XVIII PREMIER BAISER

Mme Clavière fut surprise, tout d’abord, de voir revenir son fils trois heures plus tôt qu’elle ne l’attendait. Puis elle remarqua sa pâleur, son agitation, l’expression d’angoisse de sa physionomie.

– Ah ! s’écria-t-elle, tu m’apportes une mauvaise nouvelle ! Qu’est-il donc arrivé à Bresle ?

– Mlle de Mégrigny s’est trouvée mal et on a dû la coucher.

– Mon Dieu ! est-ce que son état inspire de l’inquiétude ?

– Non, heureusement.

– N’est-ce qu’un simple évanouissement ?

– Oui.

– Comment, à propos de quoi s’est-elle évanouie ?

– C’est moi qui en ai été la cause.

– Toi ?

– Oui, moi.

– André, explique-toi !

– La chose est arrivée quand j’ai annoncé à M. Beaugrand que j’étais nommé sous-préfet à Avranches.

– Ah çà ! qu’est-ce que tu me racontes ?

– Ce qui est, ma mère.

– Tu es nommé sous-préfet…

– À Avranches, département de la Manche, et dans quatre ou cinq jours nous quitterons Pithiviers.

La Dame en noir resta un instant sans voix, tout ahurie.

– Mais, reprit-elle, tu n’accepteras pas cette nomination.

– Impossible, ma mère, car c’est moi qui ai demandé mon changement.

– Ah !… Et tu as fait cela sans me prévenir, en te cachant de ta mère ! André, pourquoi as-tu demandé à quitter Pithiviers ? Je veux le savoir, réponds ?

– Mais, mais… balbutia le jeune homme en courbant la tête.

– Il t’en coûte donc bien de dire à ta mère toutes tes pensées ? Pourtant, André, je croyais que tu aimais Mlle de Mégrigny.

– Je l’adore, ma mère, je l’adore ! s’écria-t-il avec un accent déchirant.

– Voilà un aveu que tu aurais dû me faire depuis longtemps, répliqua Mme Clavière, s’efforçant de paraître très calme.

Mais ne reste pas debout, assieds-toi.

André avança un petit pouf et s’assit aux genoux de sa mère.

– André, reprit-elle, ai-je donc perdu mes droits à ton entière confiance ?

– Oh ! ma mère !

– Je ne le crois pas et cependant tu agis comme si cela était. Ainsi, tu aimes Mlle de Mégrigny… et après avoir prié le ministre, – il n’y a pas bien longtemps de cela, – de te laisser à Pithiviers, c’est toi qui demandes ton changement afin de t’éloigner de celle que tu aimes ! André, c’est bien singulier. Voyons, est-ce que tu n’es pas aimé ?

– J’ai eu des doutes, mais je ne les ai plus, Henriette m’aime, j’en suis sûr maintenant.

– Alors, quand tu as demandé ton changement, tu croyais ton amour sans espoir ?

– Oui, ma mère, et la situation n’est pas changée, je suis toujours sans espoir.

– Je ne comprends pas, André.

– Je ne peux pas épouser Mlle de Mégrigny.

Mme Clavière ne put s’empêcher de tressaillir ; regardant fixement son fils :

– Pourquoi ? demanda-t-elle d’un ton bref.

– Elle est riche et je suis pauvre !

– Quoi ! s’écria la mère, qui avait redouté autre chose, voilà l’obstacle ?

– Oui, ma mère, et il est assez grand pour m’arrêter, et c’est à cause de lui que je t’ai caché que j’aimais Mlle de Mégrigny, à cause de lui que, devant elle, devant sa mère et M. Beaugrand, je dissimulais mes sentiments.

Ah ! si tu savais ce que j’ai souffert de cette contrainte que je m’imposais, faisant violence à mon cœur, réprimant tous les élans de mon âme !

Est-ce que je pouvais, dis, ma mère bien-aimée, est-ce que je pouvais parler de mon amour et faire croire ainsi que j’étais à la recherche d’une grosse dot ? Ma dignité et ma fierté me le défendaient. Ah ! si Édouard est fier, je le suis aussi, moi !

– Assez, mon enfant, assez ! s’écria Mme Clavière très agitée ; sans le savoir, sans t’en douter même, tu me brises le cœur !

Mon Dieu, mon Dieu ! continua-t-elle en joignant les mains, ai-je donc eu tort, de ne point parler à mon fils de sa fortune ? Oui, oui, j’ai eu tort, je le reconnais. Mon enfant a souffert, je suis punie !

André, écoutait, cherchant à comprendre.

Mme Clavière l’attira à elle, s’inclina et l’embrassa.

– André, mon ami, reprit-elle avec des larmes dans la voix, j’ai cru bien faire en te cachant certaines choses ; je croyais mes idées bonnes, mais je le vois aujourd’hui, elles étaient fausses… Ah ! l’amour maternel m’aveuglait. Je te le répète, je croyais bien faire, et à cause de cela tu me pardonneras.

André, tu te crois pauvre, quand tu es riche, immensément riche.

– Que dites-vous, ma mère ? exclama le jeune homme.

– Tu es riche, André, entends-tu bien ? Ta fortune est considérable ; je dis ta fortune, parce que tout est à toi, tout. Je ne saurais te dire exactement le chiffre de ce que tu possèdes, mais M. Mabillon te le fera connaître ; c’est cet excellent et vieil ami qui a tous les comptes ; bien qu’il ne soit plus notaire depuis plusieurs années, il a voulu continuer à s’occuper de tes affaires ; certes, j’aurais trouvé difficilement un mandataire plus soigneux de tes intérêts.

Des millions se sont entassés les uns sur les autres, il y en a vingt, vingt-cinq, peut-être plus.

André, écarquillant les yeux, regardait sa mère avec stupéfaction.

– Oui, va, fit la Dame en noir, je comprends ta surprise.

– Oh ! tu peux dire ma stupeur, mon ahurissement. C’est à ce point que je me demande si je suis bien éveillé, si ce n’est pas un rêve que je fais.

– André, est-ce que tu es ébloui par cette fortune dont je t’apprends l’existence ?

– Non, ma mère, non, répondit le jeune homme.

– Bien, mon fils, bien !

Après une pause, elle reprit, le regard dans les yeux d’André :

– Est-ce que tu donneras ta démission de sous-préfet ? Est-ce que tu renonceras à faire ton chemin dans l’administration ?

– Non, non, ma mère, répondit-il sans hésitation, je resterai sous-préfet, je travaillerai ; car si je t’ai bien comprise, tu as voulu que je fusse un homme utile, rendant des services à son pays. Et c’est pour cette raison…

– Ah ! tu as compris… Oui, oui, mon André, voilà pourquoi je t’ai caché que tu étais riche.

– Tout à l’heure tu disais : J’ai eu tort !… Eh bien, non, tu as eu raison, tu as agi sagement.

– Ah ! André, André, comme tu me rends heureuse !

Elle l’entoura de ses bras et, pendant quelques instants, le tint serré contre son cœur.

– Écoute, mon ami, reprit-elle ; André Clavière, ton père, a laissé, en mourant, environ huit millions ; c’était déjà une très grande fortune qui, avec les années, devait forcément se doubler, se tripler, car je n’ai jamais fait de dépenses exagérées. Du reste, depuis que tu es sorti de la Maison maternelle, où j’ai voulu que tu fusses élevé, tu sais comment nous avons vécu, toujours simplement. Oh ! sois tranquille, mon cher fils, je n’étais pas avare ; ce que nous ne dépensions pas, je le donnais aux malheureux, aux souffrants. J’ai fait, au nom des deux André, autant de bien que j’en ai pu faire, et je continue, en me cachant.

Tu feras comme moi, mon fils, et tu sauras quelle satisfaction, à nulle autre comparable, on éprouve à venir en aide aux misères d’autrui ; ce sont là les véritables jouissances de la fortune.

Je ne veux pas te le laisser ignorer plus longtemps, cette maison de Boulogne où vous avez été élevés, toi et Édouard, est une de mes bonnes œuvres, celle qui a rendu et qui rend encore les meilleurs services. J’ai fondé cette maison, André, en pensant aux orphelins et aux abandonnés. Tu sais comment ces chers enfants sont soignés par nos bonnes religieuses. Depuis vingt-trois ans, des centaines de ces pauvres êtres déshérités sont entrés dans la Maison maternelle.

Parmi ceux qui sont sortis, beaucoup déjà sont mariés et ont des enfants : ce sont d’honnêtes ouvriers, de bonnes mères de famille.

André avait pris les mains de sa mère et les couvrait de baisers. Il pleurait.

– Ah ! ma mère, s’écria-t-il avec transport, tu es une sainte !

– Non, répondit-elle ; mais je t’aime, et ma bonté est tout entière dans mon amour pour toi.

Sur ces mots elle se leva et agita le cordon d’une sonnette. André l’interrogea du regard.

– Tu vas savoir, dit-elle.

La femme de chambre parut.

– Louise, lui dit Mme Clavière, nous allons sortir, mon fils et moi, allez vite nous chercher une voiture attelée d’un bon cheval.

Louise disparut aussitôt.

– Chère mère, où donc veux-tu aller ? demanda André.

– Au château de Bresle pour savoir comment va Mlle de Mégrigny.

– Ah ! s’écria le jeune homme éperdu, tu es la meilleure des mères !

– Cette fois, fit-elle avec un ineffable sourire, je n’ai pas à me cacher pour aller consoler une affligée.

*

* *

La Dame en noir et son fils mirent pied à terre devant la grille du château, traversèrent la cour d’honneur et pénétrèrent dans le vestibule où un domestique empressé vint à leur rencontre.

– Comment va Mlle de Mégrigny ? demanda Mme Clavière.

– Beaucoup mieux, madame. Le docteur est venu et a dit que le malaise n’aurait pas de suite.

– Me voici rassurée.

– On avait couché mademoiselle, mais elle a voulu se lever ; cependant on ne veut pas qu’elle quitte sa chambre ; madame est auprès d’elle pour lui tenir compagnie.

– Pouvons-nous voir M. Beaugrand ?

– Monsieur est sorti avec le docteur, mais il ne tardera probablement pas à rentrer.

– Eh bien, nous le verrons à son retour. En attendant, je vais me rendre auprès de Mlle Henriette et de sa mère. Ne prévenez pas, je m’annoncerai moi-même.

Elle fit un signe à André et ils montèrent l’escalier.

Dans l’antichambre de Mlle de Mégrigny, Mme Clavière dit à son fils :

– Tu vas attendre ici un instant ; quand tu devras entrer je t’appellerai.

Elle frappa à la porte de la chambre de la jeune fille.

– Entrez, répondit la voix de Mme Beaugrand qui, assise en face de sa fille, tournait le dos à la porte.

La Dame en noir ouvrit et, souriante, parut sur le seuil.

– C’est marraine ! c’est marraine ! s’écria Henriette, en se dressant comme par un ressort.

Et elle s’élança au cou de Mme Clavière, qui lui avait ouvert ses bras.

– Ma chère mignonne, ma belle chérie, murmurait la marraine en couvrant de baisers le front de sa filleule.

Puis elle la ramena au fauteuil qu’elle venait de quitter et l’obligea à se rasseoir.

Alors elle et Mme Beaugrand s’embrassèrent.

– Ma chère Marie, dit Blanche, c’est une véritable surprise ; nous ne nous attendions guère à vous voir aujourd’hui. Avez-vous vu votre fils avant de venir ?

– Oui. Et c’est parce que je l’ai vu et causé avec lui que je suis ici.

Elle s’était assise à côté d’Henriette. Elle prit une de ses mains, et de sa voix douce et pénétrante :

– André a donc été méchant, bien méchant pour son amie d’enfance ?

– Oh ! non, répondit vivement Henriette, c’est moi qui ai été cruelle pour lui.

– Pourquoi ?

– Je n’ose pas vous le dire, marraine. J’ai fait souffrir André et j’en suis punie ; c’est parce que je l’ai rendu malheureux qu’il a demandé son déplacement.

Elle avait des larmes dans la voix, était prête à pleurer.

– Je ne veux pas que vous pleuriez, dit Mme Clavière d’un ton d’autorité ; gardez vos larmes pour d’autres circonstances.

Voyons, reprit-elle après une pause, parlez-nous franchement, à votre mère et à moi, vous aimez André ?

– Oh ! oui, je l’aime ! Mais il ne m’aime plus, lui !

– Pourquoi pensez-vous cela ?

– Après ce que j’ai fait, il ne peut plus m’aimer.

– Qu’avez-vous donc fait, Henriette ?

– Maman vous le dira. Ah ! ce jour-là j’étais folle ! J’ai bien vu, allez, marraine, que tout ce que je disais déplaisait à André.

– Je ne sais rien de cela ; mais ce que je puis vous dire, ma chérie, oh ! cela, je le sais bien, c’est qu’André vous aime toujours, c’est qu’il vous adore !

Un long soupir s’échappa de la poitrine de la jeune fille.

– Oh ! marraine, fit-elle, laissant aller sa tête sur l’épaule de la Dame en noir.

Mme Beaugrand pleurait silencieusement.

– Henriette, reprit Mme Clavière, entre vous et André il n’y a eu qu’un malentendu : mon fils était retenu par certains scrupules honorables…

– Maman me l’a expliqué.

– Eh bien, maintenant que vous connaissez les causes de cette excessive réserve d’André, vous ne pouvez qu’en être flattée, heureuse.

– Oh ! oui ; mais maman m’a appris autre chose.

– Elle vous a dit qu’André avait une très grande fortune, c’est la vérité. Mais la fortune n’a rien à voir dans les choses du cœur ; et mon fils pense, comme moi, que la richesse ne vaut que par le bien qu’elle permet de faire.

Henriette, vous êtes ma filleule, déjà un peu ma fille ; en vous voyant grandir, je pensais à vous pour André ; depuis des années, dans mon cœur, vous êtes sa fiancée ; vous l’aimez et il vous aime, vous serez l’un à l’autre… oh ! votre bonheur à tous deux est mon plus doux rêve ! Mais pourquoi ne seriez-vous pas heureux ? Est-ce que tout ne semble pas vous sourire ?

La jeune fille, oppressée de joie, ne trouvait pas une parole à dire ; mais elle avait les lèvres collées sur la joue de sa marraine.

Blanche tenait une des mains de son amie et la serrait doucement.

– Henriette, reprit la Dame en noir, si André paraissait tout à coup devant vous, que lui diriez-vous ?

La jeune fille tressaillit.

– Ah ! s’écria-t-elle, je lui demanderais pardon !

Puis, les yeux fixés sur la porte :

– Marraine, fit-elle, est-ce qu’il est venu avec vous ?

– Oui, et il est là.

Élevant la voix, elle appela :

– André ! André !

La porte s’ouvrit, le jeune homme parut.

En deux bonds il fut aux genoux de sa bien-aimée.

Il tenait ses mains, qu’il couvrait de baisers passionnés.

– André, murmura Henriette d’une voix vibrante d’émotion, me pardonnez-vous ?

Il répondit par ces mots :

– Je vous aime, je vous aime, je vous aime !

– Oh ! André, prononça Henriette, comme je suis heureuse !

– La paix est faite, dit joyeusement Mme Clavière ; en signe de réconciliation, mes enfants, embrassez-vous.

Et l’on entendit le bruit du premier baiser d’amour donné et rendu.

M. Beaugrand venait d’apparaître dans l’encadrement de la porte restée ouverte.

– Bien ! dit-il.

Il s’avança et tendit ses deux mains, l’une à la Dame en noir, l’autre à André.

– Je savais bien, fit-il souriant, que la petite scène dont je viens d’être témoin, ne pouvait tarder à avoir lieu. C’était à vous, Marie, qu’il appartenait d’amener ce dénouement.

– J’aurais dû intervenir plus tôt, mon ami.

– Je ne sais pas : l’amour a besoin de subir des épreuves.

– Mon père, dit Henriette d’une voix hésitante, est-ce que M. André ira à Avranches ?

– Mon enfant, répondit M. Beaugrand, c’est André qui a demandé son changement, il faut qu’il se rende à son nouveau poste, car je ne suppose pas qu’il ait l’intention de donner sa démission.

– Et vous avez raison, monsieur, dit vivement le jeune homme ; grâce à vous, je suis entré dans l’administration, je ne déserterai point.

– Bien, André, bien, mon ami !

Et comme un nuage de tristesse se répandait sur les traits de la jeune fille :

– Allons, Henriette, lui dit le député, nous n’avons pas à nous attrister : quand André aura passé quelques mois dans la Manche, nous le ferons revenir dans le Loiret.

La jeune fille adressa à André un regard où éclatait toute sa tendresse.

Mais la chère enfant avait le cœur serré. Elle avait le pressentiment que de nouvelles douleurs l’attendaient, des douleurs plus terribles encore que celles qu’elle connaissait déjà.

Et cependant, pas plus que sa mère et les autres, elle ne soupçonnait qu’un ennemi, caché dans l’ombre, travaillait à détruire son bonheur.

Les dernières paroles de M. Beaugrand avaient été suivies d’un silence.

Il reprit :

– Marie, j’espère que vous et votre fils allez nous rester à dîner ?

– Oui, mon ami, répondit Mme Clavière, André et moi nous acceptons votre invitation.

– Sûr que vous accepteriez, fit le député en souriant, j’ai fait donner l’ordre à votre cocher de dételer ses chevaux et de les mettre à l’écurie.

– Ce sera le repas des fiançailles de nos enfants, dit gaiement Mme Beaugrand.

Henriette n’était plus sous l’impression pénible de tout à l’heure ; sa tristesse avait disparu.

– Je pense bien, fit-elle, qu’il ne me sera pas défendu d’être avec vous ?

– Te sens-tu assez forte pour quitter ta chambre ? demanda M. Beaugrand.

– Mais je ne me ressens plus de rien, je suis guérie.

– S’il en est ainsi, offrez votre bras à Henriette, André, et descendons au salon.

Le député passa sous le sien le bras de Mme Clavière et lui dit tout bas à l’oreille :

– Pour guérir certaines maladies, l’amour est le meilleur de tous les médecins.

FIN DE LA CINQUIÈME PARTIE

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