XXIV LE BOUQUET DE VIOLETTES

Entre deux et trois heures du matin, la porte de la chambre de Mme de Mégrigny s’entr’ouvrit avec certaines précautions, et la tête de la jeune femme, dont les cheveux dénoués tombaient sur les épaules, s’avança dans l’ouverture.

– Maîtresse, me voilà, dit la femme de chambre en se dressant debout.

– Vous ne vous êtes donc pas couchée ?

– Je ne devais pas m’éloigner, j’ai sommeillé dans ce fauteuil.

La jeune femme disparut.

Antoinette entendit un bruit de baisers, des chuchotements, encore un crépitement de baisers, puis Henri de Bierle sortit de la chambre. Antoinette lui fit un signe et il la suivit.

Par le chemin qu’il connaissait déjà, Henri fut reconduit à la porte du jardin.

– Antoinette, dit-il à la femme de chambre avant de la quitter, aucune joie en ce monde ne peut être comparée à celle que j’éprouve, je ne pouvais pas espérer un pareil bonheur.

– Bien sûr, répondit-elle, vous n’avez pas à vous plaindre. Mais je comprends, vous vous êtes aperçu, vous avez vu…

– Oui. Et puis, elle me l’a dit.

– Voilà, fit cyniquement la femme de chambre, le mari n’ayant pu toucher à la fleur, c’est vous qui l’avez cueillie.

– Vous saviez cela, Antoinette ; pourquoi ne me l’avez-vous pas dit ?

– Pourquoi ? Mais pour vous en laisser la surprise. Allons, je vous quitte ; achevez bien votre nuit.

– Encore un mot, Antoinette.

– Dites.

– Demain soir je serai ici, à huit heures.

– Bien, c’est entendu. Maintenant je vais me mettre au lit et tâcher de faire un bon somme.

Et, rentrant dans le jardin, elle ferma la porte.

Toute cette journée Blanche fut rêveuse, agitée, inquiète. Elle était triste encore, seulement ce n’était plus la même tristesse, car ses beaux yeux limpides brillaient d’un éclat inaccoutumé, et sur son doux visage, animé de fraîches couleurs, il s’était fait comme un radieux épanouissement.

Chaque fois qu’elle se trouvait avec Antoinette, elle était comme honteuse, avait des regards timides et des rougeurs subites. Il lui venait sur les lèvres des questions qu’elle n’osait pas faire. Elle attendait, espérant que la femme de chambre lui parlerait de ce qui s’était passé ; mais celle-ci vaquait à ses occupations comme d’habitude et avait l’air de ne se souvenir de rien.

Pourquoi Blanche était-elle agitée, inquiète ?

Sans doute, intérieurement, elle s’adressait des reproches, s’accusait. Elle était coupable ; cependant, que de choses elle pouvait invoquer pour se pardonner sa faute ! Elle était commise, cette faute, rien n’y pouvait plus remédier. Son frère l’avait livrée à un mari, elle s’était donnée à l’amour. Elle était la femme de M. de Mégrigny, et c’était à Henri, maintenant, qu’elle appartenait.

Elle s’était donnée, et il ne lui venait pas à l’idée qu’elle pût se reprendre ; d’ailleurs elle ne le voulait pas. Quoi qu’il pût arriver, résolue, elle était prête à tout sacrifier à son amour.

Pendant l’absence du mari, presque tous les soirs Henri fut introduit dans l’hôtel aussi mystérieusement que la première fois et toujours sans que les domestiques se doutassent de rien.

M. de Mégrigny revint. L’air et le soleil du Midi n’avaient eu aucune influence sur sa santé. Tel il était parti, tel il revenait. Cependant il disait :

– Cette promenade du côté des Pyrénées et de la Méditerranée m’a fait le plus grand bien ; je me sens plus fort et tout ragaillardi.

Ô puissance de l’illusion !

Henri ne pouvait plus revenir à l’hôtel.

Alors les amants se donnèrent des rendez-vous.

De Bierle, ne pouvant pas recevoir la jeune femme chez lui, ce qui aurait pu amener des conséquences fâcheuses, avait loué et fait meubler très coquettement, sous un autre nom que le sien, un petit appartement rue Vivienne, à l’entresol. C’était là que Blanche et lui se rencontraient une ou deux fois chaque semaine.

La jeune femme sortait dans l’après-midi, toujours accompagnée d’Antoinette. Quand elle sortait sans sa voiture, c’était, disait-elle, pour aller faire une promenade au bois. À une station, on prenait une voiture de place et l’on se rendait rue Vivienne. La femme de chambre avait devant elle deux bonnes heures qu’elle pouvait employer à son gré. Si Blanche sortait avec son coupé, le cocher allait s’arrêter devant le passage des Panoramas. Les deux femmes mettaient pied à terre, s’enfonçaient dans le passage, et le cocher attendait qu’elles revinssent, après leurs visites faites, trouvant souvent que ces visites étaient fort longues.

Ces rendez-vous dataient déjà de deux mois, et comme le dieu des amoureux protégeait Blanche et Henri, ils devaient se continuer. Un jour, Antoinette dit à de Simiane :

– Vous allez être content, monsieur le baron, votre sœur est enceinte.

– Tu es sûre ?

– Absolument sûre. Et vous êtes le premier à apprendre la chose, car madame elle-même en doute encore, bien que plusieurs fois déjà elle m’ait vivement interrogée à ce sujet.

– En ce cas, fit le baron, nous n’avons plus besoin de l’amoureux ; ils doivent cesser de se voir.

– Ah ! vraiment ? répliqua la femme de chambre d’un ton ironique ; si vous n’avez plus besoin du jeune homme, monsieur le baron, il n’en est pas de même de ma maîtresse. Une première fois vous avez réussi à les séparer ; mais ne comptez pas le faire encore. Ils s’aiment, ils s’adorent, ils sont fous l’un de l’autre ; malgré vous, malgré tout elle ira à lui ou il viendra à elle. Vous ne devriez pas ignorer que l’amour est plus fort que tout.

– Après tout, dit de Simiane, tant que je n’y verrai pas un danger pour moi, je n’ai pas à me préoccuper des escapades de Mme de Mégrigny.

Après un silence, il reprit :

– Donc, il y aura un enfant, mais je n’ai pas à te le cacher, Antoinette, je ne suis pas sans inquiétude.

– Qu’est-ce qui vous inquiète ?

– Je me demande comment de Mégrigny prendra la chose.

– Lui ! mais il sera enchanté.

– Pourtant il saura bien…

– Allons donc ! Mais vous le savez, il ne vit plus que d’illusions, le cher homme, et Dieu sait avec quel acharnement il se les forge lui-même ; souvent, – il raconte cela – il a des rêves drôles pendant lesquels il se croit un mari comme un autre. Depuis son retour, et parce que je l’ai beaucoup voulu, il a passé trois ou quatre nuits avec madame. Eh bien, monsieur le baron, il s’imaginera que ce qu’il a rêvé est vrai.

– Tu as raison, Antoinette. Décidément, ma chère, tu es une femme étonnante.

– Pas une femme, monsieur Raoul, répondit-elle en s’attristant subitement. Hélas ! je suis toujours fille et je vieillis…

Elle laissa échapper un long soupir et ajouta :

– Ah ! si vous m’épousiez, c’est alors que je serais une femme !

– Peut-être cela arrivera-t-il, Antoinette ; continue à me prêter ton concours, et, après, nous verrons.

Les jours passaient. La grossesse de Blanche était devenue très apparente. De Mégrigny accueillit joyeusement la nouvelle ; il prenait la chose ainsi que la femme de chambre l’avait prévu. Il était dans la jubilation et fier comme un victorieux.

– Voilà, disait-il, l’influence de l’air pur et vivifiant que j’ai respiré dans le Midi. Ils ne diront plus, tous ces envieux, ces jaloux, que je suis moitié mort ; ah ! ils vont bien voir que je suis vivant, bien vivant !

Bien qu’elle pût compter sur l’absolue discrétion d’Antoinette, qui était sa complice, et qu’elle n’eût pas à craindre que son bénévole mari devinât la vérité, Blanche n’était pas aussi tranquille qu’elle le voulait paraître.

Malgré tout ce que lui disaient Henri et la femme de chambre pour la rassurer et lui faire voir rose ce qui était noir, elle souffrait et avait des inquiétudes et des terreurs auxquelles elle ne pouvait se soustraire. Sa nature honnête et franche ne se prêtait qu’avec peine à la dissimulation.

Elle souffrait d’être forcée d’avoir toujours en face de son mari un masque sur le visage ; elle souffrait de tromper ce malheureux qui avait toujours été et était plus que jamais pour elle bon, affectueux et dévoué.

À côté des joies qu’elle trouvait dans son amour, il y avait des amertumes et des larmes.

Son affection d’amie ou de sœur pour Ludovic n’avait pas diminué, et elle ne mentait pas, elle était sincère quand, émue de pitié, elle l’embrassait. Coupable, à son tour elle semblait lui dire :

« Pardonnez-moi ! »

Il arriva une chose étrange, qu’il eût été impossible de prévoir. Subitement, du jour au lendemain, de Mégrigny devint très froid avec son beau-frère. Souvent il refusait de recevoir le baron, et quand celui-ci arrivait jusqu’à lui, il lui montrait un visage sombre, glacial, et daignait à peine l’écouter.

Qu’est-ce que cela signifiait ? De Simiane s’inquiéta sérieusement. Il y avait de quoi. Il s’informa et apprit que de Mégrigny avait eu trois fois de suite, à deux jours d’intervalle, la visite d’un monsieur fort bien mis, pouvant avoir une quarantaine d’années, et qui portait sous son bras une serviette d’officier ministériel, d’avocat ou d’homme d’affaires.

À sa première visite, cet inconnu n’était resté que quelques instants avec de Mégrigny ; mais les autres jours, ils étaient restés enfermés ensemble pendant plus de deux heures.

C’était exact. Mais ce qu’on ne pouvait pas dire à de Simiane, c’est que le visiteur inconnu, dans un but quelconque, était venu éclairer de Mégrigny sur la singulière façon dont son beau-frère et mandataire gérait sa fortune. Entre autres choses fort intéressantes, le visiteur avait appris à de Mégrigny, en lui en fournissant les preuves, que le mois précédent, d’un seul coup de bourse, de Simiane avait perdu près d’un million.

De Mégrigny s’était senti écrasé sous le poids de ces révélations.

Ainsi, celui qu’il avait toujours cru son meilleur ami le trahissait, lui mentait effrontément, le trompait d’une façon odieuse ; Raoul de Simiane, dont il avait épousé la sœur sans fortune, sans dot, en qui il avait mis toute sa confiance, Raoul de Simiane était un mandataire infidèle !

Le baron devina que de Mégrigny avait été instruit, sinon de tous ses méfaits, du moins de quelques-uns, et il ne tarda pas à comprendre que Ludovic lui retirait sa confiance. Bientôt, sans doute, le mandat qui lui avait été confié serait révoqué ; peut-être même de Mégrigny irait-il – comme c’était son droit – jusqu’à réclamer la fortune de sa femme.

– Que faire ? se demanda de Simiane.

Il lui fallait, à tout prix, éviter le coup terrible qui pouvait lui être porté.

Heureusement pour le baron, de Mégrigny n’était pas un homme d’action. Très pusillanime et toujours hésitant, il n’était jamais prompt dans ses résolutions. Il disait toujours : j’examinerai, je verrai. Et, souvent, des semaines s’écoulaient avant qu’il se décidât à prendre une décision urgente.

Blanche n’avait nullement à souffrir du refroidissement, de l’espèce d’inimitié survenue entre son frère et son mari. Celui-ci était toujours le même avec elle.

Cependant, de Simiane, qu’une catastrophe menaçait, qui voyait près de s’écrouler l’échafaudage de toutes ses combinaisons, cherchait le moyen de se garantir du coup de tonnerre, et son imagination, d’autant plus féconde en ressources que rien ne l’arrêtait ou lui répugnait, son imagination travaillait.

Une idée lui vint, une idée monstrueuse, et il eut vite arrêté son projet. C’était un crime à commettre. Mais un misérable de l’espèce du baron devient aisément un scélérat. Il n’était pas homme à reculer devant un crime, du moment qu’il servait ses intérêts.

Peu de temps après le mariage de sa sœur, on lui avait parlé de l’Italien Tartini, et comme s’il eût prévu qu’à un moment donné il aurait besoin des services de ce chimiste, qui exerçait clandestinement son métier, il s’était fait donner son adresse.

On lui avait dit tout bas, à l’oreille, qu’un joli petit monsieur, ayant hâte d’hériter d’un oncle millionnaire, avait eu recours au signor Tartini et que, quinze jours après, il avait eu son héritage, grâce à quelques gouttes d’un certain liquide jetées sur les fleurs d’un bouquet qu’on plaçait dans la chambre du vieillard.

De Simiane alla trouver Tartini, se présentant comme étant pharmacien, ce que l’Italien ne crut point, causa assez longtemps avec lui et reçut, en échange d’un billet de cent francs, un petit flacon contenant un liquide, qui ne paraissait être que de l’eau claire.

Le lendemain, chez lui, au sujet du flacon du chimiste, le baron eut un entretien secret avec Antoinette.

– Mais pourquoi faire cela ? demanda-t-elle.

– C’est pour calmer son irritation nerveuse.

– Je comprendrais mieux si c’était dans la journée ; mais des fleurs dans sa chambre, la nuit, il n’en a pas besoin.

– Cela le fera dormir plus paisiblement.

– Je vous assure qu’il peut se passer de ce narcotique puisqu’il se sert d’un autre. Vous savez bien que, comme l’a ordonné le médecin, il met le soir, dans son verre d’eau sucrée, quelques gouttes d’une liqueur qui le fait dormir.

– Eh bien, il dormira mieux encore.

– Mais êtes-vous sûr que cette eau-là n’est pas une mauvaise drogue ?

– Tu es bête, ma pauvre Antoinette. Allons, fais ce que je te demande et exactement comme je te l’ai expliqué.

Lui pinçant la joue, il ajouta :

– Hé, ma chère, ne faut-il pas que tu gagnes tes quartiers de baronne ?

Antoinette se retira, emportant le flacon du chimiste.

Trois jours après, de Mégrigny commença à avoir des lourdeurs de tête, des demi-somnolences et des tintements d’oreilles singuliers.

N’attachant pas à cela une grande importance, il ne se plaignit point. Toutefois, son médecin étant venu le voir, il l’interrogea à ce sujet.

– Je ne vois aucune cause à cela, répondit le docteur, ce ne peut être qu’un effet du printemps : quand la sève des plantes monte, chez l’homme le sang accomplit un travail mystérieux. Est-ce que vous avez des étourdissements fréquents ?

– Pas précisément, mais quelque chose qui ressemble au vertige.

– Cela tient certainement à votre état maladif, à la persistance de votre affaiblissement général ; mais ce que vous éprouvez n’a absolument rien d’inquiétant ; ce sont des malaises qui finiront par disparaître.

Ils continuèrent, ces malaises, mais le médecin l’ayant rassuré, Ludovic garda le silence. Pourquoi aurait-il inquiété, peut-être effrayé Blanche en lui parlant de cela ?

Une nuit, après un sommeil agité de quelques heures, de Mégrigny se réveilla la tête lourde, lourde, comme serrée dans un cercle de feu, et ayant dans les oreilles comme des sons de cloche.

La veilleuse était éteinte, mais les rayons argentés de la pleine lune pénétraient dans la chambre. Un de ces rayons, tombant sur la table de nuit, placée près du lit, éclairait un de ces bouquets de violettes qu’on achète cinquante centimes dans la rue à une bouquetière.

De Mégrigny vit ce bouquet, qui avait été mis dans un petit vase d’argent, sans eau ; il essaya de sourire, pensant que c’était Blanche qui lui avait apporté ces fleurs pendant son sommeil.

À ce moment, deux heures sonnèrent à la pendule.

De Mégrigny, étant parvenu à se soulever, allongea le bras et prit le bouquet pour en respirer le parfum. Mais, rejetant vivement sa tête en arrière, il n’eut que le temps de remettre le bouquet sur la table de nuit. Pris d’un étourdissement subit, sa tête retomba sur l’oreiller et il resta sans mouvement, comme paralysé, mais dormant d’un sommeil de plomb.

Quand il sortit de ce sommeil étrange, qui n’était pas sans rapport avec la syncope, il faisait grand jour. Avidement il porta son regard sur la table de nuit. Le bouquet avait disparu et le vase d’argent était sur la tablette de la cheminée, à sa place habituelle.

À plusieurs reprises de Mégrigny passa sa main sur son front sous lequel sa cervelle semblait bouillir.

– J’ai rêvé, murmura-t-il, c’était le cauchemar.

Il descendit de son lit et sonna son valet de chambre pour qu’il vînt l’aider à s’habiller. La tête lui tournait, il sentait son corps vaciller sur ses jambes. Mais quand le valet de chambre se fut retiré et qu’il eut respiré le grand-air qui entrait dans la chambre par les deux fenêtres ouvertes, il se trouva mieux.

S’étant approché de la cheminée, machinalement il prit le vase d’argent.

– Oh ! fit-il, en sursautant.

Au fond du vase était restée une violette, qui s’était détachée du bouquet.

Blême, frissonnant, de Mégrigny s’affaissa dans un fauteuil.

Ainsi, c’était vrai, ce bouquet, il l’avait vu, il l’avait approché de son visage. La mémoire lui revenait ; il se souvenait d’avoir entendu sonner deux heures ; il se rappelait l’effet presque foudroyant produit sur lui par le parfum des fleurs.

Mais qui donc avait placé ce bouquet sur sa table de nuit pendant son sommeil pour l’enlever aussi mystérieusement avant son réveil ? Et dans quel but ? Naturellement, l’horrible idée qu’on l’empoisonnait lui vint à l’esprit. Il n’eut pas un instant la pensée que ce pouvait être Blanche ; avant sa femme il aurait accusé tout le monde. Il se dit que de Simiane seul était capable de commettre un pareil crime ; alors, s’il ne se trompait pas, un des domestiques de sa maison était le complice du baron.

Si de Mégrigny n’avait pas été l’être craintif, sans énergie et manquant de résolution que nous connaissons, tout de suite il aurait fait appeler son médecin pour lui faire part de ses soupçons. Mais il avait peur de commettre une erreur déplorable.

Il tenait la vérité, et cependant elle lui paraissait si énorme, si épouvantable qu’il cherchait toutes sortes de raisons pour n’y pas croire.

Si, réellement, c’était un rêve, un mauvais rêve qu’il avait fait ? Est-ce qu’il avait sérieusement la preuve du contraire ? La violette dans le vase d’argent ? Mais la veille, n’avait-il pas cueilli lui-même, dans le jardin, un petit bouquet de violettes qu’il avait offert à sa femme ? Une de ces fleurettes à la tige si fragile avait pu s’attacher à son vêtement ou même rester dans sa manche et, plus tard, tomber dans le vase à un moment où il se rappelait avoir jeté quelques pièces d’or dans un vide-poches.

Ayant ainsi réussi à se tranquilliser ou à peu près, il ne parla pas plus du bouquet de violettes qu’il ne parlait de ses singuliers malaises.

Néanmoins, il se dit que s’il n’avait pas rêvé, on devait, depuis quelque temps, placer chaque nuit, près de son lit, pendant son sommeil, un bouquet semblable à celui qu’il avait vu. En ce cas, il saurait s’il avait rêvé ou non en restant éveillé la nuit suivante. Mais, tout en ne prenant pas le soir, avant de se mettre au lit, le narcotique dont il faisait usage, il pouvait se faire qu’il s’endormit quand même.

Ayant cette crainte que justifiaient ses lourdeurs de tête et sa somnolence, il chercha toute la journée, sans le trouver, le moyen de ne pas dormir. Ne pas se coucher ? Mais il s’endormirait aussi bien sur un canapé ou un fauteuil que dans son lit. Il ne fallait pas songer à se tenir éveillé en lisant : la lecture, pour lui, était un autre narcotique. Il pourrait peut-être résister au sommeil en se faisant tenir compagnie ; mais, alors, le bouquet ne serait pas apporté et il ne saurait toujours point s’il avait ou n’avait pas rêvé.

À la fin, il trouva quelque chose.

Le soir, avant de quitter Blanche, il lui dit :

– Je voudrais que vous fissiez une chose pour moi.

– Très volontiers.

– Blanche, je vous demande de rester éveillée cette nuit jusqu’à deux heures du matin.

Comme elle le regardait, surprise, il reprit :

– Oui, vous ne comprenez pas, mais cela me serait agréable.

– Eh bien, mon ami, je resterai éveillée comme vous le désirez.

– Merci : Pour certaines raisons que je crois devoir vous cacher en ce moment, je viendrai dans votre chambre vers minuit ou une heure, à moins que je ne me sois endormi, ce qui peut, hélas ! arriver. Si, à une heure et demie, je ne suis pas venu, c’est que je dormirai. Alors, Blanche, ce sera vous qui viendrez me trouver, et pour me faire sortir de mon sommeil, vous me secouerez aussi violemment qu’il sera nécessaire. Me promettez-vous de faire cela ?

– Je le ferai, je vous le promets.

– C’est bien. Blanche, aucun de nos domestiques, pas même votre femme de chambre, ne doit savoir que nous nous verrons cette nuit. Je vous prie donc de garder le silence.

– Je serai muette.

– Vous m’avez bien compris, n’est-ce pas ? Si je ne suis pas ici à une heure et demie, c’est vous qui viendrez dans ma chambre pour me réveiller.

– Oui, mon ami, oui.

De Mégrigny mit un baiser sur le front de Blanche et rentra chez lui.

* *

*

La jeune femme n’était pas revenue de sa surprise. – Que signifie cela ? se disait-elle ; quelle est la raison de ce mystère ?

À dix heures, comme tous les soirs, Antoinette vint aider sa maîtresse à faire sa toilette de nuit. Blanche se coucha, attendit que la femme de chambre se fût retirée, puis se releva, verrouilla ses portes, excepté celle de son cabinet de toilette par lequel on avait accès dans l’appartement de son mari. Cela fait, elle alluma une bougie et se remit au lit après avoir pris un livre de George Sand, le Marquis de Villemer, dont elle avait commencé la lecture le matin.

Elle entendit sonner minuit, puis une heure. Ludovic ne paraissait pas.

– Il dort, se dit-elle.

Elle attendit encore et, à la demie, elle ferma le livre, sauta à bas de son lit, glissa ses pieds dans des mules de satin et, un bougeoir à la main, sortit de sa chambre.

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