XIV DEUX MISÉRABLES

Il y eut un moment de silence pendant lequel Gallot resta tout décontenancé.

Enfin il reprit son assurance, et, avec un sourire forcé :

– Je ne sais pas, fit-il, pourquoi monsieur le baron me parle ainsi, mais bien sûr il veut se moquer de moi.

– Apprenez, monsieur, répliqua de Simiane avec raideur, que je ne me moque jamais de personne.

– J’ai voulu dire que monsieur le baron plaisantait.

– Je ne plaisante pas, ce que j’ai dit est la vérité.

– Ainsi, Marie Sorel n’était pas la maîtresse de monsieur le baron ; mais ce duel, pourquoi ce duel ?

– Il a eu une cause que je n’ai pas à vous faire connaître.

– Monsieur le baron voudrait-il me faire croire que ma nièce n’avait pas d’amant, qu’elle était sage ?

– Je n’ai nullement cette prétention.

– Alors, vous savez comme moi qu’elle avait un amant ?

– Parfaitement.

– Et cet amant, vous l’avez connu ?

– C’était un de mes amis. Mais je m’aperçois, Joseph Gallot, que vous n’êtes pas aussi bien instruit que vous le prétendiez tout à l’heure.

– En effet, et je le reconnais, il y a des choses que j’ignore. Ainsi, monsieur le baron, je croyais que c’était vous qui aviez été l’amant de Marie Sorel ; je me suis trompé et je vous en fais mes excuses. Mais puisque monsieur le baron a connu cet amant, qui était un de ses amis, je le prie de vouloir bien me dire le nom de ce monsieur pour que je sois mieux instruit.

– Halte-là, maître Gallot, riposta de Simiane avec hauteur, vous êtes trop curieux ; il ne me plaît pas de vous faire connaître le nom de celui qui a été l’heureux amant de Marie Sorel.

Le borgne se mordit les lèvres de dépit. D’ailleurs, maintenant, il était consterné et faisait piteuse mine ; car s’il avait été bien accueilli par le baron, mieux même qu’il ne pouvait l’espérer, il comprenait l’inutilité de son audacieuse démarche. Il s’était cru sur une bonne piste et il avait fait fausse route.

Il se leva et prit son chapeau qu’il avait posé sur un meuble.

– Je ne veux pas abuser plus longtemps des instants de monsieur le baron, dit-il, dissimulant mal sa mauvaise humeur, et avant de prendre congé de lui, je lui demande humblement pardon d’être venu le déranger.

– Mais vous ne m’avez causé aucun dérangement, monsieur Gallot ; il m’a été agréable, au contraire, de faire votre connaissance, et en me parlant de votre nièce, vous m’avez fort intéressé.

Allons, ne soyez pas aussi pressé, et veuillez rester quelques instants encore.

Et tout en examinant Gallot de nouveau et très attentivement, il lui fit signe de reprendre place dans le fauteuil.

– D’ailleurs, continua-t-il, vous avez encore à me faire cette communication importante qui vous a amené chez moi.

– C’est vrai, monsieur le baron ; mais, maintenant, je n’ai plus rien à vous dire.

– Ah ! Et pourquoi ?

– Parce que cela n’a plus pour vous aucun intérêt.

– Je ne comprends pas, veuillez m’expliquer…

– Eh bien, monsieur le baron, la chose ne pouvait être intéressante pour vous que si vous aviez été, comme je me l’étais stupidement imaginé, l’amant de Marie Sorel.

– Ah ! vraiment ? Mais n’importe, dites tout de même.

– Non, monsieur le baron, ce serait parler inutilement. Du reste, il s’agit d’un secret que je ne peux révéler qu’à l’ancien amant de ma nièce.

– De sorte que si j’étais cet ancien amant…

– Je vous dirais tout, n’ayant rien à vous cacher.

– Eh bien, admettez que c’est moi.

Le borgne secoua la tête.

– Ce n’est pas la même chose, fit-il.

– Soit. Mais, enfin, si je vous avais laissé dans votre erreur, vous me l’auriez révélé, ce fameux secret.

– Peut-être.

– Je comprends, vous y auriez mis certaines conditions ?

– Oui, monsieur le baron.

– Dans beaucoup de cas, un secret est une chose qui se vend, et souvent très cher, en raison de son importance.

Naturellement, comme vous n’êtes pas homme à agir dans un but généreux, ce qui, d’ailleurs, est toujours une sottise, vous m’auriez nettement proposé un marché ?

– Dame, monsieur le baron, je ne suis pas riche, moi ; je ne suis qu’un pauvre diable sans grands moyens d’existence, et comme il faut vivre et que la lutte pour la vie est dure, on se crée des ressources comme on peut.

– Voilà qui est parfaitement raisonné.

– Ainsi, monsieur le baron est de mon avis ?

– Certainement. Et je regrette de ne pas être…

– Je le regrette aussi, car nous aurions pu facilement nous entendre.

J’avais une magnifique combinaison.

– Où je jouais un rôle ?

– Oui, monsieur le baron, le rôle de l’ancien amant.

Mais tout cela vient de s’écrouler comme un château de cartes. Plus rien à faire, il n’y faut plus songer.

– Enfin vous gardez votre secret ?

– Je le garde, monsieur le baron.

– Et si je vous proposais de me le vendre ?

Gallot secoua la tête en souriant.

– Comme il est pour vous d’un médiocre intérêt, répondit-il, vous ne le payeriez pas ce qu’il vaut.

– Oh ! oh ! fit le baron, à quel prix l’estimez-vous donc ?

– Son prix dépend de bien des choses, et il pourrait être plus ou moins élevé selon l’intérêt qui y serait attaché. En réalité, il n’a de valeur que pour une personne, et encore faudrait-il que cette personne se trouvât dans telles et telles conditions. Ainsi, monsieur le baron, il est pour vous sans valeur ; mais il en aurait une très grande pour l’ancien amant de Marie Sorel, s’il a du cœur et des sentiments délicats.

– J’y suis, une spéculation sur les sentiments ?

– C’est cela même.

– Et elle pourrait vous rapporter ?

– Au moins cent mille francs.

– Diable, comme vous y allez !

– Mais je l’ai dit à monsieur le baron, je ne pense plus à cela, du moins pour l’instant.

– Alors nous en resterons là sur ce sujet ; et maintenant que je crois vous connaître suffisamment, Joseph Gallot, voyons si nous ne pourrons pas nous entendre pour une autre affaire.

– Une autre affaire ! fit le borgne, qui avait ouvert toutes grandes ses deux oreilles.

De Simiane se leva brusquement et alla s’assurer que les portes du cabinet étaient bien fermées.

Sur chacune d’elles, par surcroît de précautions, il fit tomber les lourdes tapisseries.

– Hé ! hé ! se disait l’ancien serrurier, qui ne perdait aucun des mouvements du baron, c’est M. de Simiane qui a à me faire une intéressante communication.

Ma foi, je ne m’attendais guère à pareille aventure.

Décidément tout est drôle dans la vie, et à chaque pas on s’y heurte à l’imprévu.

Sûr, maintenant, qu’aucune oreille indiscrète ne pouvait entendre ce qu’il allait dire, de Simiane s’assit dans un fauteuil qu’il avait rapproché de celui de l’ancien serrurier.

– Joseph Gallot, dit-il, mettant une sourdine au timbre de sa voix, je suis actuellement à la recherche d’un homme énergique, résolu, audacieux, enfin d’un homme d’action ; si je ne me trompe pas, vous avez ces qualités.

– Je le crois, monsieur le baron.

– Eh bien, voulez-vous être cet homme dont j’ai besoin ?

– Je ne dis pas non.

– Alors, c’est oui ?

– Cela dépend ; avant tout il faut savoir. À quelle besogne monsieur le baron voudrait-il m’employer ?

– Vous auriez à exécuter les ordres que je vous donnerais.

– Cela va sans dire, comme un serviteur entièrement, dévoué à son maître.

– Vous seriez prêt à tout faire ?

– Ce qui signifie prêt à faire n’importe quoi ?

– Vous avez compris.

– Oui, mais avec de pareilles conditions on peut aller loin. Tout faire ! tout !

– Enfin être homme à ne reculer devant rien.

– Même si, en exécutant les ordres de monsieur le baron, on risquait sa tête ?

– Même dans ce cas-là.

– Ceci devient grave, très grave.

– En prenant certaines précautions, les risques disparaissent.

– Peut-être, monsieur le baron.

– Les maladroits seuls se laissent prendre.

– Ce qui n’empêche pas que, souvent, les plus adroits, les plus habiles sont les premiers pincés.

– Parce qu’ils n’ont pas su prendre des précautions suffisantes. Enfin, Joseph Gallot, je vous fais une proposition, voyez si vous devez l’accepter.

– Il y a là matière à réflexion, monsieur le baron, et je ne dis encore ni oui, ni non. D’abord, me permettez-vous une question ?

– Voyons la question.

– Monsieur le baron est-il généreux envers ceux qui le servent avec dévouement ?

– Vous en jugerez, si vous entrez à mon service.

– Très bien ; mais je préfère savoir d’avance ce que le travail à faire sera payé.

– Vous aimez les grosses sommes, Joseph Gallot ; eh bien, en dehors de quelques billets de mille, qui pourront être nécessaires avant l’action décisive, la besogne faite sera payée cent mille francs.

– C’est quelque chose, monsieur le baron, et ce haut prix dit assez que la besogne sera rude.

– J’espère, au contraire, qu’elle ne présentera pas de grandes difficultés.

– En raison, sans doute, de l’adresse qu’on mettra dans son exécution ?

– Parfaitement.

Le borgne resta un instant silencieux, se grattant le bout de l’oreille.

– Cent mille francs et quelques autres billets de mille, c’est tentant, murmura-t-il.

– Êtes-vous décidé ? demanda le baron.

– Je réfléchis, la chose est tellement sérieuse…

De Simiane eut un mouvement d’impatience.

– Écoutez donc, monsieur le baron, reprit Gallot, vous m’avez fait entendre qu’on pouvait y aller de sa tête, et dame, vous comprenez, je tiens encore à conserver la mienne.

– Hé, répliqua de Simiane avec aigreur, qui ne risque rien n’a rien. Et puis, est-ce que je ne courrai pas, dans cette affaire, les mêmes risques que vous ?

– C’est vrai, monsieur le baron, car celui qui ordonne n’est pas plus à l’abri que celui qui exécute.

Ainsi c’est vous qui dirigeriez l’affaire ?

– Oui.

– Rien ne se ferait que par vos ordres ?

– Je vous l’ai dit.

– Voilà qui m’enlève beaucoup de mon indécision.

– Alors, vous acceptez ?

– J’accepte.

– Et je peux compter absolument sur vous ?

– Oui.

– Vous n’êtes pas homme à vous arrêter en chemin, c’est-à-dire à abandonner l’affaire, à reculer au dernier moment ?

– On voit bien que monsieur le baron ne me connaît pas. Quand j’entreprends une chose, il faut que je la mène à bout, n’importe à quel prix ; je tiens toujours ce que j’ai promis.

Moi, monsieur le baron, ajouta-t-il en se redressant, je suis un homme de parole.

– Enfin, je ne me suis pas trompé, vous êtes bien l’homme qu’il me faut.

– Je le crois.

– Donc, c’est un marché conclu ?

– Et signé, monsieur le baron. Cent mille francs, et pour se mettre en train quelques billets de mille ?

– En plus, si je suis pleinement satisfait, il y aura une belle gratification.

– De mieux en mieux.

– Vous êtes content ?

– Monsieur le baron se montre si généreux ! Mais, jusqu’à présent, je ne sais pas encore ce que je vais avoir à faire.

De quoi s’agit-il ?

De Simiane se rapprocha encore de Gallot et, pendant un instant, lui parla tout bas à l’oreille.

Tous deux étaient très pâles.

Le baron ayant expliqué à son complice ce qu’il attendait de lui, ils restèrent assez longtemps silencieux, se regardant comme épouvantés.

– Joseph Gallot, reprit de Simiane, parmi les diverses précautions dont vous devrez vous entourer, vous aurez à prendre des déguisements.

Grâce à certains produits chimiques, vous pourrez facilement vous vieillir ou vous rajeunir.

– Où les trouverai-je, ces produits ?

– Je vous le dirai tout à l’heure ; pour cela et autre chose encore, j’ai mon homme.

– Un homme dont vous êtes sur ?

– Absolument sûr.

– Un autre complice ?

– Oui, mais qui ne sait que ce qu’il me plaît de lui dire. Il est toujours bon d’être prudent.

Donc, notre homme vous fournira des matières colorantes au moyen desquelles vous pourrez à volonté changer votre physionomie jusque dans son expression ; voilà pour la figure.

Quant aux cheveux…

– Il y a les perruques.

– D’abord ; mais si l’on veut s’en passer, il existe – toujours grâce à la chimie – des teintures merveilleuses qui, en moins d’une demi-heure, changent complètement la couleur des cheveux. Ainsi, votre barbe et vos cheveux roux, selon la teinture employée, deviendront blonds ou noirs, châtains, tout à fait blancs comme ceux d’un vieillard ou seulement grisonnants.

En se servant d’une autre composition, non moins admirable, et presque instantanément, par suite d’un simple lavage, la barbe et les cheveux reprennent leur véritable couleur et, immédiatement, on peut procéder à une nouvelle teinture ; de sorte que l’on peut être noir le matin et blond le soir.

– En vérité, c’est vraiment merveilleux !

– La science, Joseph Gallot, la science, qui fait chaque jour de tels progrès qu’on ne peut pas savoir où elle s’arrêtera.

– Tout cela est très bien, monsieur le baron ; mais j’ai le malheur d’être borgne, et j’aurai beau me grimer comme le plus habile comédien, changer la couleur de mes cheveux ou me coiffer de perruques, on me reconnaîtra quand même à cet œil que je n’ai plus.

De Simiane ébaucha un sourire.

– Mais, répliqua-t-il, c’est précisément parce que vous n’avez qu’un œil que vous pourrez vous rendre plus facilement méconnaissable.

– Je ne comprends pas.

– Ah ! çà, vous ignorez donc qu’il y a des yeux faux, comme de faux cheveux, de fausses dents et une infinité d’autres choses aussi fausses les unes que les autres ?

– Si, je sais bien qu’il y a des yeux de verre.

– Eh bien, dans cette orbite vide sur laquelle tombe la paupière immobile, un opérateur de talent mettra un œil de verre que vous pourrez enlever à volonté.

Aujourd’hui la fabrication des faux yeux est arrivée à un tel degré de perfection dans l’imitation du naturel, qu’il est très difficile de s’apercevoir qu’une personne, ayant un œil de verre, ne voit pas de ses deux yeux.

Vous aurez des yeux superbes, et de même que vous donnerez à vos cheveux la couleur qui vous plaira, vous redeviendrez borgne à votre convenance.

– Monsieur le baron est vraiment un homme de grande imagination.

Mais où trouverai-je l’œil de verre et l’opérateur de talent qui le mettra à la place de celui qui me manque ?

– L’homme qui vous donnera ses compositions chimiques sera aussi votre oculiste.

– Mais il est donc universel cet homme-là ?

– Pas précisément ; il a ses spécialités, et c’est un personnage précieux.

– Pour ceux qui ont besoin de ses services. Où demeure-t-il ?

– À Vaugirard. Il habite là une petite maison, au fond d’un jardin.

Comme il n’a pas de voisins et qu’il vit seul avec une vieille femme muette et presque aveugle, on peut lui rendre visite sans avoir à redouter des regards importuns.

À propos, il sera bon que vous trouviez à louer une habitation dans le genre de celle de notre chimiste ; oh ! une bicoque, une masure depuis longtemps inhabitée, si c’est possible, et suffisamment isolée et même cachée afin que vous puissiez sortir de chez vous et y rentrer à toute heure du jour ou de la nuit sans éveiller l’attention des gens curieux et indiscrets, toujours trop disposés à se mêler de ce qui ne les regarde point.

– Je trouverai cette bicoque, monsieur le baron.

– Dans un des quartiers excentriques de la ville.

– Ces quartiers-là, je les connais tous.

– Vous n’aurez donc qu’à choisir celui qui vous conviendra le mieux.

– Derrière la butte Montmartre, par exemple, il ne manque pas de sombres masures en train de s’écrouler dans des coins perdus, et qui servent de refuges aux chauves-souris et aux oiseaux de nuit.

– Et aussi, sans doute, à des rôdeurs nocturnes parmi lesquels vous devez avoir des camarades.

– Monsieur le baron est dans l’erreur, répondit le borgne d’un ton digne, je ne fréquente pas ce monde-là.

– Je vous en félicite ; mais je suppose que mes paroles ne vous ont pas offensé.

– Oh ! nullement.

– À la bonne heure.

En ce qui concerne votre future habitation, vous verrez ; sur ce point je m’en rapporte entièrement à vous.

– Je demeure rue Morand, numéro 10 ; je pense que je ne devrai pas abandonner mon logement ?

– Au contraire, vous serez tous les jours à votre domicile à des heures fixes, et c’est là que je vous verrais si j’avais une communication urgente à vous faire.

L’autre logement vous sera utile, surtout, pour opérer vos transformations.

– Et me cacher au besoin ; monsieur le baron prévoit tout.

– J’ai autant et même plus que vous à prendre toutes les mesures de sûreté.

– Je vois qu’on peut servir monsieur le baron en toute assurance. Quand devrai-je faire une visite au… monsieur de Vaugirard ?

– Dès demain.

– Il se nomme ?

– Tartini. Comme son nom l’indique, il est d’origine italienne. Bien qu’il ait passé la soixantaine, il est toujours d’une activité prodigieuse.

Comme je vous l’ai dit, c’est un savant, qui serait illustre aujourd’hui s’il avait cherché à se produire, à se faire valoir, au lieu de rester volontairement dans l’ombre. Il aime l’isolement, le silence autour de lui ; c’est dans ses goûts.

Il a consacré tout son temps, toutes ses veilles à des recherches scientifiques, et il a fait, dit-on, dans le vaste domaine de la science, de merveilleuses découvertes.

La chimie lui a livré tous ses secrets, et il compose des liquides et des poudres qui produisent des effets miraculeux.

Très modeste, d’une nature timide et même un peu craintive, ayant toujours vécu très retiré, il est resté inconnu. Naturellement, il ne s’est pas enrichi ; il est pauvre et tire parti le mieux qu’il peut des connaissances qu’il a acquises.

Enfin, sans les faire payer trop cher, il vend ses poudres et ses liquides précieux à quelques privilégiés.

– Et monsieur le baron est un de ces privilégiés ?

– Tartini m’a déjà rendu quelques petits services.

– Alors je me présenterai chez le savant au nom de monsieur le baron ?

– Tartini ne connaît pas le baron de Simiane et ne doit, pas le connaître ; donc, recommandation expresse de ne lui point parler de moi.

Vous lui direz simplement que vous venez le trouver de la part du Pharmacien ; cela suffira pour qu’il vous remette, sinon immédiatement, du moins dans un délai de trois ou quatre jours, ce que vous lui demanderez.

Quant à votre œil, c’est lui-même qui l’aura fabriqué par un procédé nouveau, connu de lui seul, et qui est encore un de ses secrets.

Vous n’aurez rien à payer, celui qui s’appelle le Pharmacien étant en compte avec lui.

Avez-vous bien entendu et bien compris tout ce que je viens de vous dire ?

– Parfaitement compris.

– Et vous êtes toujours bien décidé à me servir ?

– Oui, car je cherchais un maître ; et je ne pouvais pas en trouver un meilleur que vous.

– C’est bien…

Le baron se leva, ouvrit son secrétaire et prit dans un petit coffret dix billets de banque de cent francs qu’il mit dans la main de l’ancien serrurier, en lui disant :

– Voilà pour vos premiers frais. Voilà aussi l’adresse de l’Italien Tartini.

– Monsieur le baron veut-il un reçu ? demanda Gallot ayant sur les lèvres un sourire narquois.

– C’est inutile, répondit brusquement de Simiane, j’ai confiance en vous comme vous devez avoir confiance en moi.

– Très honoré, monsieur le baron, répliqua le borgne avec le même sourire ; je saurai justifier la bonne opinion que vous avez de votre humble et dévoué serviteur.

– Je l’espère, Joseph Gallot.

Sur ces mots, l’ancien serrurier prit congé de celui dont il allait devenir le complice dans un drame qui arrivait à son dernier acte.

* *

*

– Décidément, pensait Gallot en traversant les vastes appartements de l’hôtel, les scélérats sont nombreux, on en rencontre partout, du bas en haut de l’échelle ; j’en ai connus que l’on a envoyés à la Nouvelle-Calédonie, qui seraient de petits saints à côté de ce joli baron.

Tonnerre ! je ne vaux pas grand’chose, moi ; mais, vrai, M. le baron vaut encore moins que Joseph Gallot.

C’est égal, pour qu’il lâche ainsi cent mille francs, sans compter quelques autres billets de mille, il faut que l’affaire en question doive lui rapporter gros, des millions, bien sûr.

Qu’est-ce que c’est que cette affaire ?

Oh ! il ne me le dira pas ; il est si prudent, M. le baron !

Mais c’est bon, j’aurai l’œil ouvert et les oreilles aussi, et il faudra bien que je finisse par savoir…

Hé ! hé ! quelque chose me dit qu’il y a là, pour moi comme pour M. le baron, une mine d’or à exploiter.

De son côté, de Simiane se disait :

– Quel affreux gredin que ce Joseph Gallot ! mais il me plaît ainsi ; c’est bien là l’instrument qui m’était nécessaire, et je dois croire que c’est le diable qui me l’a envoyé.

Et dire qu’il est l’oncle de cette charmante Marie Sorel ! En vérité, tout est possible.

Dans la vie que de choses surprenantes !

Le baron avait le droit de dire que l’homme qu’il venait de s’associer était un affreux gredin ; mais il semblait ne pas se douter que lui-même était un grand misérable.

Il est vrai que sa conscience était morte et qu’il ne voyait plus la responsabilité de ses actes. Ses débuts dans la vie avaient annoncé ce qu’il serait plus tard.

Il était devenu ce qu’il devait être.

C’était fatal.

Et si le borgne et lui s’étaient si bien entendus et compris, c’est qu’ils se ressemblaient. L’un valait l’autre.

* *

*

L’ancien serrurier retrouva dans la cour François qui, ayant lavé sa voiture, s’était mis à balayer.

– Oh ! oh ! mon vieux Joseph, fit le cocher, en s’avançant vers Gallot, tu es resté longtemps avec M. le baron.

– Oui, nous avons causé.

– Que diable as-tu pu lui dire ?

– J’ai répondu à ses questions ; il m’a demandé des références, je les lui ai fournies ; il a trouvé mes certificats excellents.

– Alors ?

– Alors M. le baron m’a dit que je lui convenais.

– Vrai, tu as réussi ?

– Mon Dieu, oui, j’entre au service de M. le baron.

– Tous mes compliments.

– Je vois à votre air que vous êtes étonné.

– Ma foi, je n’ai pas à te le cacher, c’est vrai ; j’étais si loin de me douter que M. le baron eût l’intention de prendre un nouveau domestique !

– Je n’entre pas au service de M. le baron comme domestique.

– Ah ! bah !

– M. le baron me prend comme homme de confiance.

– Homme de confiance ! répéta François stupéfait.

– Je serai quelque chose comme son intendant.

Le cocher s’inclina dans un salut qui n’était pas exempt d’ironie.

– Monsieur l’intendant, dit-il, je ne me permettrai plus désormais de vous appeler mon vieux Joseph et de vous tutoyer.

On doit respecter son supérieur, l’homme de confiance de M. le baron.

– Oh ! je n’en suis pas plus fier, répondit Gallot avec bonhomie ; mais je comprends, il y a les convenances.

– Monsieur l’intendant demeurera-t-il à l’hôtel ?

– Non, j’habiterai dans un quartier où j’aurai plus particulièrement à faire.

Je ne viendrai ici que pour prendre les ordres de M. le baron et lui rendre compte des affaires que j’aurai traitées en son nom.

À propos, François, cette cour a grand besoin d’être nettoyée ; voyez dans quel état elle est ; si on laissait aller ces herbes, elles seraient bientôt bonnes à faucher. Hein ! je compte sur vous pour mettre ordre à cela.

Le cocher fit la grimace.

– À bientôt, François, ajouta le borgne, accompagnant ses paroles d’un geste protecteur.

Et il tourna les talons.

– Du zèle, déjà ! murmura le cocher, regardant en dessous.

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