XVIII BLANCHE SERA TA FEMME

De Simiane fut reçu à Philadelphie avec une froide politesse, mais en même temps avec tous les égards dus à un baron français muni des pouvoirs d’un archi-millionnaire.

Il remit à M. Pankrop, l’exécuteur testamentaire de Mme Moronval, la lettre de Me Mabillon, plaça sous ses yeux le mandat qui l’accréditait auprès de lui et déposa entre ses mains différents actes, lesquels, revêtus de toutes les signatures exigées par le code français, établissaient que Ludovic de Mégrigny était bien le neveu de Mme Moronval, désigné dans son testament, puisque, comme le disait ledit testament, il était le fils de Jean-Antoine de Mégrigny et de Honorine de Mégrigny née de Mathis, son épouse, tous deux décédés.

Les actes furent examinés et ses pouvoirs étant reconnus, le baron se mit à la disposition de M. Pankrop.

Les affaires de la succession marchèrent assez rapidement, malgré certaines difficultés qui restaient encore à aplanir.

Le baron assista à plusieurs réunions et vacations où sa présence était jugée nécessaire ; il donna les signatures qui lui furent demandées ; enfin il remplit son mandat en conscience. Et si l’exécuteur testamentaire savait quelque chose de la conduite scandaleuse que le baron avait menée à Paris, il dut se dire qu’on avait beaucoup exagéré les choses et que le mandataire de M. de Mégrigny ne méritait pas absolument la mauvaise réputation qu’on lui avait faite.

Les immeubles étaient vendus et M. Pankrop encaissait toutes les sommes revenant à la succession, qu’il convertissait aussitôt en bonnes valeurs mobilières françaises.

Le baron n’allait pas tarder à retourner en France, et il se réjouissait d’y rentrer avec les millions de l’héritage. Mais il fut bien étonné, pour ne pas dire fort désappointé, quand on lui apprit que toutes les valeurs avaient été expédiées au notaire de Paris, qui en devait faire le dépôt à la banque de France, au nom de M. de Mégrigny. Quant au numéraire, – une somme qui dépassait deux millions, – il avait été versé à la banque de Philadelphie, et M. de Mégrigny, assisté du notaire, toucherait cette somme lui-même, en or français, à la banque Rothschild.

C’était ainsi, dit-on au baron, que les choses devaient être faites. De Simiane n’était pas content, mais que pouvait-il dire ? Il n’avait qu’à ne pas laisser trop voir sa mauvaise humeur.

Cependant, la veille de son départ de Philadelphie, M. Pankrop lui remit une lettre de change de cent cinquante mille francs payable à Paris, à la banque Franco-Américaine. Cette somme de cent cinquante mille francs était le reliquat de toutes les sommes encaissées au compte de la succession par l’exécuteur testamentaire.

Enfin le baron n’allait pas retourner en France sans rien emporter.

Il s’embarqua et se retrouva à Saint-Nazaire deux mois et vingt-deux jours après en être parti. On était à la mi-mai. Les frimas étaient fondus, la terre de France avait repris ses riches et belles parures, les oiseaux frileux étaient revenus et, déjà, dans les buissons et les feuillages des arbres on entendait les joyeux gazouillements des nids.

Le baron ne s’amusa pas à faire l’école buissonnière le long des routes. Douze heures après avoir mis les pieds sur le sol de France, il tombait dans les bras de Ludovic, qu’il n’avait pas prévenu de son arrivée, mais qui l’embrassa avec effusion, manifestant aussi la joie qu’il éprouvait de le revoir.

– Mon cher Raoul, dit Ludovic, grâce à toi, à ton activité, à ton dévouement, mes millions sont à la banque de France ; mais je ne peux pas les y laisser tous ; il y a une grosse somme en or qu’il va falloir employer. Comment ? J’ai essayé d’y songer, mais j’ai si peu d’idées… La tête est toujours faible et, tu le vois, le corps n’est pas dans un meilleur état. J’attendais ton retour avec impatience, car plus que jamais je vais avoir besoin des conseils de ton amitié, de ton dévouement, de tes services.

– Tu sais bien que je suis tout à toi, que je t’appartiens corps et âme.

– Eh bien, qu’est-ce que nous allons faire ? Je ne croyais pas qu’une grande fortune fût aussi embarrassante.

– Allons donc, tu sauras bien t’en arranger.

– Oui, si, comme en Amérique, tu te mets en mon lieu et place.

– C’est entendu ; mais il me faudra de nouveaux pouvoirs.

– Je te les donnerai.

– Alors tout ira bien. Tout d’abord, nous allons nous occuper de remonter ta maison. Tu ne peux plus rester dans cet appartement, qui n’est plus ce qui convient à un millionnaire.

– C’est ce que je me suis dit. Si je pouvais racheter mon petit hôtel de la rue Blanche.

– Laisse donc ton hôtel à celui qui l’occupe maintenant ; c’est trop modeste pour toi ; nous trouverons beaucoup mieux que cela dans ce nouveau et beau quartier que traversent les avenues Niel, de Villers, de Wagram, la rue de Courcelles, les boulevards Pereire, Bineau, et qui s’étend dans tout l’ancien parc de Neuilly. C’est de ce côté, en dehors des murs de la ville, que se porte le Tout Paris élégant et riche. Il y a là des hôtels superbes. Sois tranquille, nous te trouverons une magnifique demeure, qui ne laissera rien à désirer : belles écuries et remises, jardin spacieux, grands ombrages. Un tapissier, que je connais, te meublera ton hôtel richement, et dans les goûts du jour.

Plus tard, quand tu auras recouvré la santé, il te faudra aussi une résidence d’été avec plaines et bois bien peuplés pour le plaisir de la chasse.

Ludovic sourit tristement.

– Il y a partout des châteaux à vendre, continua le baron, nous trouverons facilement à acheter un superbe domaine, plus ou moins loin de Paris, selon qu’il te plaira.

Mais nous avons le temps de parler du domaine, pensons d’abord à ce qui presse le plus : ton installation à Paris, dont je vais m’occuper sans retard.

– Oui, mon cher Raoul.

– Il est bien entendu que tu t’en rapportes entièrement à moi, que j’aurai carte blanche ?

– Puisque je te donnerai tous pouvoirs d’agir en mon nom !

– C’est juste, mon cher Ludovic ; on ne peut pas mieux dire.

À propos, j’ai une lettre de change, payable à Paris, qu’on m’a remise à Philadelphie, contre un reçu, bien entendu. La voici ; elle est de cent cinquante mille francs.

– Eh bien, Raoul, tu toucheras cette somme.

– Je ne demande pas mieux ; mais pour que je puisse recevoir la somme moi-même, il faut que la lettre de change soit passée à mon ordre. Tiens, voilà l’encre et voici une plume.

Ludovic ayant écrit : Payez à l’ordre de, etc.… le baron remit la lettre de change dans son portefeuille.

– Je t’apporterai la somme, dit-il.

– Cela n’est point pressé, plus tard ; nous reparlerons de ces cent cinquante mille francs quand nous réglerons nos comptes.

– Hein, nos comptes ? fit de Simiane.

– Sans doute ; ne suis-je pas déjà ton débiteur et ne vas-tu pas encore être forcé de faire de nouvelles dépenses pour moi ?

– Oh ! Ludovic, répliqua le baron d’un ton de reproche, est-ce qu’un ami comme moi fait payer ses services ?

– Mon cher Raoul, je connais ton désintéressement ; mais je sais ce que j’ai à faire. On ne paie pas les services et le dévouement d’un ami, on les récompense.

– Avec toi, mon cher Ludovic, répondit le baron d’une voix mielleuse, il est impossible d’avoir le dernier mot.

Tout bas il se disait :

– En attendant mieux, je tiens déjà cent cinquante mille francs.

Après un bout de silence, il reprit :

– Si tu le veux bien, Ludovic, nous parlerons d’autre chose.

– Oui, parlons d’autre chose, dit de Mégrigny, qui sembla se ranimer ; vois-tu, toutes ces questions d’affaires et d’argent me fatiguent.

– Eh bien, cher ami, donne-moi des nouvelles de ma sœur. Une lueur éclaira le regard éteint de Ludovic.

– Mon cher Raoul, répondit-il d’une voix qui sortait de son atonie, j’ai à peine entendu tout ce que tu m’as dit tout à l’heure ; je ne pensais qu’à Mlle Blanche et à te parler d’elle. Mlle de Simiane se porte à merveille ; quelle riche santé ! Comme c’est beau la jeunesse dans son radieux épanouissement ! En elle, tout rayonne, elle a le soleil dans les yeux !

De Simiane sourit.

– Alors, fit-il, tu es allé la voir quelquefois ?

– Je n’ai pas laissé passer une semaine sans qu’elle eût ma visite.

– Tu y a mis du dévouement.

– Non, c’était un plaisir, un doux plaisir, le seul que je puisse goûter encore.

– Que te disait-elle ?

– Elle n’est pas causeuse ; cela se comprend, une enfant si jeune et qui ne sait rien encore de la vie ! Mais si elle parle peu, j’ai pu deviner quelle réfléchissait beaucoup. Dans cette jolie tête de jeune fille, il y a un monde de pensées… Elle était gênée avec moi, elle me connaît depuis si peu de temps ! Elle m’accueillait avec une grâce charmante, le sourire sur les lèvres, et quel sourire ! les anges seuls peuvent en avoir de pareils !

Si peu causeuse qu’elle soit, nous parlions de toi. Dame, nous ne pouvions guère avoir un autre sujet de conversation. Elle t’aime beaucoup. Te sachant parti pour trois mois, elle compte les jours et attend ; mais on voit qu’elle est impatiente de te revoir. Sans qu’elle m’en ait rien dit, j’ai compris qu’elle se souvenait de tes paroles et espérait que tu la retirerais du pensionnat, comme tu lui en as fait la promesse, dès que tu serais de retour à Paris.

– C’est toujours mon intention.

– Va-t-elle être heureuse, la chère enfant !

– Et comme je te l’ai dit, Ludovic, je lui chercherai un mari.

De Mégrigny resta un instant la tête baissée, comme accablé ; puis se redressant brusquement :

– Écoute, Raoul, dit-il, écoute : tu sais quelle impression ta sœur a produite sur moi la première fois que je l’ai vue ; eh bien, loin de s’effacer, cette première impression est devenue de plus en plus vive à chacune de mes visites.

Le baron eut un nouveau sourire d’une expression indéfinissable. Ludovic poursuivit :

« – Ne va pas t’amuser à devenir amoureux de Blanche, » m’as-tu dit sur le ton de la plaisanterie.

Ah ! Raoul, tu ne savais pas si bien dire ; et moi je ne croyais pas, je ne pouvais pas croire que cela pût arriver. Moi, une chose écroulée, détruite, une ruine ; moi, âgé de trente ans et déjà un vieillard, moi devenir amoureux ! Est-ce que c’était possible ? Eh bien, oui, c’était possible, et la chose est arrivée. Raoul, l’amour s’est emparé de moi avec une violence extraordinaire ; j’aime Mlle de Simiane, je l’aime comme je n’ai jamais aimé, je l’adore !

– Que me racontes-tu là ! exclama le baron, jouant la stupéfaction.

– Raoul, ne te hâte pas de me dire que je suis un insensé ; je t’en prie, laisse-moi continuer.

– Mais tu vois bien que je t’écoute avec intérêt, et si ma surprise…

– Ta surprise, mon ami, est légitime et je la comprends. Oh ! toi aussi, tu me comprendras quand tu sauras quelle heureuse influence ta sœur exerce sur ton ami. Quand je suis près d’elle, je reprends courage et me remets à espérer ; il me semble que je sors de mon anéantissement et je retrouve toutes mes facultés. Sous le charme de son sourire d’une douceur angélique, sous la clarté de son regard limpide et pénétrant, qui contient je ne sais quel fluide magnétique, je me sens galvanisé ; le sang passe plus chaud dans mes artères, c’est la vie qui rentre en moi !

J’étais, tu le sais, dégoûté de vivre ; maintenant je ne veux plus mourir parce que, n’étant plus un désespéré, l’avenir s’élargit sous mes yeux et change d’aspect ; il m’apparaît plein de promesses, ensoleillé, avec des sourires et des joies ineffables. Et c’est ta sœur, Raoul, c’est ta sœur qui, en opérant ma transformation, a tout changé autour de moi. Il me semble que je reprends possession de ma jeunesse.

Oh ! mon ami, Blanche près de moi, ce serait tout : plus rien à désirer ni à envier puisque tous les bonheurs me seraient donnés à la fois.

Je serais ranimé par le timbre harmonieux de sa voix ; son regard si pur, si doux et en même temps si puissant sur moi, verserait à flots la vie dans tout mon être. Raoul, ne vois pas l’homme que je suis, mais l’homme que je serai. Rappelle-toi ce que j’étais il y a seulement six années ; tu me reverras ainsi. Je le sens, va, je ne suis pas si délabré, si épuisé que je ne puisse revenir à la santé et recouvrer toutes mes forces éteintes.

– J’en ai la conviction, mon cher Ludovic.

– Ah ! si je n’avais pas cet espoir, les millions de ma tante d’Amérique m’importeraient peu, car ce ne sont pas eux qui me donneraient la joie de vivre ; si je n’avais pas cet espoir, Raoul, je ne t’aurais point parlé comme je viens de le faire ; le secret de mon amour pour ta sœur serait resté enseveli au fond de mon cœur. Enfin, c’est parce que j’ai cet espoir et que je ne redoute point d’unir ma destinée à celle de ta sœur, que j’ai l’honneur de te demander la main de Mlle Blanche de Simiane.

De Mégrigny s’était levé et, craintif, il regardait le baron, cherchant à deviner dans le jeu de sa physionomie la réponse qu’il allait lui faire. De Simiane avait l’air de réfléchir profondément.

– Eh bien ? fit Ludovic anxieux.

– Mon cher ami, répondit enfin le baron, dès que tu as commencé à me parler de Blanche, j’ai deviné la conclusion de ton discours ; ma grande amitié pour toi ne peut te laisser aucun doute sur mon désir de voir se resserrer encore les liens qui nous unissent. Cependant, je crois devoir te faire observer que tu es immensément riche et que Blanche…

– La fortune n’est rien, entends-tu, rien ? interrompit vivement de Mégrigny ; si mes millions pouvaient être un obstacle à cette union de laquelle j’attends ma résurrection, je les renverrais d’où ils viennent.

– Tu n’ignores pas, reprit le baron, dans quelle situation je me suis trouvé avant et après la mort de ma mère ; il m’a fallu contenter la rapacité de mes terribles créanciers, et si je devais aujourd’hui rendre des comptes à ma sœur et même lui donner une dot, je serais mis dans un embarras dont je ne pourrais peut-être pas sortir.

De Mégrigny haussa les épaules.

– Comment, dit-il, peux-tu craindre que je te crée des embarras ? Est-ce que je m’occupe de ce que possède Mlle de Simiane ? est-ce que je pense à demander une dot ? Ne suis-je pas assez riche pour elle et pour moi ? Une dot ! S’il lui en faut une, je la lui donnerai, moi, en prenant un million sur ma fortune.

De Simiane saisit la main de Ludovic.

– Cher et généreux ami ! prononça-t-il d’une voix attendrie.

– Mlle de Simiane, reprit de Mégrigny avec feu, est un trésor qui vaut tous les millions du monde ; c’est ce trésor, ce trésor unique que je désire posséder.

Mais, continua-t-il, devenant subitement soucieux et inquiet, Mlle Blanche consentira-t-elle à devenir ma femme ?

– Pourquoi ne consentirait-elle pas ?

– Ah ! pourquoi, fit Ludovic en secouant tristement la tête. Tiens, je me regarde dans cette glace et je me sens traversé par un frisson de crainte. Hélas ! je ne vois en moi rien de séduisant, rien qui puisse répondre à ces jolis rêves que font toutes les jeunes filles, et au milieu desquels apparaît toujours un beau jeune homme de tournure élégante et riche de santé.

– Mon cher ami, répliqua le baron, Blanche est une enfant sérieuse et réfléchie, qui ne ressemble pas à tant d’autres jeunes filles évaporées et frivoles ; elle placera les qualités du cœur de son futur époux bien au-dessus de ses avantages physiques. Tu n’as aucune crainte à avoir, tu plairas à Blanche, j’en suis certain ; je n’aurai même pas à plaider ta cause. Tu peux donc être absolument tranquille : Blanche sera ta femme…

* *

*

Le lendemain les deux amis allèrent voir la jeune fille. Le baron annonça à sa sœur qu’elle n’avait plus que quinze jours à rester au pensionnat.

– Je suis bien heureuse ! dit-elle tout bas à son frère en l’embrassant.

Elle n’avait pas besoin de dire qu’elle était heureuse, la chère petite, on le voyait à la joie qui éclatait dans son regard. Sortir du couvent, c’était pour elle sortir d’un sépulcre.

Le baron n’eut pas seul le bénéfice de la joie qu’éprouvait sa sœur, de Mégrigny en eut sa part. Blanche lui parla très gracieusement et avec une grande amabilité. Il n’en fallait pas davantage pour que Ludovic se sentît transporté au septième ciel. Il faut si peu pour contenter les amoureux et ils sont si prompts à s’illusionner.

La jeune fille dit à son frère :

– J’ai été très heureuse des visites que M. de Mégrigny a bien voulu me faire et je lui en garde dans mon cœur une vive reconnaissance.

– Oh ! mademoiselle, dit Ludovic palpitant d’émotion, vous me rendez très heureux moi-même en disant que vous avez éprouvé quelque plaisir à recevoir mes visites. Mais ce n’est pas assez pour moi de vous avoir procuré quelques instants de distraction, c’est le bonheur pour toute la vie que je voudrais pouvoir vous donner.

Blanche, qui ne comprit pas le sous-entendu de ces paroles, eut un adorable sourire pour remercier Ludovic.

Celui-ci, ébloui, enivré, saisit la main de la jeune fille et la porta passionnément à ses lèvres.

C’était un peu hardi dans le parloir d’un couvent ; mais Blanche ne fit point cette remarque, pas plus qu’elle ne s’aperçut de l’espèce d’affolement dans lequel elle avait mis de Mégrigny.

Elle eut un nouveau sourire, non moins adorable que le premier, qui acheva de bouleverser le pauvre amoureux.

Si, à cet instant, une religieuse ne fût pas entrée dans le parloir, il serait tombé aux genoux de la jeune fille et, éperdu, il lui aurait crié :

– Blanche, je vous aime, je vous adore, vous m’avez rendu fou d’amour !

– Mon cher, lui dit le baron à l’oreille, tu ne t’observes pas assez, prends garde !

Raoul échangea encore quelques paroles avec sa sœur et les visiteurs se retirèrent.

– Je n’ai pas bien compris les paroles que tu m’as glissées à l’oreille, dit de Mégrigny quand ils furent sortis de la maison, quelle recommandation m’as-tu faite ?

– Je t’ai dit de prendre garde.

– À quoi ?

– À ne point travailler toi-même contre tes projets ; je t’ai vu prêt à commettre une sottise ; en amour, mon cher, comme en beaucoup d’autres choses, il ne faut point aller trop vite ; une jeune fille s’effarouche aisément ; je connais Blanche ; avec elle, plus encore qu’avec une autre, il faut agir avec précautions, patienter, savoir attendre. Donc, ne brusquons rien afin de ne pas compromettre notre succès.

De Mégrigny laissa échapper comme une plainte.

– Avant tout, continua le baron, il faut que Blanche soit préparée à t’écouter ; tu sais que tu peux compter sur ton ami, laisse-moi faire. Je te l’ai dit et je te le répète, Blanche sera ta femme.

– Et si elle ne m’aime pas ?

– Elle t’aimera.

– Pourtant…

– Elle t’aimera, te dis-je, il faut qu’elle t’aime !

Quand elle se retrouva seule, Blanche murmura :

– Plus que quinze jours ! et après…

Un sourire intraduisible se dessina sur ses lèvres roses et vint éclairer sa douce physionomie.

Debout devant la fenêtre ouverte, respirant avec délice l’air qu’embaumaient les fleurs du jardin, son regard se perdit dans l’infini, comme si elle avait voulu qu’il accompagnât le vol rapide de ses pensées.

Après ! Que de choses ce mot voulait dire.

C’était le rêve devenant la réalité.

C’était l’avenir s’ouvrant enfin, large, devant elle, et souriant à ses aspirations. C’était le mouvement de la vie auquel elle se trouverait mêlée. C’était la satisfaction donnée à tous ses désirs. C’était l’inconnu, si souvent redoutable, mais qui ne l’effrayait point, car elle se sentait, au contraire, irrésistiblement attirée vers lui. C’était voir et connaître. C’était… elle ne savait pas, elle ne pouvait pas savoir tout ce que c’était, ni même le soupçonner. Enfin, ce n’était plus le couvent, c’était le monde…

Elle ramena son regard sur les objets qui l’entouraient, puis s’étant assise, lentement sa tête charmante s’inclina sur sa poitrine et elle resta songeuse.

À quoi songeait-elle ? Eh ! mon Dieu, à quoi songent les jeunes filles dans le silence et le calme de la solitude ? Toujours à l’avenir, c’est-à-dire à toutes les choses rêvées.

C’était à cela que Blanche songeait ; et dans cet avenir dont elle soulevait le voile et au milieu de tant de choses rêvées, elle plaçait un grand et beau jeune homme de tournure élégante, de manières distinguées, à la voix harmonieuse, au sourire doux et triste, au regard tendre et rêveur, ayant le haut et large front d’un penseur.

Oh ! ce n’était pas une image créée par son imagination, entrevue dans un rêve et souvent évoquée, qui se présentait à elle. Ce beau jeune homme elle l’avait vu, elle le connaissait.

Plusieurs fois il était venu au pensionnat, accompagnant le père et la mère de deux élèves, les deux sœurs, l’une âgée de douze ans, l’autre de dix ans, qui étaient ses petites cousines.

La première fois qu’il avait vu Blanche au parloir dont, ce jour-là, elle avait la garde, il l’avait tout de suite remarquée et souvent regardée, furtivement, séduit par sa grâce, sa distinction, son air candide plus encore que par sa beauté.

Deux fois de suite le regard de la jeune fille avait rencontré celui du jeune homme et elle avait senti comme une flamme pénétrer en elle. Une sensation étrange, jusqu’alors inconnue, mais qui n’avait rien de douloureux, au contraire, avait fait battre son cœur et monter le rouge à son front.

Cette impression se serait peut-être effacée ; mais elle avait revu le jeune homme et chaque fois, sous son regard ardent, elle s’était sentie troublée et toute palpitante.

Le jeudi, quand le temps le permettait, les élèves étaient conduites à la promenade. Or, un jeudi et un autre encore, le jeune homme s’était trouvé dans une allée du bois de Vincennes sur le passage de ces demoiselles, et Blanche avait très bien vu avec quelle avidité ses yeux la cherchaient dans les rangs, parmi ses compagnes, et très bien vu aussi l’expression de bonheur que prenait sa physionomie dès que son regard avait rencontré le sien.

– Il pense à moi, s’était-elle dit.

Et toute frémissante d’émoi, elle avait ajouté :

– Il m’aime !

Si naïve et si innocente que soit une jeune fille, il est des choses qu’elle devine aisément. Blanche ne se trompait pas ; elle était aimée, ardemment aimée.

Cette découverte en amena une autre : la jeune fille comprit que ce qu’elle éprouvait n’était pas autre chose que les émotions de l’amour qui s’était emparé de son cœur.

Blanche ne se demanda point s’il était digne d’elle, si, faisant appel à sa raison, elle ne devait pas se défendre contre elle-même ; aucune pensée triste ne vint assombrir les rayonnements de son âme. Elle aimait, elle se sentait aimée, elle s’abandonna tout entière à son ravissement.

Jamais une parole n’avait été échangée entre eux. À quoi bon ? Est-ce que les regards des amoureux n’ont pas assez d’éloquence ?

Cependant, malgré tout ce qu’il avait pu lire dans les yeux de Mlle de Simiane, le jeune homme s’était demandé s’il était réellement aimé.

Quand il s’agit de sentiment, des choses du cœur, la perspicacité de la femme est de beaucoup supérieure à celle de l’homme.

Quand Blanche avait si bien su comprendre qu’elle était aimée, le jeune homme n’avait pu acquérir la même certitude. Il doutait. C’est que la jeune fille, timidement réservée, ne s’était pas laissée complètement deviner.

Chez la jeune fille, comme chez toutes les femmes, d’ailleurs, il y a toujours des choses cachées au fond du cœur que le plus fin observateur n’arrive pas à découvrir. Et puis l’amour sincère, l’amour vrai ne sait pas se défendre contre la crainte et le doute.

Blanche avait entendu appeler le jeune homme Henri.

Plus tard, en interrogeant une des petites cousines, elle avait appris qu’il se nommait de Bierle.

Un autre jour elle avait demandé :

– Que fait-il, M. Henri ?

– Il écrit, répondit la fillette.

– Ah ! il écrit ?

– Oui, c’est un poète.

Ce titre de poète donné à Henri mit en travail l’imagination ardente de Blanche. Il était poète, c’est-à-dire un homme au-dessus des autres ; chauffant son enthousiasme, elle le voyait s’élever, grandir, devenir un Victor Hugo, un Lamartine, un de Musset ; elle le plaçait sur un piédestal, posait sur son front l’auréole du génie, et, près de lui, triomphante, elle s’enveloppait dans le rayonnement de sa gloire.

Depuis qu’elle l’avait vu la dernière fois, trois mois s’étaient écoulés ; mais elle était sans inquiétude. Elle savait, toujours par la petite cousine, qu’il n’était pas à Paris.

Appartenant à la rédaction d’un grand journal parisien, son directeur l’avait envoyé en Algérie où il écrivait, sur notre grande colonie africaine, une série d’études, prises sur le vif, qu’il envoyait au journal. Mais il allait bientôt revenir.

Et bientôt aussi, dans quinze jours, Blanche allait quitter le pensionnat.

Elle était si pleine de confiance en l’avenir qu’elle avait rêvé, qu’elle s’était fait, selon les aspirations de son âme, qu’aucune crainte ne venait troubler la quiétude de son esprit, se mêler à sa joie.

Elle ne pensait point, la chère petite, qu’elle pût être, pour toujours, séparée de Henri, que c’était fini, qu’elle ne le reverrait plus.

Non, elle n’avait point de ces idées-là. Quelque chose lui disait qu’il saurait bien la retrouver. Oui, ils se reverraient bientôt. Alors tous ses rêves deviendraient la réalité.

Blanche croyait au dieu des amoureux.

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