II ÉDOUARD ET ANDRÉ

À son tour, André avait fait son volontariat d’un an et, revenu à Paris, avait repris ses études de droit interrompues.

Édouard travaillait aussi avec ardeur et se préparait au prochain concours du prix de Rome. Obtenir le prix de Rome, c’était son rêve de tous les jours, de tous les instants. Certes, cette ambition était légitime : il était le meilleur élève de l’atelier de Détaille, et le maître, partageant son espoir, ne lui ménageait ni les conseils ni les encouragements.

Édouard avait pour la Dame en noir une reconnaissance qu’il poussait quelque peu à l’exagération ; mais d’une nature extrêmement délicate, par un sentiment de noble fierté, il souffrait de ce qu’elle avait fait et faisait encore pour lui, et il avait hâte de ne plus être à la charge de sa protectrice, de se suffire à lui-même.

Il vénérait Mme Clavière, qu’il élevait au-dessus de toutes les femmes ; il n’avait point perdu la douce habitude de l’appeler sa mère, de l’embrasser et de lui présenter son front, comme le faisait André ; cependant, malgré sa grande affection pour celle qui était sa seconde mère, il n’avait jamais osé la tutoyer, même dans son plus jeune âge, et Mme Clavière, de son côté, établissant ainsi, sans le vouloir sans doute, une différence entre ses deux enfants, ne tutoyait pas Édouard.

Ni ce dernier, ni André ne connaissaient le chiffre de la fortune de Mme Clavière. Elle vivait si simplement et dépensait si peu, en apparence, qu’ils pouvaient supposer qu’elle s’imposait des privations pour eux.

Mme Clavière restait fidèle à ses principes, au programme qu’elle s’était tracé pour l’éducation de son fils. Elle savait que, trop souvent, le jeune homme tourne mal quand la faiblesse de ses parents met à sa disposition des sommes relativement importantes ; il est alors plus facile aux entraînements pernicieux ; sachant qu’il n’a pas à avoir les soucis de l’existence, de l’avenir, il se dégoûte du travail, devient paresseux, oisif ; de là, il n’a plus qu’un pas à faire pour tomber dans la vie désordonnée, dans la débauche.

Mme Clavière voulait que son fils et Édouard dussent tout à eux-mêmes, à leurs efforts. Assurément, elle était disposée à les aider autant qu’il serait nécessaire ; mais c’était, avant tout, par le travail et la bonne conduite qu’ils devaient conquérir une position dans le monde.

Ils vivaient avec elle, auprès d’elle, car elle était venue habiter à Paris, dans un appartement qu’elle avait loué et meublé avenue de l’Opéra. Chacun avait sa chambre et les repas étaient pris en famille.

Les jeunes gens n’avaient donc rien ou presque rien à dépenser. Cependant ils recevaient l’un et l’autre cent francs par mois dont ils pouvaient disposer à leur fantaisie.

Dans le courant du mois, une partie de cet argent était rendue à Mme Clavière en bouquets.

On achetait quelques livres, quelques menus objets ; on prêtait à des camarades momentanément embarrassés, qui rendaient ou oubliaient de le faire ; on donnait à des pauvres. On trouve si aisément, à Paris, des misères à soulager !

Ils n’avaient pas à s’occuper de leurs habillements : ils commandaient et Mme Clavière payait.

Élevés comme ils l’étaient, honnêtement, ayant le respect d’eux-mêmes, sans mauvaises fréquentations, fuyant la contagion du mal, il leur arrivait souvent, à Édouard surtout, de ne pas avoir trouvé, dans le mois, à employer complètement leur argent de poche.

Toujours par ce même sentiment de délicatesse et de fierté, il semblait à Édouard qu’il n’avait pas le droit de dépenser cet argent qu’il n’avait pas gagné de ses mains.

Et quand, à ce sujet, la Dame en noir le grondait doucement, il rougissait comme un enfant qu’on réprimande. Mais il se gardait bien de parler de ses scrupules, car il sentait qu’ils n’étaient pas dépouillés d’orgueil.

Il n’osait pas repousser la main de sa mère adoptive quand elle lui donnait de l’argent ; il l’acceptait, les yeux baissés, se faisant violence et comme honteux.

Eh bien, oui, il souffrait de ce que Mme Clavière faisait pour lui, s’imaginant que les dépenses qu’il occasionnait étaient un tort fait à André.

Enfin, s’il avait le prix de Rome, ce serait fini, il ne serait plus une charge onéreuse pour Mme Clavière.

Il concourut.

Hélas ! ce fut un échec.

Ce prix, qu’il avait vaillamment disputé, qu’il espérait, sur lequel il comptait, ce prix fut donné à un autre, c’était cet autre qui irait à Rome à sa place et serait pensionnaire de la villa Médicis.

Ce fut un coup terrible, un douloureux désenchantement. Édouard tombait de toute la hauteur de ses jeunes illusions, et sa douleur était d’autant plus cruelle que jusqu’au dernier moment il avait pu se croire vainqueur. Toujours, en tout et partout, il faut compter avec les petites intrigues de la camaraderie, certaines influences occultes et par cela même plus puissantes. C’est ainsi, le favoritisme aura toujours ses élus.

Pendant plusieurs jours, Édouard fut en proie à un sombre désespoir. S’il n’avait pas eu l’affection de la Dame en noir et d’André pour le soutenir, le consoler, l’empêcher de s’abandonner à lui-même, il aurait été capable d’attenter à ses jours.

Il était découragé et ne voulait plus admettre qu’il eût du talent.

– Je croyais avoir quelque chose là, disait-il en se frappant le front, je me trompais ; ce n’était que de la présomption, la sottise d’une ambition ridicule ; ce que j’appelais ma vocation n’était qu’un rêve vaniteux. Et j’ai mis des années à faire quoi ? À gonfler une bulle de savon !

Il parlait d’abandonner complètement la peinture pour un autre métier, n’importe lequel ; il n’était bon qu’à faire un garçon épicier.

– J’ai vingt-quatre ans, disait-il amèrement, n’est-ce pas honteux, à mon âge, de ne pas savoir gagner le pain que je mange ?

On lui disait de reprendre courage, de se remettre au travail ; l’année prochaine il serait plus heureux au concours.

Il secouait tristement la tête. Sa confiance en lui-même venait d’être fortement ébranlée.

– Ah ! ma mère, disait-il à Mme Clavière, comme vous aviez raison quand vous me parliez des difficultés que je rencontrerais sur mon chemin ! C’était un avertissement que vous me donniez ; pourquoi n’ai-je pas écouté et compris ?

– En effet, mon ami, je vous ai parlé des difficultés que vous auriez à vaincre. Bravement vous m’avez répondu : Avec du courage et de la persévérance je les surmonterai.

– Alors, pauvre insensé, je ne doutais de rien ; maintenant le doute m’écrase.

– C’est du découragement cela. À votre âge, Édouard, on n’a pas le droit de manquer de courage. Le découragement n’appartient qu’aux âmes faibles, et la vôtre est vaillante.

Vous parlez d’abandonner la peinture, et pourquoi ? Parce que vous venez de subir un échec ? Mais cela arrive souvent dans la vie où les déceptions de toutes sortes sont si nombreuses ! Vous ne devez pas, vous ne pouvez pas laisser la peinture : on ne déserte pas ! Reprenez confiance en vous-même, chassez le doute qui vous accable, et vaincu aujourd’hui, redressez-vous fièrement pour la lutte de demain. Enfin, mon ami, soyez fort et constamment prêt à briser les obstacles qui pourront encore se placer en travers de votre chemin. Car la vie est ainsi faite qu’elle est une lutte continuelle. Ce n’est jamais par une route facile et jonchée de fleurs que l’on arrive au but de ses désirs.

Demandez à ceux qui ont acquis la renommée s’ils n’ont pas eu leurs déboires, leurs souffrances morales ; ah ! mon ami, ils l’ont souvent chèrement payée, l’auréole de gloire qu’ils ont au front !

Quoi que vous en disiez, – mais c’est votre dépit qui parle, – vous avez du talent ; c’est indéniable, c’est reconnu. Eh bien, si vous voulez la conquérir, cette auréole de gloire qui illumine le front du grand artiste, continuez de travailler, travaillez toujours et soyez disposé à tous les sacrifices pour votre art, sacrifices parmi lesquels se trouvera plus d’une fois, sans doute, celui de votre amour-propre.

Ce fut ainsi que Mme Clavière, par des paroles de réconfortance et la persuasion, amena peu à peu Édouard à reprendre possession de lui-même. De nouveau il sentit vibrer dans son cœur le sentiment de sa valeur.

Un matin, Mme Clavière lui dit :

– Édouard, vous êtes tourmenté par un désir que vous ne me faites pas connaître.

– Que voulez-vous dire, ma mère ? balbutia-t-il.

– Je vous ai deviné, mon ami ; vous voudriez aller passer quelque temps en Italie pour y puiser des inspirations, et étudier ces grands maîtres de l’école italienne dont vous n’avez pu qu’admirer les chefs-d’œuvre lors de notre voyage.

– Je ne puis le nier, répondit-il fort troublé, je pense trop à ces merveilleuses peintures que j’ai vues en Italie.

– Et vous voudriez les revoir ?

– Oui, mais c’est encore une folie.

– Pourquoi ?

– Parce que c’est désirer l’impossible.

– Moins impossible que vous ne le pensez, mon ami ; nous avons parlé de cela, André et moi, et nous avons décidé que vous iriez compléter vos études en Italie. André croit que deux années vous suffiraient.

– Mais, ma mère, commença le jeune homme.

Puis, se reprenant :

– Non, non, fit-il avec une sorte de brusquerie, ne me parlez plus de cela ; vous avez déjà fait pour moi trop de sacrifices.

– Je ne les compte pas, répliqua la Dame en noir avec un accent de reproche qui fit venir des larmes aux yeux d’Édouard ; ah ! je sais bien que, dans votre fierté, il vous est pénible d’accepter ce que vous appelez mes bienfaits, quand je suis si heureuse de m’acquitter d’une dette sacrée que mon cœur a contractée. Eh bien, Édouard, cela me cause un véritable chagrin.

– Oh !

– Oui, parce que j’ai fait de vous mon fils et que vous ne me considérez pas, ainsi que je le voudrais, comme votre mère.

– Ma mère ! ma mère ! s’écria-t-il vivement ému.

Il saisit une des mains de Mme Clavière et, prêt à sangloter, la porta à ses lèvres.

– Édouard, allez-vous être enfin raisonnable ?

– Mon Dieu, mais je n’aurai pas assez de toute ma vie pour vous prouver ma reconnaissance et la grandeur de mon affection.

– Oui, mon ami, vous m’aimez.

– Comme j’aurais aimé ma mère.

– Donc, c’est convenu, reprit Mme Clavière, après un court silence, vous irez en Italie, et comme il ne me plairait pas que vous fissiez là-bas une trop mauvaise figure, vous voudrez bien recevoir de votre mère adoptive une pension mensuelle de cinq cents francs.

Le jeune homme regarda la Dame en noir avec une sorte d’ahurissement et comme s’il n’avait pas entendu.

– J’ai dit, Édouard, que votre pension serait de cinq cents francs par mois.

– Oh ! je ne peux pas accepter, je ne peux pas… Six mille francs par an ! C’est trop d’argent.

– Édouard, vous voulez donc absolument me faire de la peine ?

– Je ne puis pourtant pas accepter… Oh ! vous et André gênés à cause de moi !

Mme Clavière eut un de ses ineffables sourires.

– Rassurez-vous, dit-elle, la gêne n’entrera pas ici ; d’ailleurs vous savez bien que je ne fais jamais plus que je ne peux. Pour vous et André j’ai fait des économies, et il m’est agréable, aujourd’hui, de mettre à votre disposition la moitié de ces économies. Eh bien, avez-vous encore quelque chose à objecter ?

Édouard tomba à genoux devant Mme Clavière et sanglota. Quinze jours après, il partait pour l’Italie où il devait rester deux ans.

Il avait retardé son départ de quelques jours afin d’applaudir à un nouveau succès d’André, qui venait de passer brillamment ses examens de licencié.

Pendant qu’André préparait sa thèse pour le doctorat, Édouard travaillait à Rome, à Florence et dans les autres principales villes d’Italie. Il avait déjà envoyé deux jolis petits tableaux à Mme Clavière, qui les avait mis dans son salon, en belles places. Elle les montrait à ses amis, tout heureuse, avec le sentiment d’orgueil d’une véritable mère.

Une semaine ne se passait jamais sans qu’on eût reçu une lettre d’Édouard ; sachant qu’il ferait plaisir à Mme Clavière et à André, il leur faisait connaître l’emploi de son temps ; de sorte que chacune de ses lettres était comme un journal de la semaine, et il parlait longuement de ses études, de ses excursions artistiques, de ses projets d’avenir.

– Le voilà tout à fait remonté, disait André à sa mère.

– Oui, répondait-elle, mais il n’est pas encore suffisamment armé contre les déceptions ; avec sa nature sensible et confiante, il faudrait bien peu pour qu’il se laissât saisir de nouveau par le découragement.

Chacun à son tour, Mme Clavière et André répondaient à Édouard. Et, des deux côtés, les lettres étaient également impatiemment attendues.

Après sa thèse, qui fut très remarquée et qui lui valut de nombreuses et vives félicitations, André fut reçu docteur en droit. Il n’avait que vingt-trois ans.

André, qui avait été un joli enfant, était maintenant, dans toute l’acception du mot, un très beau jeune homme.

Il avait la parfaite distinction de sa mère et quelque chose de sa grâce adorable, sans avoir pour cela rien d’efféminé.

Il était grand, bien fait ; et sa taille svelte, élégante, ajoutait encore à sa distinction.

Ses cheveux épais, bien plantés, laissant le front largement découvert, étaient d’un beau châtain clair. Sa fine moustache était de même nuance, mais peut-être un peu plus foncée.

Les yeux, presque bleus, ressemblaient beaucoup à ceux de Mme Clavière ; les cils étaient longs, serrés, soyeux, et les sourcils bien marqués.

Le regard, très doux, ne manquait cependant ni de fermeté, ni d’énergie ; on sentait que sous ce front de jeune homme il y avait une volonté.

Mais la douceur n’était pas seulement dans le regard, elle était dans la physionomie tout entière, dont l’ensemble exprimait la bienveillance et la bonté.

Ainsi que l’avait si vivement souhaité sa mère, André avait les sentiments élevés, et était généreux et bon comme celui dont il portait le nom.

Si André avait beaucoup de sa mère, on ne pouvait pas dire cependant qu’il lui ressemblait. C’était par le cœur que la ressemblance entre eux était absolue.

À qui le jeune homme ressemblait-il ?

Souvent, très souvent, à mesure qu’il avait grandi, Marie, en le regardant, se l’était demandé avec une certaine anxiété.

Elle avait remarqué qu’il avait dans les manières, dans son allure et ses mouvements de tête un peu des airs du comte de Rosamont et aussi quelque chose dans les traits du visage ; mais c’était si peu accentué, si vague, si insaisissable…

Elle s’était rassurée, en se disant :

– Non, il ne lui ressemble pas. Et si un jour le hasard ou la fatalité les met en présence l’un de l’autre, le comte ne reconnaîtra pas son fils. Et d’ailleurs, il y a longtemps qu’il ne pense plus à Marie Sorel, et il a certainement oublié le nom d’André Clavière.

Donc, André était docteur en droit. Plusieurs carrières s’ouvraient devant lui ; laquelle allait-il choisir ? En étudiant il n’avait fait que préparer l’avenir. Il entrait sérieusement dans la vie, et il lui fallait maintenant marcher à la conquête d’une position.

– Eh bien, André, lui demanda sa mère, que vas-tu faire ? Et comme il ne se pressait pas de répondre :

– Vas-tu te faire inscrire au tableau des avocats ? ajouta-t-elle.

– Je crois ne pas avoir ce qu’il faut pour faire un avocat.

– Te plaît-il d’entrer dans la magistrature ?

– Heu ! la magistrature…

– Je comprends, il ne te sourit pas plus d’être magistrat qu’avocat. Alors, voyons, quelles sont tes idées ?

– Eh bien, mère chérie, ce qui me plairait le plus…

– Achève.

– Ce serait, si c’est possible, d’être sous-préfet.

Mme Clavière regarda fixement son fils, et, souriant :

– Un jour, devant toi, assez étourdiment, Mlle Henriette de Mégrigny, a dit qu’elle serait heureuse d’avoir pour mari un jeune sous-préfet ; je parierais que c’est elle qui t’a suggéré cette idée ?

– Je ne le nie pas.

– André, est-ce que tu aimes Mlle de Mégrigny ?

Le jeune homme devint très rouge.

– Je n’ai aimé que toi jusqu’à présent, chère mère, et je n’aime encore que toi, répondit-il ; il me serait donc bien difficile de dire si l’amitié que j’ai pour Mlle de Mégrigny a quelque ressemblance avec l’amour.

– Mais elle te plaît.

– Oui, beaucoup ; c’est assez naturel, je la connais depuis son enfance et elle a toujours été très gentille avec moi. Et puis, elle est si douce, si bonne, si charmante !

– Oui, elle a de brillantes qualités.

– Mais rassure-toi, chère mère, je n’ai pas eu encore beaucoup le temps de laisser parler mon cœur, et je n’en suis pas encore au premier chapitre d’un joli roman d’amour. D’ailleurs, je sais que Mlle de Mégrigny a une très grosse dot, un million, ai-je entendu dire : cela suffirait pour me retenir si je me sentais trop vivement entraîné vers elle.

– Mon Dieu, fit négligemment Marie, je ne crois pas que la dot de Mlle de Mégrigny pourrait sérieusement se dresser devant toi comme un obstacle.

– Je t’assure, maman, qu’il me répugnerait fort d’être enrichi par une femme.

– Ah !

– Je me connais, je ne ferai jamais ce que l’on appelle un beau mariage. Mais en vérité, continua-t-il en riant, nous parlons pour ne rien dire, nous avons le temps de penser à mon mariage.

– Le moment de te marier arrivera vite, mon ami.

– Va, je ne me presserai point ; je suis si tranquille, si heureux auprès de toi !

– Tu dis cela aujourd’hui ; avant un an, peut-être, tu penseras autrement.

– Maman, répliqua-t-il vivement, je te jure que si je devais me séparer de toi, je ne me marierais jamais !

– Ne parlons plus de cela, André.

– Ah ! te voilà tout attristée et prête à pleurer.

– Je suis toujours très émue, tu le sais bien, chaque fois qu’il est question de ton avenir.

– Mais tu ne peux rien voir dans mon avenir qui puisse t’effrayer.

– Sans doute ; mais, vois-tu, une mère a toujours des craintes.

– Maman, tu m’aimes trop !

– Tu trouves ? eh bien, je voudrais pouvoir t’aimer encore davantage.

– Oh ! ma mère adorée !

Et, câlin, comme quand il était enfant, il laissa aller doucement sa tête sur le sein de sa mère.

Il y eut quelques instants de silence.

– Tu disais donc, reprit Mme Clavière, que tu voudrais être sous-préfet.

– Oui, car je crois pouvoir faire mon chemin dans cette branche de l’administration.

– As-tu suffisamment consulté tes forces ?

– Je saurai me rendre digne de la confiance qu’on aura mise en moi.

– Oh ! je ne doute ni de tes aptitudes, ni de ton dévouement à la chose publique ; tu auras à cœur de bien faire, je le sais ; mais, mon ami, tu es bien jeune.

André répondit en souriant par ces paroles que Corneille a mises dans la bouche de Cid :

… Pour les âmes bien nées

La valeur n’attend pas le nombre des années.

– Oui, oui, fit Mme Clavière, tu as en toi toutes les généreuses ardeurs de l’amoureux de Chimène.

– Ma seule crainte, en effet, reprit André, est que le ministre ne me trouve trop jeune pour me confier une sous-préfecture.

– Cela est sûr. Enfin, nous verrons. Dans tous les cas, et le plus promptement possible, nos bons amis, MM. Philippe Beaugrand et Edmond Joubert feront les démarches nécessaires.

– Le ministre présentera certainement des objections ; mais chaudement recommandé par M. Joubert, un sénateur, et par M. Beaugrand, un député, il finira par me nommer.

– Je l’espère, puisque c’est ton désir et que ton idée est là. M. Joubert connaît particulièrement plusieurs ministres, et le ministre de l’intérieur est un ami intime de M. Beaugrand. Tu ne peux pas te présenter sous de meilleurs auspices.

Quelques jours après, M. Beaugrand parla du jeune docteur en droit au ministre qui, après avoir écouté attentivement, s’écria :

– Mais, mon cher député, votre protégé est encore un enfant !

– Oui, il est jeune, ce qui, entre nous, n’est pas un bien grand défaut ; mais il est mûri par le travail et la réflexion et est, de plus, très sérieux.

– Eh bien, mon cher, amenez-le-moi un de ces matins ; je serai content de le voir, ce garçon-là.

La chose était en bon chemin.

André fut présenté au ministre, qui lui fit un fort aimable accueil et lui dit en le quittant :

– C’est bien, monsieur Clavière, on ne vous oubliera pas, et si cela arrivait, M. Beaugrand me rafraîchirait la mémoire.

Trois mois plus tard, il y eut au ministère de l’intérieur un mouvement administratif assez important. Des préfets étaient appelés à un poste supérieur ; des secrétaires généraux et des sous-préfets étaient nommés préfets ; d’autres étaient déplacés ; on nommait des conseillers de préfecture.

André, que le ministre n’avait pas oublié, se trouva compris dans ce mouvement. Il était nommé sous-préfet à Pithiviers.

Il ne tarda pas à recevoir l’ordre de se rendre à son poste, et il alla prendre possession de sa sous-préfecture où, ainsi qu’il avait été convenu, sa mère devait demeurer avec lui.

Il n’était guère éloigné de Paris ; du reste, en le nommant à Pithiviers, le ministre avait voulu être agréable à M. Beaugrand. Nous saurons bientôt pourquoi l’ingénieur avait demandé pour André la sous-préfecture de Pithiviers.

Doué d’une rare intelligence, ayant toutes les aptitudes d’un véritable administrateur, André, en moins d’un mois, s’était mis au courant de toutes les affaires administratives et litigieuses de son arrondissement. Par exemple, il avait pioché ferme.

Maintenant le travail qu’il aurait à faire ne pouvait plus lui causer aucun souci. Il avait de l’initiative, à un haut degré la faculté d’assimilation et, avec une facilité étonnante, il mettait la clarté dans les choses les plus complexes et les plus embrouillées.

Avec lui, il fallait que tout marchât, vite et bien. Il n’aimait pas les dossiers qui moisissent en s’éternisant dans les cartons.

Très accueillant, il recevait avec bienveillance et beaucoup de tact. Avec tout le monde il était doux, poli, aimable. Il était sympathique à tous ceux qui l’approchaient, et son aménité le faisait aimer.

On disait :

– Il est tout à fait gentil, notre jeune sous-préfet.

– Sans compter qu’il connaît son affaire sur le bout du doigt.

Les conseillers d’arrondissement, à qui il avait particulièrement affaire, étaient enchantés de leur sous-préfet. C’est qu’André les écoutait toujours avec intérêt, accueillait leurs demandes avec bienveillance et, autant qu’il le pouvait, faisait droit à leurs réclamations.

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