III CE QU’IL FAUT APPRENDRE AU LECTEUR

Édouard était revenu d’Italie où il avait beaucoup vu et beaucoup étudié. Il avait rapporté des albums remplis de dessins, d’ébauches, de croquis : un trésor, croyait-il.

Six tableaux qu’il avait envoyés à un marchand de Paris avaient été vendus et il en avait touché le prix en faisant la grimace : quatre cent cinquante francs pour plusieurs mois de travail. Ce n’était guère encourageant.

Mais Édouard savait maintenant que les plus grands peintres avaient eu des commencements extrêmement difficiles, que le génie est souvent une éclosion de la souffrance, et il s’était promis de se raidir contre les déceptions.

Le marchand lui avait dit, en manière de consolation :

– Ce n’est pas une grosse somme que vous touchez ; mais vous devez vous trouver satisfait ; j’ai des tableaux de plusieurs de vos confrères, ayant déjà un nom, que je ne peux pas vendre ; on ne m’en offre même pas un prix. Tout le monde se plaint, les affaires sont mauvaises ; on se prive un peu sur tout ; on achète des choses de première nécessité et plus guère d’œuvres d’art, qui sont des objets de grand luxe : Que voulez-vous ! c’est comme ça. Mais, il faut l’espérer, nous sortirons de ce marasme.

Vous avez du talent, jeune homme, travaillez et bien certainement, avec le temps, vous arriverez. Ah ! dame, plus tard, quand vous serez connu…

En attendant, apportez-moi de vos toiles, soignées comme les premières ; je ne crois pas trop m’avancer en vous disant que je vous en placerai autant que vous pourrez m’en fournir.

Si, en France, mes affaires sont presque nulles, j’ai l’Amérique, Dieu merci. Dans toutes les villes importantes du Nouveau-Monde j’ai des correspondants et, par leurs soins, j’écoule assez rapidement la majeure partie de mes marchandises.

Naturellement, Édouard avait remercié le marchand de ses bonnes dispositions à son égard. Mais il s’était dit :

– S’il me revoit jamais, celui-là, c’est que je ne saurai plus à quel saint me vouer.

Et, comme pour le narguer, il lui semblait entendre une voix qui disait :

– Mon pauvre garçon, il ne faut jamais dire : Fontaine, je ne boirai plus de ton eau.

Édouard avait fait ce calcul, d’ailleurs fort simple, qu’en vendant au marchand vingt tableaux par an, – c’était tout le travail qu’il pouvait faire au maximum, étant donnés, son amour-propre et sa conscience d’artiste, – il arriverait à gagner quinze ou seize cents francs, à peine de quoi payer ses toiles, ses couleurs, quelques autres accessoires et le loyer d’un atelier, si exigu qu’il fût.

Et les modèles ? Est-ce qu’il ne faut pas les payer ? Et lui ? Comment et de quoi vivrait-il ? Déjeunerait-il le matin d’un rayon de soleil et dînerait-il le soir de la dernière lueur du crépuscule ?

Quoi ! faudrait-il donc toujours qu’il eût recours à la bourse de sa mère adoptive ?

Ses pensées étaient pleines d’amertume.

En vérité, les arts étaient bien ingrats envers ceux qui les aiment et les cultivent.

Heureusement, il était simple dans ses goûts et depuis longtemps habitué à ne dépenser que ce qui était rigoureusement nécessaire. Il pouvait se contenter de peu, n’ayant encore ni passion, ni aucun de ces besoins de la jeunesse qui poussent à la dépense. Mais il fallait l’avoir, ce peu dont il serait si heureux de se contenter. Enfin il lui fallait pouvoir vivre, voler de ses propres ailes, c’est-à-dire sans avoir à compter sur autrui.

Sans doute, Mme Clavière serait toujours prête à lui venir en aide ; mais il sentait que plus la générosité de sa bienfaitrice était inépuisable, moins il devait y faire appel.

Sur les sommes qu’il avait reçues pendant son séjour en Italie, il avait trouvé le moyen d’économiser cinq mille francs, qu’il voulut rendre à Mme Clavière.

Alors il espérait toucher au moins deux mille francs chez le marchand de tableaux.

– Édouard, mon ami, avait dit la Dame en noir, vous avez été bien sage en Italie ; vous vous êtes certainement refusé des plaisirs que vous auriez pu vous donner.

– Non, je vous assure, ma mère. Je trouve même que j’ai été un gros dépensier, car deux cent cinquante francs par mois auraient pu me suffire.

Mme Clavière sourit.

– C’est bien, reprit-elle, vous avez fait comme vous avez voulu. Édouard, ces cinq mille francs sont à vous, gardez-les.

– Mais…

– Je le veux ! dit la mère adoptive d’un ton qu’elle prenait rarement, mais qui n’admettait pas de réplique.

– Alors, fit le jeune homme, je vais louer un petit atelier, augmenté d’une chambre à coucher, et j’emploierai une partie de cet argent à meubler la chambre et à acheter pour l’atelier les choses qui me seront indispensables.

– Soit, répondit Mme Clavière ; vous êtes assez grand aujourd’hui pour n’être plus en tutelle et pour conduire seul votre barque. Toutefois, Édouard, n’oubliez pas que quand vous aurez besoin de moi, vous me trouverez toujours.

Le jeune homme, sans avoir trop longtemps cherché, avait trouvé à Montmartre, rue des Abbesses, une pièce assez vaste, parfaitement éclairée, précédemment occupée par un photographe, qui pouvait très bien servir d’atelier à un débutant ; une chambre et un cabinet étaient contigus à cette pièce.

Édouard s’était installé chez lui et depuis quelque temps déjà, plein d’ardeur et sans trop d’inquiétudes de l’avenir, il travaillait à deux tableaux qu’il destinait à la prochaine exposition des Beaux-Arts.

Oh ! être reçu au Salon, faire son entrée dans le monde des artistes !

Inconnu la veille, être acclamé le lendemain !

Pouvoir, alors, saluer une lumineuse aurore et d’un pas sûr marcher vers la gloire !

Le beau rêve ! Mais n’était-il pas réalisable ?

Si modeste que fût Édouard, il sentait bien, pourtant, qu’il avait quelque chose dans la tête et au cœur.

L’Espérance au doux sourire caressait son front de ses ailes bleues, et sa brosse à la main, pensant au succès, il se sentait remué dans tout son être, et il y avait dans son âme ensoleillée comme un chant d’allégresse.

Il connaissait maintenant la navrante histoire de sa mère, que la Dame en noir lui avait racontée, telle qu’elle-même l’avait recueillie de la bouche de Marceline Lebel quelques jours avant sa mort. Il savait qu’il appartenait à une très ancienne famille de Bordeaux, laquelle, de père en fils, pendant près d’un siècle, avait fait le commerce des vins.

Il avait versé des larmes en apprenant comment Jeanne Rondac, sa grand’mère, était morte presque subitement ; comment le père de sa mère, Antoine Rondac, ruiné par de mauvaises spéculations et à la veille d’être déclaré en faillite, s’était fait sauter la cervelle, laissant deux orphelines : Marceline, l’aînée, et Antoinette, de huit ans moins âgée que sa sœur.

Mais Édouard s’était indigné, et tout s’était révolté en lui au récit des odieux traitements que sa pauvre mère avait subis chez son oncle Teissier, cet oncle maternel, immensément riche, qui avait recueilli les deux orphelines, et qui, par son silence et son indifférence, avait, en quelque sorte, encouragé les cruautés de son impitoyable femme, une furie, à l’égard de Marceline.

Ainsi, comme le lui avait dit souvent Mme Clavière, sa mère avait été une malheureuse victime de la destinée, sans cesse une horrible fatalité l’avait poursuivie.

Une tante, une femme, – était-elle bien digne de ce nom ? – qui aurait dû la protéger, l’aimer, l’avait torturée, martyrisée, puis finalement chassée de son opulente maison comme on chasse un chien galeux.

Et Antoinette, cette sœur cadette de sa mère, si sèche de cœur, lui paraissait plus odieuse et plus infâme encore que les autres.

– Ah ! tenez, ma mère, s’était-il écrié après que Mme Clavière lui eut tout raconté, peut-être auriez-vous bien fait de me laisser dans l’ignorance complète de ces choses monstrueuses ! Je suis écœuré et j’éprouve pour ces gens-là, en même temps que de l’horreur et du dégoût, une haine profonde.

– Édouard, avait répondu la Dame en noir, avant de vous faire le triste récit que vous venez d’entendre, j’ai cru devoir prendre des informations au sujet de votre famille.

– Oh ! après ce que vous en saviez, c’était bien inutile.

– Peut-être. M. et Mme Tessier et votre tante Antoinette sont morts.

– Alors, fit-il froidement, ils ont eu, devant le tribunal de Dieu, un terrible compte à rendre.

– Édouard, mon ami, on pardonne aux morts.

Le regard du jeune homme eut un éclair sombre.

– Je ne pardonne pas, prononça-t-il sourdement. Moi, pardonner à cet homme et à ces femmes qui ont été sans pitié pour ma pauvre mère mourant de faim, jamais !

– Édouard !

– Ma haine est maintenant sans objet, mais je maudis leur mémoire.

– Votre tante Antoinette s’était mariée.

– Elles trouvent donc des maris, ces sortes de femmes ?

– C’est à elle que les époux Teissier ont légué toute leur fortune.

– Cela m’importe peu.

– Le mari d’Antoinette est décédé il y a sept ans ; dix-huit mois plus tard votre tante mourait à son tour, laissant une fille unique.

– Ah ! j’ai une cousine ?

– Qui doit avoir maintenant tout près de dix-huit ans.

– Je la plains, car elle doit ressembler à son abominable mère.

– Vous êtes terrible, mon ami.

– Je ne la connais pas, cette parente, et ne veux point la connaître ; mais il me semble que cette haine, dont je parlais tout à l’heure, je l’éprouve pour elle.

La Dame en noir hocha tristement la tête.

– Édouard, fit-elle, je vous croyais bon.

– Je deviens méchant en pensant aux atroces souffrances de ma pauvre mère !

– Les époux Teissier et votre tante Antoinette ont été coupables, très coupables envers votre mère ; mais votre cousine est innocente, elle.

– Elle est la fille de sa mère et je l’enveloppe dans ma malédiction.

– Prenez garde d’être injuste.

– Après tout, que m’importe cette jeune fille ? il n’y a rien de commun entre elle et moi, nous sommes étrangers l’un à l’autre.

– Ne désirez-vous pas au moins savoir son nom ?

– Non, non, c’est absolument inutile. Elle ignore sans doute qu’elle a un parent qui, sans vous, ma généreuse protectrice, ma seconde mère, serait un des parias de la vie ; et moi je veux oublier qu’elle existe.

La Dame en noir n’avait pas cru devoir insister et, depuis, elle n’avait plus reparlé au jeune homme de sa cousine.

Et Édouard, tout entier à son travail et à ses espérances, ne songeait guère à cette parente que, vraisemblablement, il ne devait jamais voir, ni rencontrer.

Du reste, de cette lamentable histoire que Mme Clavière lui avait racontée, il ne restait plus que cette impression pénible que laisse, au réveil, un affreux cauchemar.

Mais souvent, souvent il pensait à sa mère qui l’avait tant aimé ; à sa mère qui avait tant souffert et était morte à la peine ; à sa mère dont les dernières pensées avaient été pour lui et qui, rassurée sur son sort, grâce à la promesse de la Dame en noir, s’était doucement endormie pour toujours.

Quelle vive tendresse il aurait eue pour elle si elle avait vécu ! Comme il l’aurait aimée, adorée ! Comme il aurait su lui faire oublier ses souffrances, à cette chère et innocente victime de l’implacable fatalité !

Mais, hélas ! elle n’était plus ; il ne lui restait d’elle que le souvenir de son amour maternel et la protection qu’elle avait demandée pour lui à son lit de mort.

En évoquant le cher souvenir de sa mère, il se sentait plus confiant, plus fort, et il lui semblait que dans ces souvenirs lointains, mais inoubliables, il puisait l’inspiration.

Sa mère n’était plus, mais ne continuait-elle pas à veiller sur lui ? N’était-ce pas l’âme de la chère morte qui l’animait et mettait en lui cette ardeur au travail ? Sa mère ! Il se sentait toujours protégé par elle.

*

* *

Quatre ans après avoir épousé Blanche de Simiane, veuve de Mégrigny, Henri de Bierle était mort à la suite d’une longue et douloureuse maladie.

La douleur de Blanche fut immense, et si elle n’avait pas eu sa fille, sa chère petite Henriette, qui lui ordonnait impérieusement de vivre pour elle, peut-être aurait-elle suivi son époux dans la tombe.

Bien qu’il se fût guéri de la terrible blessure que lui avait faite le poignard de Joseph Gallot, M. de Bierle n’avait pas recouvré entièrement ses forces et il avait dû, – pour un temps, pensait-il, – abandonner ses travaux littéraires. Hélas ! loin de se remettre, sa santé s’était de plus en plus altérée et, finalement, il fut forcé de s’aliter.

Les meilleurs soins lui furent prodigués ; mais ses jours étaient comptés, il était écrit qu’il serait enlevé à sa jeune femme et à sa fille, et que Blanche porterait une seconde fois le vêtement noir des veuves.

De Bierle était un homme de talent, très richement doué. N’étant pas encore en pleine sève de travail, mais déjà connu et fort apprécié des lettrés, il avait assurément un brillant avenir littéraire.

Combien n’en est-il pas de ces hommes qui promettent beaucoup, de ces vaillants lutteurs, champions des grandes idées, que la mort moissonne au printemps de la vie, arrêtant ainsi, peut-être, l’éclosion d’un puissant génie ?

Philippe Beaugrand était revenu en France, sa mission en Indo-Chine terminée. Il l’avait remplie avec intelligence, avec dévouement et, ajoutons, avec un véritable désintéressement, cette mission de haute confiance.

Grâce à lui, la société minière était en pleine prospérité et la fortune des actionnaires assurée.

Aussi, dans une assemblée générale, quand le président, au nom du conseil d’administration tout entier, fit l’éloge de M. Philippe Beaugrand, parlant des nombreux et très importants services qu’il avait rendus à la société, ses paroles furent couvertes d’applaudissements unanimes ; de plus, les actionnaires demandèrent que des remerciements fussent votés à M. Philippe Beaugrand.

Mais on réservait à l’ingénieur un nouveau témoignage de reconnaissance et de confiance.

Déjà membre du conseil d’administration de la société, on le pria de vouloir bien accepter les fonctions de vice-président du conseil, et il y fut mis tant d’insistance qu’il ne put décliner l’honneur qu’on lui faisait.

M. Beaugrand avait été en fort bons termes avec M. de Bierle, bien qu’il n’eût pas eu le temps de le bien connaître, ce dernier étant mort six mois après le retour de l’ingénieur en France.

Depuis qu’elle était veuve, Philippe faisait à Blanche de fréquentes visites. Il était, avec la Dame en noir, celui qui avait adressé à la désolée les plus douces paroles d’amitié et de consolation. Ce n’étaient pas des discours froids, secs, banals, qu’il fallait faire entendre à la jeune veuve, mais des choses du cœur. Et, comme Marie, Philippe avait de ces accents vibrants qui se répandent comme un baume au fond d’une âme endolorie.

Blanche se sentit profondément touchée de la sollicitude sincèrement affectueuse de l’ingénieur, et elle s’aperçut, au bout de quelque temps, qu’il réussissait, sinon à la consoler complètement, du moins à adoucir sa douleur.

D’un autre côté, Philippe avait pour la petite Henriette qui, comme on le sait, était sa filleule, une véritable tendresse de père, et la belle veuve lui était infiniment reconnaissante de l’affection qu’il avait pour sa fille.

Il est vrai qu’il aurait été bien difficile que le parrain n’aimât point sa gentille filleule qui l’aimait, lui, autant qu’elle avait aimé M. de Bierle, et qui disait souvent, dans sa naïveté et sa candeur d’enfant, en parlant de son parrain :

– Maintenant, c’est lui qui est mon papa.

Ces paroles, sans grande portée, faisaient cependant rougir la mère. Mais Blanche n’avait pas le courage de gronder la mignonne fillette, même quand elle pouvait supposer qu’elle fatiguait M. Beaugrand.

En effet, dès que son parrain, son papa maintenant, arrivait, elle ne le quittait plus ; elle aurait voulu être constamment sur ses genoux ou pendue à son cou.

Un autre, qui était aussi très avant dans les bonnes grâces de la charmante enfant, c’était le lycéen André Clavière. Quelle joie, quel bonheur quand il venait à la maison les jours de congé ! Comme Henriette faisait fête à André ! Comme André savait se plier à tous les caprices de son amie Henriette ! Pour elle, il redevenait petit, et c’étaient vraiment deux enfants qui jouaient ensemble.

– Moi, lui disait-elle en l’embrassant, je suis ta petite femme, et toi tu es mon grand mari.

Cela faisait beaucoup rire André.

Mais plus tard, en présence de la belle jeune fille, qui ne le tutoyait plus et ne l’embrassait plus, il devait se souvenir des paroles de l’enfant.

Mais revenons à Philippe Beaugrand et à Mme de Bierle.

Ayant entre eux la petite Henriette pour trait d’union, ils s’habituèrent doucement à une intimité plus grande et… il arriva ce qui devait arriver.

Philippe s’était enfin guéri de la passion que Marie lui avait inspirée, et un jour il se dit qu’il se marierait volontiers, bien qu’il eût tout près de quarante ans, si la mère de sa filleule, ne trouvant pas qu’il fût trop vieux, consentait à le prendre pour époux.

Et, naturellement, ce fut à Mme Clavière qu’il parla tout d’abord de ses intentions, après quoi il la chargea de négocier la chose matrimoniale.

La Dame en noir n’eut pas à faire un long plaidoyer en faveur de l’ingénieur pour convaincre Blanche qui, au bout de deux ans de veuvage, était un peu consolée.

Après avoir écouté son amie, la jeune veuve répondit :

– J’ai besoin d’un peu de bonheur, je crois que M. Beaugrand me le donnera.

Et le mariage se fit.

Et quelques mois après, Blanche disait à la Dame en noir, en se jetant à son cou :

– Je pense toujours au père de ma fille ; mais je suis heureuse, Philippe est si bon !

*

* *

Le baron de Simiane, disparu, n’en avait pas moins eu la honte de ce qu’on appelle à la Bourse une exécution. Mais il n’en était plus à avoir peur d’un scandale, à s’affecter d’une tache à son honneur.

Tous les biens de la maison de Simiane, autrefois si riche et si puissante, l’hôtel de la rue de Bellechasse, deux autres immeubles à Paris, les domaines, les bois, les fermes avaient été saisis judiciairement et vendus par expropriation.

Blanche n’était pas intervenue, elle avait laissé faire, et même, volontairement, elle s’était dessaisie de ses droits afin que les créanciers, qui ne le méritaient guère pourtant, fussent désintéressés dans la mesure du possible.

Cependant, ne voulant pas voir s’en aller en des mains étrangères tout ce que ses parents avaient possédé, elle avait racheté le beau et vaste domaine de Bresle, dans le Loiret, à quelques kilomètres de Pithiviers.

Cette magnifique propriété avait été un don fait par Louis XIV à un comte de Bresle pour services exceptionnels rendus à la famille royale.

C’était au château de Bresle que la baronne de Simiane, née Germaine de Bresle, était venue au monde ; c’était à Bresle que son enfance s’était écoulée, à Bresle qu’elle s’était mariée, à Bresle enfin que la baronne aimait à passer chaque année trois ou quatre mois de la belle saison.

Et c’était plus encore en souvenir de sa mère que pour conserver quelque chose de sa famille que Blanche avait acquis le château de Bresle, où se trouvaient les portraits de ses ancêtres maternels et ceux de sa mère et de son père.

Blanche avait racheté le domaine cinq cent mille francs, à peine le tiers de sa valeur réelle.

À cette époque, au lendemain de la guerre, l’argent était rare ou plutôt se cachait, et les propriétés immobilières d’une certaine importance trouvaient difficilement des acquéreurs. Nous connaissons tels et tels superbes domaines qui, alors, ont été vendus à vil prix.

Pour payer Bresle, Blanche, l’année suivante, vendit l’hôtel de Mégrigny avec son mobilier, et vint habiter un appartement au deuxième étage d’une maison du boulevard Malesherbes.

Elle n’avait pas voulu toucher au million qu’elle avait si heureusement arraché des mains de son frère ; il était à sa fille, ce million, et elle tenait à le lui conserver intact.

Pendant son second veuvage, elle n’allait que très rarement à Bresle ; mais après des travaux assez importants que M. Beaugrand y fit exécuter, le château devint la résidence préférée des nouveaux époux, et ils s’y trouvaient si bien qu’ils y restaient presque toute l’année.

M. Philippe Beaugrand s’était vite fait connaître dans le pays ; il y était estimé et aimé ; on savait que c’était un homme de grand mérite qui pouvait rendre de nombreux services au département. Les électeurs de l’arrondissement l’envoyèrent siéger au conseil général. Plus tard, les comités électoraux républicains du Loiret lui demandèrent de se présenter à la députation. Il lui était difficile de refuser ; il accepta, fut porté sur la liste des candidats qui affirmaient leur dévouement à la République, et élu à une imposante majorité.

Depuis, son mandat avait été renouvelé, et il comptait parmi les plus vaillants députés de la gauche républicaine.

Certes, ce n’était pas pour avoir un soutien dans son arrondissement qu’il avait fait nommer André Clavière sous-préfet à Pithiviers ; il n’était pas un de ses électeurs à qui pût venir la pensée de l’abandonner quand il y aurait une nouvelle lutte électorale.

Il aimait André et avait tout simplement voulu l’avoir près de lui pour lui donner des conseils en cas de besoin et lui rendre plus faciles ses débuts dans la carrière administrative.

Il va sans dire qu’André voyait souvent M. Beaugrand, et qu’il l’écoutait avec la plus grande déférence.

Il y avait bien aussi, pour attirer le sous-préfet au château, les jolis yeux de Mlle Henriette de Mégrigny ; mais le modeste sous-préfet, tout entier à ses fonctions et ayant à cœur de justifier la confiance qu’on avait mise en lui, malgré sa jeunesse, se tenait extrêmement réservé vis-à-vis de la jeune fille. Du reste, ainsi qu’il l’avait dit à sa mère, il ne savait pas bien encore si ce qu’il éprouvait était de l’amour.

Mais les yeux d’Henriette, ses yeux de dix-sept ans, étaient bien doux et en même temps bien brillants, et il ne tarderait pas à venir, le moment où André sentirait sérieusement pénétrer en lui la flamme du regard de la belle jeune fille.

En attendant, il travaillait et, déjà, attirait l’attention sur lui.

– Hé ! hé ! mon cher député, avait dit le ministre à M. Beaugrand, il va bien votre jeune homme, il va très bien ; nous ferons de lui quelque chose. Si vous en avez encore deux ou trois de la même pâte à me recommander, ne vous gênez pas.

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