l’âme et le cœur sont malades. Ne m’oubliez pas et plaignez-moi !

« Votre amie bien affligée.

« BLANCHE. »

Quelques jours après, Mme de Mégrigny apprit, par le journal où écrivait M. de Bierle, que le jeune homme était retourné en Algérie.

FIN DE LA TROISIÈME PARTIE

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