XVII LE MANDATAIRE

Aussitôt après que Me Mabillon l’eut quitté, de Mégrigny écrivit les lignes suivantes :

« Mon cher baron,

« J’ai absolument besoin de te voir et de te parler d’une chose inouïe qui m’arrive et qui te causera une grande surprise, comme celle que j’ai éprouvée moi-même et sous le coup de laquelle je suis encore, car c’est d’une main fiévreuse que je trace ces quelques lignes.

« Je ne te dis pas de quoi il s’agit, voulant jouir de ta stupéfaction ; mais attends-toi à quelque chose de merveilleux : cela ressemble un peu, en effet, à un conte des Mille et une nuits.

« Viens le plus vite possible, je t’attends.

« LUDOVIC. »

Ce billet, glissé dans une enveloppe portant l’adresse de Raoul de Simiane, fut remis au commissionnaire du coin de la rue, qui se hâta de le porter rue de Bellechasse.

Le baron le reçut comme il achevait de déjeuner et allait prendre son café, en fumant un cigare.

– Voilà qui pique singulièrement ma curiosité, murmura-t-il ; c’est merveilleux, prétend-il ; je veux bien le croire ; mais je me demande de quelle aventure étonnante, stupéfiante, de Mégrigny peut être encore le héros.

Ce pauvre Ludovic, ajouta-t-il avec un sourire de pitié, je crois bien que, maintenant, il en a fini avec les aventures.

Cependant, Raoul était fort intrigué, et bien qu’il eût donné rendez-vous à une heure à Bouton-de-rose, qu’il devait conduire aux courses, il n’hésita qu’un instant à sacrifier le plaisir d’accompagner la danseuse à son désir de satisfaire sa curiosité.

Ayant vite pris son café, il monta dans sa voiture et se fit conduire chez de Mégrigny, qui demeurait rue du Rocher, tout près du parc Monceau.

– Ah ! te voilà ! s’écria Ludovic, sans quitter le canapé sur lequel il était étendu et en tendant la main au baron : à la bonne heure, tu ne t’es pas fait attendre.

– Par toi ; mais c’est Bouton-de-rose qui attend et attendra.

– Comment cela ?

– Je lui avais promis de la conduire aux courses de Vincennes ; elle va être furieuse.

– Et malgré cela tu es venu… Comme tu es bien un véritable ami, Raoul. Ah ! si j’avais su… je suis désolé.

– Laisse donc, Mlle Clara trouvera le moyen de se passer de moi.

– Mais comme tu viens de le dire, elle sera furieuse.

– Oh ! cela m’est parfaitement égal ; depuis quelque temps elle se montre de plus en plus exigeante… elles sont toutes les mêmes, ces demoiselles, insatiables, dévorantes : plus on leur donne, plus elles veulent ; aucune toilette n’est assez riche ; quant aux bijoux, il faudrait pour contenter Bouton-de-rose que je possédasse toutes les mines du Pérou. Caprices et fantaisies se succèdent sans cesse. Enfin, je suis las de jeter dans ce trou profond que rien ne peut remplir, et à te dire toute la vérité, mon cher, je commence à me refroidir singulièrement.

– Alors ?

– Eh bien, je suis décidé à quitter ma danseuse, j’en ai assez.

– Elle n’acceptera pas facilement la chose.

– Allons donc, je la connais ; elle est de la même trempe que Mathilde la brune ; elle m’aura vite trouvé un successeur.

Mais, si tu le veux bien, causons de la chose pour laquelle tu m’as appelé. Je ne te le cache pas, je suis fort intrigué.

– Je le comprends.

– Ton billet, dans son laconisme, a fortement excité ma curiosité.

– C’est ce que je voulais.

– Tu as réussi. Enfin, voyons, de quoi s’agit-il ?

– Tu sais dans quelle horrible situation je me trouvais : ruiné de fond en comble.

– Mon pauvre Ludovic !

– Tu sais aussi quelle résolution j’avais prise. Oh ! j’étais bien décidé à me brûler la cervelle ; c’était pour cela que, lorsque tu m’offrais de puiser dans ta bourse, je te répondais : non. J’avais fixé la date de ma mort et je ne voulais pas la retarder de vingt-quatre heures.

– Eh bien ? fit le baron devenant inquiet.

Est-ce que Ludovic allait lui demander de lui venir en aide ? Il avait mis, en effet, sa bourse à la disposition de son camarade, mais avec de faux semblants de dévouement, sûr que de Mégrigny refuserait, en raison du serment qu’il avait fait de se donner la mort le jour où il arriverait à sa dernière pièce d’or.

– À vingt-quatre ans, après la mort de ma mère, répondit de Mégrigny, je possédais trois millions ; ce qui restait de cette belle fortune, il y a un mois, était si peu de chose, que je n’en veux même point parler. Eh bien, baron, je ne suis plus un homme ruiné ; salue, de Simiane, ton ami Ludovic est aujourd’hui dix fois millionnaire !

Le baron se dressa comme par un ressort, et regardant de Mégrigny avec effarement, il se disait :

– Cela devait arriver : il est fou !

Ludovic parvint, non sans effort, à s’asseoir sur le canapé.

– Ah ! ah ! fit-il, en essayant de rire, tu ne t’attendais pas à celle-là.

– Mais, mais… balbutia le baron.

– Moi, je m’attendais à ta surprise, à ton ébahissement : dame, la chose est tellement surprenante qu’elle doit te paraître incroyable ; tu as le droit d’être stupéfait puisque je ne l’ai pas été moins que toi.

Je te l’ai dit, c’est merveilleux ; on ne trouve plus cela que dans les contes de fées et dans ces histoires orientales où de bons génies sont les amis de pauvres diables dans l’embarras, et qui en sont tirés, comme je vais en sortir moi-même. Bref, baron, une bonne fée, ou si tu aimes mieux un bon génie, sous la forme d’une vieille femme, veillait sur moi.

– Ah ! çà, voyons, Ludovic, que me dis-tu là ?

– Ce qui est, mon ami.

– En vérité, je me demande si tu parles sérieusement, si tu as bien toute ta raison.

– Je n’ai pas la tête bien solide, mais il me reste encore assez de raison pour pouvoir parler sérieusement.

– Ludovic, tu me mets sur des charbons ardents ; pour Dieu, explique-toi !

– C’est facile : une vieille tante, une sœur de ma mère, à laquelle je ne pensais guère, – je suis honteux de l’avouer, – est morte à Philadelphie, il y a quelques mois, en me faisant son héritier. Elle me laisse, au bas mot, dix millions.

– Dix millions ! exclama de Simiane, dont les yeux se remplirent de lueurs étranges.

– Eh bien, n’est-ce pas merveilleux ?

– Mon ami, c’est tellement merveilleux et étourdissant que je n’en peux croire mes oreilles.

– Et, par conséquent, ce que je viens de te dire, répliqua de Mégrigny ; car tu n’es pas encore bien convaincu, je le vois, que tu n’es pas en présence d’un pauvre fou.

– Tiens, prends ce cahier, qui est sur le guéridon, et lis : c’est la copie du testament de ma tante ; tu t’en rapporteras, je pense, au témoignage de tes yeux.

De Simiane ne se le fit pas répéter deux fois, il saisit le cahier d’une main tremblante d’émotion et lut avidement.

– Oui, dit-il, quand il eut parcouru l’acte des yeux, ceci est bien un testament ; il me paraît très habilement rédigé et, approximativement, il évalue bien l’héritage à une dizaine de millions ; mais n’est-ce point là une plaisanterie qu’on a voulu te faire ?

– Mon cher, j’ai eu aussi la même pensée que toi et, tout d’abord, j’ai cru à une sorte de mystification. Mais j’étais en présence d’un grave notaire de Paris qui, d’un ton sévère, me fit comprendre que le doute que je manifestais était injurieux pour lui et que ma défiance, en la circonstance, était une sottise.

D’ailleurs, Raoul, je vais te raconter brièvement ce qui s’est passé entre moi et Me Mabillon, c’est ainsi que se nomme le notaire.

De Mégrigny rapporta assez fidèlement la conversation que nous connaissons.

Quand il eut fini, le baron, qui avait écouté avec une grande attention et un vif intérêt, lui dit :

– Aucun doute n’est possible et, comme toi, je dois me rendre à l’évidence. Dix millions, dix millions !… Mon cher Ludovic, reçois toutes mes félicitations.

– Oh ! je savais bien que tu serais heureux de ce qui m’arrive.

– Parce que tu sais combien est grande et sincère mon amitié pour toi, dit hypocritement le baron.

– Tu es, maintenant, mon unique ami, reprit de Mégrigny, d’une voix attendrie.

– Et en toute circonstance et quoi qu’il arrive, tu pourras toujours compter sur moi.

– Merci, Raoul, merci.

Ils se serrèrent chaudement la main.

De Simiane restait dans l’éblouissement du merveilleux et, déjà, dans son cerveau, s’agitaient toutes sortes de pensées.

– Dix millions ! fit-il ; oh ! mon ami, comme ils vont enrager tous ces imbéciles, tous ces sans cœur qui se sont éloignés de toi lâchement.

De Mégrigny eut un doux sourire.

– Bah ! répondit-il, je ne leur en veux pas ; sans s’en douter, ils m’ont appris bien des choses : d’abord à mieux juger les hommes, ensuite à distinguer le faux du vrai et à connaître la valeur d’une bonne amitié comme la tienne.

– Entre nous, Ludovic, dit le baron, affectant une émotion profonde, c’est à la vie à la mort !

– Oui, à la vie à la mort !

– Dix millions ! Et l’on disait qu’il n’y avait plus d’oncle d’Amérique.

– Permets, Raoul, fit Ludovic souriant de nouveau, ce n’est pas d’un oncle, mais d’une tante que j’hérite.

– C’est vrai. Alors disons que s’il n’y a plus d’oncles d’Amérique, il reste les tantes d’Amérique. Vivent les tantes d’Amérique !

– La mienne n’existe plus, Raoul.

– Je pense à celles qui ont aussi des millions à laisser à leurs neveux de France.

Ludovic, j’ai sur moi quatre billets de mille francs ; je vais te les donner… Tu ne peux plus me répondre non ; les raisons que tu m’opposais n’existent plus.

– Assurément, je ne songe plus à me loger une balle dans la tête.

Le baron avait ouvert son portefeuille et y prenait les billets.

– Non, continua de Mégrigny, garde ton argent.

– C’est en attendant. Dans deux jours je t’apporterai vingt mille francs.

– Non, non, te dis-je !

– Quoi, tu me refuses ?…

– Ce n’est pas un refus, Raoul ; je suis, au contraire, profondément touché de cette nouvelle preuve d’amitié que tu me donnes ; mais je n’ai pas besoin d’argent, il m’en reste encore assez pour attendre mon héritage. Cependant, s’il y avait des retards et si je me trouvais à court…

– Eh bien ?

– Eh bien, je te dirais : il me faut telle somme, donne-la-moi.

– À la bonne heure, fit le baron, remettant les billets dans le portefeuille.

Après un silence, il reprit :

– Et quand seras-tu mis en possession de ton héritage ?

– La chose peut aller très vite, m’a dit le notaire ; mais il faut aller là-bas : il y a certaines formalités à remplir, des signatures à donner.

– Comment, tu penses à faire ce voyage ? Mais, malade comme tu l’es, ce serait la pire des folies ; tu pourrais mourir en mer !

– C’est ce que je me dis. Pourtant, il faudra bien que je parte, à moins…

– À moins ?

– Que je ne trouve quelqu’un qui veuille bien aller pour moi à Philadelphie.

– Tu peux te faire remplacer ?

– Oui, par un mandataire ayant tous mes pouvoirs.

– S’il en est ainsi, mon cher Ludovic, et, si tu le veux bien, c’est moi qui serai ton mandataire.

– Vrai, tu partirais ?

– Dès demain.

– Eh bien, Raoul, j’avais pensé à toi ; mais je n’osais pas te demander cela.

– Pourquoi ?

– T’arracher à tes amis, à tes plaisirs, à la vie parisienne loin de laquelle, m’as-tu dit souvent, tu ne pourrais vivre !

– Pour un ami, on doit savoir faire tous les sacrifices.

– Mais Mlle Clara ?

– Je t’ai dit que je n’en voulais plus.

– Alors ?

– Je suis prêt à partir. Pour toi, mon cher Ludovic, j’irais au bout du monde ; je traverserais les contrées les plus inconnues, les plus sauvages, peuplées de cannibales.

– Mon cher Raoul, quel dévouement !

Ludovic de Mégrigny n’avait pas si bien appris à juger les hommes, à distinguer le faux du vrai qu’il le disait et se l’imaginait, puisqu’il croyait à l’amitié de de Simiane, qui n’aimait que sa précieuse personne et était un Tartufe de la plus belle eau.

Ludovic n’était rien moins qu’un sceptique et n’avait jamais été complètement un désillusionné. Quoi qu’il en eût dit, il croyait encore à bien des choses et n’avait point, comme le baron, perdu tout sens moral.

Il s’était amusé ; mais dans sa vie agitée, malgré tous les entraînements, ses bons sentiments ne s’étaient pas noyés dans la débauche.

Il n’était pas un dépravé.

Nature douce, honnête, confiante, pleine de franchise, et ayant l’esprit quelque peu naïf, il avait pu se laisser facilement tromper par un maître fourbe. Enfin, trop disposé à penser que les autres lui ressemblaient, la droiture et la loyauté qui étaient en lui se refusaient à soupçonner seulement la duplicité du baron. Aussi, ce dernier, par une suite de manœuvres habiles, avait su depuis longtemps l’amadouer et capter sa confiance.

Ce n’était pas, pour de Simiane, le moment de laisser diminuer cette confiance que Ludovic avait en lui ; il devait, au contraire, s’ingénier à la posséder d’une façon absolue, à la rendre aveugle. Certes, il pouvait se féliciter du rôle qu’il avait constamment joué auprès de Mégrigny.

Et, en y songeant, il se disait :

– C’est à croire, vraiment, que je flairais quelque chose, que je sentais venir cet héritage de la tante d’Amérique.

En s’offrant spontanément à aller représenter de Mégrigny à Philadelphie, le baron avait tout de suite pensé à ses propres intérêts, sans bien voir encore, toutefois, ce que sa qualité de mandataire pourrait lui rapporter.

Ce que Ludovic prenait pour un beau dévouement de Raoul, n’était donc chez celui-ci qu’un calcul de vénalité.

Malade, fatigué de corps et d’esprit comme il l’était, incapable de supporter la moindre préoccupation, de Mégrigny ne pourrait jamais s’occuper de son immense fortune ; il lui faudrait un autre lui-même pour manier ses millions. À qui confierait-il cette gérance ?

– À moi, pensait de Simiane, à moi, qui aurai été son mandataire à Philadelphie et qu’il investira d’un nouveau mandat plus complet. Comme il ne peut rien faire, absolument rien, et qu’il me faudra lui éviter toute fatigue, je me ferai donner les pouvoirs les plus étendus.

Et le baron qui comptait, non sans raison, sur la confiance que Ludovic avait mise en lui, sur sa faiblesse d’esprit et la domination qu’il saurait lui imposer, se voyait déjà, tripotant, à son gré et selon sa fantaisie, avec les beaux millions qui étaient encore en Amérique.

Ce n’était pas tout. À moins d’un miracle, – et le baron ne croyait pas aux miracles, – Ludovic n’avait pas longtemps à vivre, cinq ou six ans, tout au plus. Alors…

Le regard du baron s’enflammait, une sensation étrange le traversait et il se sentait comme pris de vertige.

S’absorbant dans une pensée unique, il cherchait à entrevoir la possibilité de s’emparer du magnifique héritage.

Cela présentait bien des difficultés ; mais n’était-il pas habitué, depuis longtemps, à se débattre au milieu de difficultés sans cesse renaissantes ?

Et, d’abord, Ludovic, n’ayant que des petits cousins au troisième ou quatrième degré, ne pouvait-il pas tester en sa faveur ? Seulement, étant donné l’esprit affaibli de de Mégrigny, il y avait des aléas à courir : la validité du testament pouvait être contestée ; ne prétendrait-on pas qu’il aurait été extorqué et ne serait-il pas rigoureusement attaqué par les héritiers frustrés ?

Or, le baron savait d’avance qu’il n’aurait rien de bon à attendre d’un procès qui, forcément, serait scandaleux. À cause de son déplorable passé, l’opinion publique et les juges seraient contre lui.

Mais ne trouverait-il pas un autre moyen ? Pourquoi non, s’il cherchait bien ?

Quand il s’agit de mettre la main sur des millions, cela mérite qu’on se donne de la peine.

Le baron avait tout le temps de s’orienter, il n’y avait pas encore péril en la demeure. Il chercherait et, bien certainement, il trouverait.

Il avait l’esprit inventif et l’imagination féconde. Est-ce que, maintes fois, il n’avait pas su se tirer d’affaire, grâce à des combinaisons hardies et à des mouvements stratégiques habilement exécutés, dignes d’un Machiavel ? D’ailleurs, comme tout lui était bon et qu’il devenait, quand il le voulait, un homme de ténèbres, il saurait, le moment venu, choisir entre telle ou telle machination ténébreuse.

Après son entrevue avec de Mégrigny, le baron était rentré chez lui, avait donné l’ordre à ses domestiques de répondre qu’il n’y était pas, à n’importe qui se présenterait, et s’était enfermé dans son appartement. Pendant tout le reste de la journée il avait pensé à Ludovic et plus encore à son héritage.

Nous venons de faire connaître dans leur ensemble les réflexions auxquelles il s’était livré, tout en répétant à chaque instant :

– Dix millions, dix millions !

Ce chiffre de dix millions l’étourdissait, faisait frémir sa chair, mettait comme du feu dans ses veines, enfin exerçait sur lui un effet magique.

Au moment de se coucher, il pensa tout à coup à sa sœur.

– Au fait, murmura-t-il, pourquoi pas ? Et après un silence :

– Cela serait superbe !

Un double éclair sillonna son regard et sa bouche se tordit dans un rire étrange, satanique.

Le baron venait de trouver un rôle à faire jouer à Blanche de Simiane et de décider son entrée en scène.

Comme cela arrive toujours quand on a l’esprit surexcité, la tête en ébullition, de Simiane eut un sommeil très agité, peuplé de rêves merveilleux et d’étranges cauchemars.

Il nageait avec délices au milieu d’une vaste mer jaune, dont toutes les gouttes d’eau se changeaient en pièces d’or ; les flots de cette mer, qui le soulevaient et le portaient à une grande hauteur, étaient autant d’amoncellements d’or gros comme des montagnes. De tous les côtés, de coquettes embarcations accouraient vers lui, toutes voiles au vent ou à grands coups d’avirons. Dans ces barques de formes diverses, depuis la nacelle et la gondole, jusqu’à la pirogue, il y avait des jeunes filles de toutes les nations du monde. Toutes étaient d’une beauté éblouissante et avaient une magnifique chevelure brune ou blonde, qui tombait sur leurs épaules comme un long voile et dont elles se servaient pour couvrir leur provocante nudité. Toutes ensemble, avec des regards langoureux et pleins de lascivité, elles criaient :

– Le voilà, c’est lui, Raoul de Simiane, le dieu de l’or !

Et, tendant leurs mains, elles criaient encore :

– Donne, donne ! Dieu de l’or, donne-nous de l’or !

Et lui, à pleines mains, jetait l’or aux belles filles et en remplissait les barques.

* *

*

Le lendemain, quand de Mégrigny dit à Me Mabillon que c’était à son ami, le baron Raoul de Simiane, qu’il confiait la mission de le représenter à Philadelphie, le notaire fronça les sourcils.

Me Mabillon ignorait comment de Simiane s’était conduit envers Marie Sorel ; mais il était le meurtrier d’André Clavière et Me Mabillon savait qu’il avait une très mauvaise réputation et n’était estimé de personne. Il ne pouvait trouver que Ludovic eût eu la main heureuse en choisissant le baron pour remplir une mission de haute confiance.

Il crut devoir en faire l’observation.

– De Simiane vaut mieux que sa réputation, répliqua le jeune homme assez sèchement ; je le connais, je suis sûr de lui ; c’est un cœur dévoué, un ami sincère, le seul ami qui me soit resté fidèle, et j’ai en lui une entière confiance.

– C’est bien, monsieur de Mégrigny, dit le notaire, dissimulant sa contrariété ; n’ayant pas l’honneur de connaître personnellement M. le baron de Simiane, je pouvais me tromper ; admettons que je n’ai rien dit. D’ailleurs, en la circonstance, je n’ai qu’à me conformer à votre volonté.

Le lendemain, de Mégrigny remit au baron tous les papiers, signés et parafés, qui lui étaient nécessaires pour remplir sa mission, plus une lettre que Ludovic avait demandée à Me Mabillon, laquelle recommandait M. le baron Raoul de Simiane à l’officier ministériel de Philadelphie.

– C’est parfait, dit de Simiane, demain soir je quitterai Paris et après-demain matin je m’embarquerai à Saint-Nazaire sur le paquebot en partance pour l’Amérique du Nord.

– Soit, si rien ne te retient.

– Rien, absolument. Demain, dans l’après-midi, je viendrai te prendre avec ma voiture, à une heure et demie, et nous irons ensemble rue de Reuilly, au couvent où ma sœur a été élevée et où elle est encore. Je ne peux pas partir avant de l’avoir embrassée, cette chère petite.

– Petite ! fit de Mégrigny, quel âge a-t-elle donc ?

– Bientôt dix-sept ans.

– Alors, cette petite est une grande demoiselle.

– Mon Dieu, oui, et bonne à marier, mon cher ; je m’occuperai de lui trouver un mari dès mon retour d’Amérique.

– C’est ton devoir de frère. Mais pourquoi désires-tu que j’aille demain avec toi au couvent de la rue de Reuilly ?

– Je veux te présenter à Blanche, que tu ne connais pas encore.

– C’est vrai ; mais je ne vois pas…

– Cette présentation est nécessaire pour que tu puisses me rendre un service d’ami que j’ai à te demander.

– Ah ! Et quel est ce service ?

– Pendant combien de temps serai-je éloigné de la France ? Nous ne saurions le dire, deux mois, peut-être trois. Eh bien, mon cher Ludovic, je veux tout simplement te prier de faire une visite à ma sœur, de temps à autre, pendant mon absence. Oh ! seulement une petite visite tous les quinze jours.

– Je ne peux pas te refuser cela. C’est bien, demain je t’accompagnerai.

– Merci, cher ami ; comme cela, étant là-bas, je n’aurai aucune inquiétude au sujet de Blanche.

Le lendemain, entre deux et trois heures, Raoul et Ludovic se présentaient au pensionnat de Mlle Blanche, qui était une annexe du couvent des dames de Saint-Vincent. Ils furent reçus par la directrice de l’institution, qui fit aussitôt prévenir la jeune fille que son frère l’attendait au parloir.

– Madame la supérieure, dit de Simiane, après avoir présenté de Mégrigny, je suis un peu en retard avec vous et je vous prie de vouloir bien m’excuser de ne pas m’être acquitté plus tôt.

Et, sans attendre la réponse de la religieuse, il lui mit un billet de mille francs dans la main, en disant :

– Madame la supérieure, vous voudrez bien faire porter cette somme en compte.

– Il sera fait comme vous le désirez, monsieur le baron.

Une porte s’ouvrit et Blanche parut, les yeux pleins de lumière, le teint animé, fraîche comme une rose qui vient de s’épanouir, et délicieusement belle, en dépit de son costume de pensionnaire, qui ne parvenait pas à cacher, autant que les religieuses l’auraient voulu, peut-être, ses formes admirables et l’aristocratique élégance de sa taille.

Tout d’abord, un peu confuse à la vue d’un étranger, sa rougeur s’accentua, ce qui, loin de nuire à sa radieuse beauté, en augmenta encore le charme. Mais ce ne fut qu’un instant d’intimidation. Après avoir salué gracieusement de Mégrigny, qui, étonné, ravi, l’enveloppait de son regard, elle se précipita au cou de son frère.

– Ah ! comme je suis heureuse de te voir ! lui dit-elle ; méchant, pourquoi viens-tu si rarement ?

Il avait été empêché ; il était si occupé ; sa vie était prise par mille et une choses.

C’était toujours ce qu’il lui disait.

Elle soupira.

Il lui présenta de Mégrigny, qui était, dit-il, son ami le plus intime.

Blanche salua de nouveau Ludovic, qui, tout à son admiration, ne put que balbutier quelques paroles banales.

Elle était vraiment heureuse de la visite de son frère, la pauvre jeune fille, si heureuse que, dans sa joie, si Raoul l’en eût priée, elle se serait aussi jetée au cou de Ludovic.

C’est qu’une visite de quelques instants était beaucoup pour elle, presque un événement. Elle lui apportait comme l’écho des choses du monde et l’air du dehors ; alors il lui semblait qu’elle sortait de cette atmosphère lourde dans laquelle elle se mouvait envahie par l’ennui. Il y avait pour elle, dans une visite, un sourire de gaieté, un rayon de soleil, qui traversait la monotonie énervante de son existence.

Depuis quelque temps Blanche s’ennuyait, elle s’ennuyait beaucoup. Comme toutes les jeunes filles, elle avait ses jolis rêves bleus et roses, qui lui donnaient une grande soif de liberté. Elle se trouvait bien avec ses institutrices qu’elle aimait et qui l’aimaient ; mais ce n’était plus assez pour elle, elle désirait autre chose. Quoi ? Elle n’aurait pas bien su le dire ; c’était si vague encore dans ses rêves. Cependant elle sentait circuler en elle la sève de vie ; en même temps certaines ardeurs s’éveillaient au fond de son âme et elle éprouvait des sensations jusqu’alors inconnues.

La jeune fille innocente et naïve encore devenait femme. Elle comprenait maintenait qu’il y avait dans la vie des choses plus agréables que de chanter matin et soir des cantiques. Elle aspirait à connaître ce monde que lui révélaient ses pensées, et elle se sentait trop serrée entre les murs du couvent. Oh ! comme ils étaient maintenant froids et sombres, ces grands murs, pareils à ceux d’une prison, qui lui fermaient les vastes horizons !

Mais elle avait cette pensée rassurante qu’elle n’était pas condamnée à toujours vivre ainsi, et que comme d’autres, qui avaient été ses amies au pensionnat, elle pourrait s’élancer à travers les grands espaces et sourire à l’avenir ensoleillé. Un jour, bientôt, sans doute, elle sortirait enfin du couvent pour n’y plus rentrer.

– Madame la supérieure, dit le baron, je vais faire un voyage qui me tiendra éloigné de la France peut-être pendant plusieurs mois.

– Vous allez partir, mon frère, pour plusieurs mois ! s’écria Blanche devenant subitement très triste.

– J’espère ne pas être plus de trois mois absent.

– Où donc allez-vous ?

– En Amérique, pour une affaire très importante.

– Et je vais être trois mois sans voir mon frère ! soupira la jeune fille.

– Madame la supérieure, reprit le baron, j’ai l’honneur de vous demander pour mon ami, M. de Mégrigny, l’autorisation de venir faire, de temps à autre, une visite à ma sœur.

La religieuse répondit gracieusement :

– Le parloir est ouvert aux parents et amis de nos jeunes filles le jeudi et le dimanche dans l’après-midi ; chaque fois que M. de Mégrigny se présentera, il sera le bienvenu ; il pourra voir Mlle de Simiane et causer quelques instants avec elle.

– Je suis très honoré de l’autorisation que madame la supérieure veut bien m’accorder, et je lui en suis infiniment reconnaissant, dit de Mégrigny.

Blanche ébaucha un pâle sourire, en regardant Ludovic.

Assurément elle ne trouvait point qu’il fût le prince Charmant qu’elle avait entrevu dans un de ses rêves.

– Madame la supérieure, dit de Simiane, Blanche marche à grands pas vers ses dix-sept ans ; elle devra bientôt faire son entrée dans le monde.

La jeune fille ne put s’empêcher de tressaillir, et une jolie teinte rose reparut sur ses joues.

– Malgré tout le désir que j’aurais à vous la laisser encore, continua le baron, j’ai l’intention de la faire sortir du pensionnat aussitôt après mon retour d’Amérique.

Blanche ne poussa pas l’exclamation prête à lui échapper ; elle devait rester calme devant la religieuse ; mais ses yeux eurent un rayonnement de joie et ce qui restait encore de sa tristesse disparut.

– Monsieur le baron, répondit la supérieure, cela nous coûte toujours beaucoup de nous séparer d’une de nos enfants et ce sera pour nous une grande peine de voir Mlle Blanche nous quitter ; mais elle ne peut pas rester toujours avec nous, il faudra nous résigner à la voir partir ; c’est une des choses auxquelles nous devons constamment nous attendre avec nos élèves.

Au bout d’un instant, n’ayant plus rien à dire, Raoul et Ludovic se retirèrent. Ce dernier était songeur et restait sous le coup de la première impression que lui avait causée la sœur de son ami. Son cœur avait des battements depuis longtemps arrêtés et il sentait courir dans ses membres une chaleur douce et fortifiante, qui semblait vouloir passer dans ses veines et réchauffer son sang. Le baron, qui observait Ludovic, se disait :

– Il est sous le charme, le voilà pris, j’en étais sûr, cela devait être. Parbleu, je le connais, mon Mégrigny, il est toujours aussi prompt à s’enflammer ; est-ce qu’une belle fille comme ma sœur ne devait pas s’emparer de lui du premier coup ? Il n’a jamais su résister à l’attrait de deux beaux yeux ! et il n’en a pas souvent rencontré des beaux yeux doux et caressants comme ceux de ma sœur ! Ah ! ah ! c’était une ingénue, une jeune fleur immaculée qu’il lui fallait pour le tirer de son engourdissement et, par une commotion, réveiller ses sens et leurs appétits !

La voiture les emportait, brûlant le pavé.

– Eh bien, mon cher Ludovic, dit le baron, comment trouves-tu Blanche de Simiane ?

De Mégrigny sursauta.

– Charmante, adorable ! répondit-il ; je n’avais pas assez de mes yeux pour l’admirer ; je me grisais de la lumière pénétrante de son regard et de cet enivrant parfum d’innocence et de pureté qui se dégage de toute sa personne. Ah ! Raoul, jamais je n’ai été dans un pareil ravissement !

– Mais c’est de l’enthousiasme, cela.

– De l’enthousiasme, de l’exaltation, du délire, c’est tout ce que tu voudras.

– Diable, diable !

– Jamais, non, jamais, aucune jeune fille n’a produit en moi une impression semblable. Raoul, le regard troublant de ta sœur m’a bouleversé dans tout mon être.

Le baron se mit à rire. Puis, au bout d’un instant :

– Ludovic, dit-il d’un ton sérieux, ne va pas t’amuser à devenir amoureux de Blanche.

De Mégrigny tressaillit, regarda fixement Raoul et, secouant la tête :

– Je ne peux plus être amoureux, répliqua-t-il avec un accent de tristesse profonde.

Share on Twitter Share on Facebook