XV PROLOGUE D’UNE SOMBRE HISTOIRE

C’était quelques mois après le duel de Saint-Cucufa, alors que le baron Raoul se jetait à corps perdu dans tous les excès, que Mlle Edmée de Simiane était morte, remerciant le ciel qui la délivrait du fardeau de la vie.

Trois mois plus tard, la baronne, qui n’avait pu résister à ce nouveau coup terrible qui venait de la frapper, avait suivi Edmée dans la tombe. La mort de la fille avait hâté la mort de la mère.

Mais depuis des années la baronne, souffreteuse, ne se soutenait que par de violents efforts de volonté. Le chagrin que lui causaient les désordres de son fils l’avait brisée ; sa santé, autrefois si belle, était devenue chétive, chancelante ; les tortures morales l’avaient minée sourdement, détruisant peu à peu toutes ses forces vitales.

Edmée de Simiane était une charmante jeune fille très intelligente, bonne, gracieuse, d’une distinction parfaite, et qui n’avait pas encore vingt-trois ans lorsque la mort était venue la prendre.

Hélas ! la mort est cruelle, elle ne respecte rien, ni la jeunesse, ni la beauté ; quand elle a désigné une victime, elle la saisit comme une proie depuis longtemps guettée.

Mlle Edmée était morte d’une maladie de langueur, disaient les médecins, mais en réalité d’un mal secret obstinément caché, qui, depuis deux longues années, l’avait éloignée, non pas du monde dont sa mère s’était retirée, mais de ses meilleures amies.

Du reste, on savait à quoi s’en tenir, et tout le monde s’accordait à dire que Mlle de Simiane était une victime de son frère, qu’elle était morte d’une grande douleur qu’elle avait renfermée en elle.

Dans un temps qui n’était pas très éloigné, puisque la jeune fille n’avait alors que vingt ans, on avait beaucoup parlé de son mariage avec le jeune comte de Mongarret, qui lui faisait une cour très assidue et lui avait même déclaré qu’il l’aimait, en des termes si chaleureux qu’elle n’avait pu douter un instant de sa sincérité.

Cependant, tout à coup, M. de Mongarret n’avait plus reparu chez la baronne de Simiane, ni dans aucun des salons où la jeune fille et lui se rencontraient précédemment.

Edmée et sa mère étaient en droit de demander et même d’exiger une explication, elles ne le firent point. Elles savaient trop ce qui leur serait répondu. Il n’y avait qu’à garder le silence et à se résigner.

Ainsi c’était Raoul qui avait fait fuir le comte de Mongarret, c’était lui qui empêchait le mariage de sa sœur.

En effet, le marquis et la marquise de Mongarret étaient deux vieillards très austères, pour qui l’honorabilité de la famille était au-dessus de tout. Très chatouilleux et très absolus sur toutes les questions d’honneur, ils ne transigeaient jamais quand l’honneur était en jeu ; ils considéraient que la moindre tache à un nom était une flétrissure dont tous ceux qui portaient ce nom étaient atteints.

Ils firent comprendre à leur fils, qu’ils avaient élevé, d’ailleurs, dans des principes rigoureusement sévères et qui avait un peu leurs idées, qu’il ne pouvait songer à épouser Mlle de Simiane, la sœur d’un vil débauché dont les honnêtes gens se détournaient avec horreur, et qui traînait dans toutes les fanges un vieux nom qui, avant lui, avait toujours été respecté et honoré.

Sans doute, on ne pouvait pas faire un crime à cette jeune fille de l’indignité de son frère, elle était à plaindre ; mais elle portait le nom de Simiane maintenant déshonoré, couvert d’opprobre ; si elle n’était pas directement atteinte par le mépris et le dégoût que son frère inspirait, elle n’en recevait pas moins les éclaboussures ; entre elle et leur fils se dressait, barrière infranchissable, la conduite scandaleuse du baron. Le comte de Mongarret, dernier descendant d’illustres aïeux, devait rechercher une alliance qui, au lieu de le ternir, rehausserait encore l’éclat du grand nom des hauts et puissants seigneurs de Mongarret.

Le jeune homme avait courbé la tête et répondu :

– Je n’épouserai pas Mlle de Simiane.

Et les Mongarret avaient quitté Paris pour aller s’installer, trois mois plus tôt que d’habitude, dans un château appartenant à Mme la marquise, et situé dans le midi de la France.

Malheureusement, Edmée aimait celui qu’elle avait pu considérer comme son fiancé, beaucoup plus, assurément, qu’elle n’en était aimée. Elle sentit vivement l’affront qui lui était fait, mais comprit aussi qu’elle n’avait pas le droit de se montrer indignée. Elle n’en éprouva pas moins une immense douleur ; le coup était si terrible et la blessure faite à son cœur si profonde qu’elle devait être mortelle.

Mais ne sachant pas alors que ses jours étaient comptés, elle eut l’intention, comme beaucoup de naufragées de l’amour, de se vouer à la vie religieuse en allant s’ensevelir dans un cloître.

Elle parla de son désir à sa mère et, aussitôt, la baronne fondit en larmes.

– Non, non, c’est impossible, s’écria la baronne de Simiane, tu ne peux pas m’abandonner ! Si tu me quittais, vois dans quel isolement tu me laisserais ; seule, écrasée sous le poids de mes douleurs, que deviendrais-je ? Ta sœur Blanche ne saurait te remplacer auprès de moi ; elle est si jeune encore ! D’ailleurs, tu sais pourquoi je tiens à ne pas la retirer du pensionnat. La pauvre petite ignore nos chagrins et je ne veux pas qu’elle les connaisse. Plus tard elle saura ce qu’est son malheureux frère, mieux cela vaudra pour elle.

Je t’en conjure, Edmée, ne m’abandonne pas ; si tu savais comme j’ai besoin de te voir, d’entendre ta voix, de te sentir près de moi ! C’est toi qui me donnes ce qui reste encore de force dans ma pauvre âme brisée ; tu me soutiens et, dans les plus cruels instants, c’est toi qui relèves mon courage.

Si tu n’étais plus là, je verrais l’abîme se creuser plus profond encore, le découragement complet s’emparerait de moi, je ne pourrais plus vivre, ma vie s’éteindrait tout d’un coup comme la mèche d’une lampe sans huile.

Ces paroles émurent profondément la jeune fille ; elle vit où était le devoir. Elle resta avec sa mère.

Mais, hélas ! il y a des douleurs qui se refusent à toute consolation ; chacune de son côté, les deux malheureuses souffraient horriblement ; l’une ne pouvait consoler l’autre. Et comme elles étaient impuissantes à adoucir seulement l’amertume de leurs chagrins, elles pleuraient ensemble. C’était leur unique soulagement.

Plus de deux années s’écoulèrent ainsi.

Raoul n’était pas changé, loin de là : sans retenue, comme affolé, il se livrait à ses terribles passions, s’abandonnait, corps et âme, au tourbillon qui l’emportait, s’étourdissait dans de stupéfiants excès, dans des orgies sans nom et arrivait aux extrêmes limites de la dépravation.

La santé de Mlle de Simiane avait toujours été en déclinant. Elle sentait que sa vie s’en allait ; mais la mort ne l’effrayait point ; presque souriante elle la voyait venir, sachant qu’elle lui serait douce.

Elle succomba. Nous l’avons dit, c’était sa délivrance.

Raoul affecta une grande tristesse et eut l’air de verser quelques larmes, comme le voulait une douleur de commande ; et même, pendant toute une semaine, il se tint éloigné de ses compagnons de débauche. C’était une concession qu’il faisait aux convenances, aux exigences du monde.

En réalité, la mort d’Edmée, si prématurément enlevée à la vie où, comme un météore, elle n’avait brillé qu’un instant, n’avait nullement ému le viveur. Profondément égoïste, tout ce qui ne touchait pas directement sa précieuse personne le laissait froid. D’ailleurs il ne savait plus ce que c’était qu’un bon sentiment. Son cœur sec n’avait plus aucune vibration. Ce n’était plus par cet organe de la sensibilité qu’il vivait, mais par la tête seulement, et comme dans son cerveau tout était mauvais, il n’y pouvait naître que des pensées perverses.

La baronne de Simiane ne se trompait pas quand elle disait à Edmée : – Si tu n’étais plus près de moi, je ne pourrais plus vivre, ma vie s’éteindrait tout d’un coup.

Hélas ! Edmée s’en était allée.

En se trouvant seule, toute seule dans ce vaste hôtel devenu subitement froid et sombre comme un sépulcre, la baronne, comme si elle avait eu peur de sa solitude, se sentit prise d’un effroi qui ne devait plus la quitter.

C’est que si elle pensait beaucoup à la morte, elle songeait plus encore à son autre fille, aussi belle et non moins bien douée que sa sœur aînée.

Après elle, car elle sentait bien qu’elle n’avait plus longtemps à vivre, que deviendrait la pauvre Blanche ? Elle se le demandait, le cœur serré par les plus cruelles angoisses. Quel avenir était réservé à son enfant ? Oh ! cet avenir, comme elle le voyait triste, sombre, désolé ! Voilà ce qui l’épouvantait, ce qui la tenait constamment dans des inquiétudes mortelles.

Elle n’osait point parler de ses craintes à quelques vieilles amies qui, de temps à autre, lui rendaient visite, mais il lui arrivait de se plaindre de la tristesse de sa solitude.

Alors, on lui disait :

– Blanche est dans sa seizième année ; à cet âge on n’est plus un enfant et, d’ailleurs, c’est une jeune fille très raisonnable, qui peut, maintenant, remplacer sa sœur auprès de vous ; pourquoi ne pas la retirer du pensionnat ?

La baronne secouait la tête :

– Non, répondait-elle, elle est si tranquille, si heureuse avec ces bonnes sœurs qui l’ont élevée et pour lesquelles elle a une affection dont j’aurais le droit d’être jalouse. Voyez quelle existence elle aurait ici, près d’une vieille femme, qui ne sait plus que gémir et verser des larmes.

Non, je ne veux pas la priver d’air, de soleil, de liberté. Ce serait étouffer les pensées gaies qu’elle peut avoir et pour toujours, peut-être, chasser le sourire de ses lèvres.

Non, je ne peux pas offrir à ses yeux le spectacle de mon incurable douleur ; je ne peux pas et ne veux pas inquiéter son jeune cœur, y jeter l’effroi, mettre un crêpe à ses douces illusions et arrêter l’éclosion de ses espérances de jeune fille.

Mme de Simiane ne disait pas tout.

Ce qu’elle ne voulait pas, surtout, ce qu’à tout prix elle voulait empêcher, c’était que Blanche, fleur d’innocence et de pureté, n’eût à subir le contact de son frère.

La jeune fille ne savait rien encore de l’odieuse conduite de Raoul, tant on avait pris soin de lui tout cacher, et sa mère tenait à ce qu’elle restât aussi longtemps que possible dans cette ignorance.

Bientôt la baronne fut forcée de s’aliter.

Elle n’avait plus à se faire illusion, elle comprit que sa fin était prochaine.

Dès lors, plus que jamais en proie à des inquiétudes dévorantes, son agonie commença.

Oh ! pas plus qu’Edmée elle n’avait peur de la mort, mais, pour Blanche, elle aurait tant voulu vivre quelques années encore !

Elle était constamment hantée par la même pensée, et toujours, toujours, sans répit, la même interrogation : que deviendrait Blanche quand elle n’y serait plus ? Et toujours, aussi, sondant l’avenir, elle cherchait à en pénétrer les secrets. Elle croyait voir se déchirer le voile épais qui couvre l’avenir, cet immense inconnu plein de mystères ; mais, hélas ! ce qui lui était révélé ou plutôt ce qui n’était autre chose que le rêve de son imagination surexcitée, délirante, augmentait encore le trouble et l’épouvante de son esprit. Les plus grands malheurs devaient s’abattre sur sa fille ; c’était pour elle aussi la douleur, le désespoir.

Ayant l’âme ainsi tourmentée, elle ne pouvait pas dire comme Edmée : La mort me sera douce.

Quelques jours seulement avant sa mort, elle demanda à voir Blanche.

La jeune fille fut amenée à l’hôtel de Simiane par une de ses institutrices, laquelle avait pour son élève une tendresse de mère. Elle se nommait sœur Agathe. C’était cette religieuse, femme de beaucoup de mérite et d’un grand cœur, qui devait être appelée, quelques mois plus tard, à diriger la Maison maternelle de Boulogne.

Blanche éplorée tomba dans les bras de sa mère ; ce fut une longue étreinte. Aux baisers de la baronne répondaient les sanglots de la jeune fille. Et en serrant fiévreusement sa chère enfant contre son cœur, la malade répétait continuellement :

– Ma pauvre enfant, ma pauvre enfant !

Soudain, elle se tourna vers la religieuse :

– Ma sœur, ma bonne sœur, dit-elle, je remercie votre communauté tout entière, et vous personnellement, de tous les bons soins que vous avez donnés à ma fille et de la grande affection que vous et vos compagnes lui avez toujours témoignée. Je ne pouvais pas avoir Blanche auprès de moi, pour beaucoup de raisons que je ne puis vous faire connaître ; mais j’étais tranquille, je savais que vous aimiez mon enfant ; qu’elle était heureuse au pensionnat et que dans chacune de ses institutrices elle avait une autre mère.

Je touche à mes derniers instants, dans quelques jours je ne serai plus.

– Non, non ! s’écria la jeune fille avec de nouveaux sanglots et en couvrant de baisers le visage de la baronne, ne dites pas que vous allez mourir, maman ; non, vous vivrez pour votre petite Blanche, je ne veux pas que vous mouriez ; je vais prier Dieu avec tant de ferveur, qu’il m’entendra et qu’il vous conservera à ma tendresse.

Mme de Simiane secoua douloureusement la tête.

– Ma Blanche bien-aimée, répondit-elle d’une voix affaiblie, je voudrais vivre encore, vivre pour toi ; mais je suis condamnée, Dieu veut me rappeler à lui. Il faut savoir se soumettre à sa destinée. Si tu souffres de me perdre, ta mère souffre aussi de t’abandonner. Mais nous ne pouvons rien contre ce qui est fatal. Blanche, ma chérie, je te le demande comme une grâce, sois forte et résignée.

La jeune fille laissa échapper une plainte sourde et s’agenouilla devant le lit.

S’adressant de nouveau à la religieuse, la baronne reprit :

– Ma sœur, Blanche a été élevée parmi vous dans l’ignorance complète du mal ; elle ne sait rien encore de la vie ; elle n’a pu envisager jusqu’ici que les riants côtés de l’existence, et mon vœu le plus cher serait qu’elle n’en connût jamais les amertumes. Ah ! puisse-t-elle longtemps encore garder la candeur de son âme !

Ma sœur, je désire que ma fille reste avec vous le plus longtemps possible. N’étant plus là, pour diriger ses premiers pas dans le monde, j’éprouve une consolation suprême en me disant que, dans votre sainte-communauté, elle sera préservée des dangers que je redoute pour elle, à l’abri de tant de pièges qui pourraient être tendus à son innocence.

Je vous recommande Blanche, ma sœur, je vous la recommande particulièrement parce que c’est vous, je le sais, qui avez la plus grande autorité sur elle ; et, comme elle vous aime et a en vous une très grande confiance, elle écoutera toujours vos conseils avec une respectueuse déférence. Plus que beaucoup d’autres jeunes filles, Blanche a besoin d’une amitié éclairée ; soyez toujours son amie, ma sœur, et, autant que cela vous sera possible, veillez sur elle, je vous en prie.

– Madame la baronne, répondit la religieuse avec émotion, bien que je croie en être digne et pouvoir la mériter mieux encore, je suis cependant toute confuse de la confiance dont vous voulez bien m’honorer. J’espère que Mlle de Simiane conservera l’affection qu’elle a pour moi, je serai toujours son amie et je m’estimerai très heureuse si je suis appelée à lui donner quelques conseils. Mais une pauvre religieuse, qui vit loin du monde, n’a guère l’expérience des choses de la vie ; il me serait difficile de remplir la mission que madame la baronne croit pouvoir me confier, si le caractère doux et docile de Mlle Blanche ne devait pas me rendre la tâche agréable et facile.

Enfin, madame la baronne, je ferai tout ce qui dépendra de moi pour répondre le mieux que je pourrai à vos intentions, et Mlle Blanche peut compter sur la sincérité de mon amitié comme sur mon entier dévouement. Cela, madame la baronne, je vous le promets.

– Merci, ma sœur ; vos paroles sont pour moi d’une grande douceur et je me sens délivrée de beaucoup de mes inquiétudes. Quelque chose me dit que votre amitié sera précieuse à ma fille et que vous aurez un jour à la protéger.

La religieuse laissa la jeune fille à sa mère ; mais il avait été convenu qu’elle viendrait la reprendre dès que la baronne aurait rendu son âme à Dieu.

Blanche ne quitta presque pas le chevet de la malade, et ce fut dans ses bras, sous ses baisers, que la pauvre mère rendit le dernier soupir.

La baronne avait donné de bons conseils à sa fille et lui avait fait de nombreuses recommandations. Toutefois, elle n’avait pas eu le courage de lui dire que son frère était un mauvais sujet ; qu’elle allait mourir des chagrins qu’il lui avait causés ; que sa sœur Edmée avait été sa victime et qu’elle devait se tenir constamment sur ses gardes pour ne pas être une nouvelle victime de ce frère sans conscience et sans cœur. Elle avait craint d’effrayer Blanche en lui faisant de trop terribles révélations.

La tête pleine de lugubres pensées et absorbée dans sa douleur, la jeune fille n’avait pas apporté aux paroles maternelles toute l’attention qu’elles méritaient ; peut-être ne les avait-elle pas bien comprises. Quoi qu’il en soit, elle devait trop facilement oublier ces sages recommandations dans lesquelles, avec une anxieuse sollicitude, sa mère lui montrait le chemin qu’elle devait suivre en se prémunissant contre les dangers dont elle pouvait être menacée.

La baronne était morte à dix heures du matin. Blanche vit Raoul dans la journée, mais ils n’échangèrent que quelques paroles. Le baron avait constamment son mouchoir sur les yeux. Il jouait de nouveau la comédie de la douleur.

Dans l’après-midi, aussitôt qu’elle eut appris le décès de Mme de Simiane, la sœur Agathe vint chercher Blanche.

– Comment ! vous l’emmenez ? fit Raoul.

– Oui, monsieur le baron, et je la ramènerai après-demain pour assister aux obsèques de Mme la baronne.

– Est-ce qu’elle va rester longtemps encore à la communauté ?

– Aussi longtemps qu’elle le voudra.

– Ah !

– Mlle Blanche doit encore rester avec nous ; avant de mourir, Mme la baronne en a exprimé le désir.

– C’est vrai, appuya la jeune fille.

Le baron s’inclina. Il n’avait rien à objecter. D’ailleurs, il était content que sa sœur fût gardée au pensionnat, cela l’arrangeait ; de cette façon il n’aurait pas à s’occuper d’elle et elle ne deviendrait pas gênante. Donc, pour le moment, c’était bien ; plus tard, il verrait.

Mais, alors, il n’avait pas encore la pensée, qui devait lui venir bientôt, d’une monstrueuse spéculation.

La mort de Mme de Simiane était arrivée juste au moment où, à bout, serré de près par ses créanciers, le baron commençait à recourir aux expédients afin de continuer pendant quelque temps encore, et en jetant un dernier éclat, son abominable genre de vie.

Il savait que sa mère avait fait des économies, mais il n’en connaissait pas l’importance ; aussi fut-il stupéfait et en même temps agréablement surpris quand, ayant ouvert le coffre-fort de la baronne, il y trouva plusieurs sacs d’or et une somme plus considérable encore représentée par des valeurs mobilières. Sans scrupule, sans même se dire qu’il dépouillait sa sœur, qu’il commettait un vol, il s’empara de ce trésor. De plus, il n’hésita pas un instant à vendre les bijoux de la baronne, qui étaient fort beaux et d’une grande valeur.

Dès lors, il put faire bonne contenance devant ses créanciers, qui se précipitaient à la curée comme une meute de chiens affamés.

Il se débarrassa complètement des plus féroces et empêcha les autres de grogner trop fort en leur jetant à chacun un os à ronger.

Il était remis à flot. Ayant retrouvé du crédit, il pouvait contracter de nouveaux emprunts ; les caisses des usuriers se rouvraient après lui avoir été impitoyablement fermées.

On ne lui répondait plus d’un ton narquois :

– Désolé de ne pouvoir vous être agréable, monsieur le baron ; mais c’est impossible, ah ! tout à fait impossible ; je n’ai pas en ce moment mille francs chez moi ; les affaires sont mauvaises et pour tout le monde les temps sont durs.

Maintenant on le cajolait ; il n’avait plus à demander, on lui proposait. Et c’étaient ceux qui l’avaient presque brutalement éconduit, qui étaient surtout empressés à lui offrir leurs services.

Ces gens, dont la spécialité est d’exploiter les fils de famille, savaient très bien que les immeubles et les propriétés foncières offertes par le baron en garantie des prêts qui lui étaient consentis, ne lui appartenaient pas entièrement, qu’il y avait une mineure, laquelle ne manquerait certainement pas, un jour, de réclamer sa part d’héritage. Mais cela leur était bien égal ; ce serait à M. le baron de s’arranger plus tard avec sa sœur, il débrouillerait ses affaires comme il l’entendrait. Il est vrai que messieurs les usuriers, qui prêtaient au taux de cinquante et plus pour cent, étaient à peu près sûrs de ne rien perdre.

De son côté le baron ne se préoccupait guère de la situation extrêmement délicate et fausse dans laquelle il se trouverait un jour, forcément, vis-à-vis de sa sœur.

– Bah ! pensait-il, je ferai d’elle ce qu’il me plaira ; elle dira comme moi et fera toujours tout ce que je voudrai.

Enfin, de Simiane était remonté sur ses grands chevaux, et ce fut à cette époque que, dans une seule nuit, il perdit au jeu trois cent mille francs. Et cependant, il n’était déjà plus un novice en l’art de forcer les cartes à lui être favorables. Mais on avait des doutes sur lui et on le surveillait de très près, ce qui ne lui permettait pas de diriger toujours son jeu au gré de ses désirs.

C’est triste à dire, mais il en est ainsi : trop souvent le joueur acharné devient un grec quand, constamment, il voit la chance du jeu tournée contre lui.

Le baron avait pour maîtresse cette demoiselle Clara, dite Bouton-de-rose, avec laquelle il dépensait des sommes énormes. Au train dont il allait, tout cela ne pouvait avoir qu’un temps. En effet, les ressources commençaient à s’épuiser, menaçaient de disparaître complètement, et le brillant Raoul de Simiane n’aurait pas tardé à dégringoler dans le troisième dessous si, tout à coup, une circonstance imprévue n’était pas venue changer la situation.

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