XXI LE RÉVEIL

La Dame en noir était seule dans son boudoir.

Tout en travaillant à une tapisserie, elle réfléchissait. Toutes ses impressions se reflétaient sur sa physionomie. Elle était triste, bien triste, et de temps à autre un long soupir s’échappait de sa poitrine.

Deux petits coup frappés à la porte la firent tressaillir, et avant qu’elle eût eu le temps de répondre : « Entrez ! » la porte s’ouvrit toute grande et Louise jeta ces mots :

– Madame, c’est M. Beaugrand !

La Dame en noir se dressa tout d’une pièce en poussant une exclamation de joie. Et comme le député entrait dans le salon, elle courut à lui en s’écriant :

– Ah ! mon ami, mon ami !

Elle lui prit les deux mains, et vivement :

– Avant-hier, hier et ce matin j’attendais une lettre de vous ou de Blanche ; mais vous êtes venu ; ah ! cela vaut mieux que tout. Vite, mon ami, donnez-moi des nouvelles de Bresle ; Blanche, Henriette…

– Savez-vous qu’André a écrit ?

– Le malheureux ! il me l’a dit.

– Et vous savez ce qu’il a écrit ?

– Oui, maintenant.

– Ma femme a beaucoup pleuré.

– Ah ! moi aussi, j’ai pleuré ! Mais Henriette ?

– Elle a lu une partie de la lettre ; le coup a été foudroyant.

– Pauvre chère enfant !

– Et depuis lundi elle est en léthargie.

– Mon Dieu !

– Je n’ai plus besoin de vous dire pourquoi je suis ici.

– Vous venez chercher André ?

– Oui. Consentira-t-il à me suivre ?

– S’il le fallait, je lui en donnerais l’ordre. Mais depuis lundi il ne vit plus, le malheureux ! Il est dans une inquiétude mortelle. Comme moi, il attendait une lettre. Vous le verrez tout à l’heure ; venez vous asseoir, mon ami ; il faut, avant tout, que je vous apprenne ce qui s’est passé ici.

– Je le sais.

– Mais c’est impossible !

– Vous allez comprendre : nous avons eu hier, à Bresle, la visite du comte de Rosamont.

– Oh ! alors, je comprends ; c’est lui qui vous a dit…

– Tout ce qu’il savait.

– Même ce qui s’est passé entre lui et moi, entre lui et André ?

– Oui. Il est désespéré !

– Il demandait l’impossible. André, son fils, a été dur pour lui, même cruel.

– Oui. Mais cela ne l’empêche pas de le tenir en très haute estime ; il l’aime, il l’admire, il en est fier !

– Ah ! il est bien puni aujourd’hui !

– Marie, parlez-moi d’André : il est inquiet, m’avez-vous dit ?

– Désolé, au désespoir, mon ami ; oh ! comme il voudrait ne pas l’avoir écrite, cette lettre ! Et tout à l’heure, quand il saura…

– Nous lui cacherons la vérité sur l’état de sa fiancée ; ce sera assez tôt de le prévenir en arrivant à Bresle.

– Oui, oui, vous avez raison. Mais, mon ami, cette léthargie…

– N’inspire aucune inquiétude sérieuse au docteur ; elle a même été, dit-il, heureuse pour Henriette, en la frappant, momentanément, d’insensibilité. Ce qui serait redoutable, à présent, c’est le réveil, c’est le retour à la vie, si André n’était pas là, auprès d’elle.

– Vous le trouverez bien changé ; en quelques jours il a vieilli de plusieurs années ; il se nourrit à peine et toutes ses nuits sont mauvaises ; la nuit dernière, ne pouvant dormir et fatigué par l’insomnie, il s’est levé et a travaillé jusqu’au jour. Vous pensez bien, mon ami, qu’avec un pareil régime, il ne tarderait pas à tomber sérieusement et même dangereusement malade. Je le gronde doucement, mais la tendresse de sa mère est impuissante à calmer son chagrin.

Il est silencieux, sombre et dans un continuel état d’agitation fiévreuse. Quand il est avec moi, le plus léger bruit le fait sursauter, semble l’effrayer. Si je ne le forçais pas à me parler un peu, il resterait auprès de moi des heures entières sans prononcer un mot, absorbé en lui-même.

Que vous dirai-je encore, mon ami ? S’il ne travaillait pas avec plus d’acharnement que jamais, j’arriverais à m’imaginer que toutes ses facultés intellectuelles se sont éteintes. Enfin, vous êtes venu, vous voilà… Qui sait ? Il vous attendait, peut-être.

– Marie, j’ai une question à vous adresser.

– Dites, mon ami.

– Après avoir fait connaître à André votre douloureux passé, lui avez-vous parlé de celui de Blanche, également douloureux ?

– Non ; je ne pouvais pas me donner ce droit.

– Alors, c’est moi qui lui révélerai cet autre secret terrible.

– Est-ce donc nécessaire ?

– Oui. Rien ne doit plus lui être caché. Ce que vient de faire le misérable frère de Blanche, nous dit trop ce qu’il peut faire encore : chez cet être venimeux, jaloux du bonheur des autres, mordre est un besoin ; il faut qu’il fasse couler des larmes, il faut toujours qu’il trouve quelque chose à détruire. Eh bien ! nous devons nous mettre en garde contre le mal qu’il peut faire.

Je n’attendrai pas qu’André reçoive un nouvel écrit anonyme ; il connaît le secret de sa naissance, il connaîtra celui de la naissance d’Henriette ; et si grave qu’elle soit, cette révélation lui sera faite par moi, aujourd’hui même, devant vous.

La Dame en noir baissa la tête, et un long soupir s’échappa de sa poitrine.

André n’avait pas été prévenu de l’arrivée de M. Beaugrand.

Quand, un peu avant l’heure du déjeuner, il sortit de son cabinet de travail et se dirigea vers le petit salon, il ne remarqua point, en passant devant elle, l’air mystérieux de la femme de chambre qui, s’il l’eût interrogée, se serait empressée de lui dire :

– M. Beaugrand est là.

Il éprouva donc comme la surprise d’un coup de théâtre, en entrant dans le salon. Il resta un instant immobile comme pétrifié, ne sachant s’il devait avancer ou reculer.

Mais M. Beaugrand s’était levé et venait à lui, les deux mains tendues.

– Oh ! oh ! oh ! fit-il, d’une voix étranglée.

Il saisit les mains du député, et se courbant comme un coupable qui se croit indigne de pardon, il éclata en sanglots.

– André, André, dit doucement M. Beaugrand, pourquoi, ces larmes ?

– Ah ! mon ami ! laissez-le pleurer ! s’écria la Dame en noir, les larmes vont le soulager ; depuis lundi soir, il a la poitrine gonflée de sanglots.

M. Beaugrand appuya ses mains sur les épaules d’André et, lui mettant un baiser sur le front :

– Pourtant, André, lui dit-il, tu sais bien que je t’aime, que nous t’aimons tous !

Alors, le jeune homme, avec un redoublement de sanglots, jeta ses bras au cou du vieil ami de sa mère :

– Vous m’avez donc une fois encore pardonné ? murmura-t-il. Et Henriette, est-ce qu’elle sait ?

– Oui.

– Mon Dieu, que doit-elle penser ?

– Elle-même te le dira, André ; je viens te chercher.

– Ah ! elle est malade !

– Oui, et comme l’année dernière, ta présence auprès d’elle est nécessaire.

– Ah ! malheureux ! malheureux que je suis ! Mais je suis donc né pour faire souffrir, pour être le bourreau de ceux que j’aime ! L’autre nuit, j’ai eu un horrible cauchemar : j’ai rêvé que toutes les murailles du château de Bresle étaient tendues de noir ; à l’intérieur on n’entendait que des plaintes et des gémissements ; dans la chambre de Mlle de Mégrigny, un grand nombre de cierges étaient allumés ; une main invisible me poussa vers le lit et une voix terrible me cria :

« – Regarde, misérable, regarde, voilà ton ouvrage ! »

Henriette était sur son lit pâle, raide, glacée, morte !

Je poussai un grand cri rauque, déchirant, et je m’enfuis, poursuivi par la voix terrible qui répétait :

« Voilà ton ouvrage ! assassin ! assassin ! »

Et comme s’il eût été encore sous l’impression du cauchemar, son corps tout entier frémissait.

– Vision étrange et presque réelle, se disait M. Beaugrand. André passa la main sur son front, se secoua comme pour se délivrer de l’affreuse impression, puis s’écria :

– Partons, partons tout de suite !

– Nous prendrons le premier train, à trois heures.

– André ne pense pas, dit la Dame en noir, qui voulait faire diversion aux pensées de son fils, il ne pense pas que M. Beaugrand vient d’arriver et qu’avant de se remettre en route, il a besoin de prendre un peu de repos et surtout de déjeuner.

– Tu as raison, chère mère. Ah ! décidément, je ne sais plus où j’ai la tête.

Louise, à ce moment, vint annoncer qu’on pouvait se mettre à table.

On déjeuna. Encouragé par M. Beaugrand, André mangea un peu mieux et avec plus d’appétit que les jours précédents ; peu à peu, il s’animait ; il avait le front moins soucieux ; ses yeux n’avaient déjà plus le même éclat fiévreux ; il était moins morose ; on voyait que l’apaisement se faisait en lui, la présence de M. Beaugrand exerçait son influence réparatrice.

– On rentra dans le petit salon où Louise avait servi le café et les liqueurs.

– Monsieur, dit André, ma mère vous a dit comment j’ai appris que je n’étais pas le fils d’André Clavière ?

– Ton excellente mère, mon ami, répondit le député, n’a pas eu à me faire ce pénible récit. Nous avons eu à Bresle la visite du comte de Rosamont, et c’est lui qui nous a instruit de tout ce qui s’est passé à Avranches.

– Ah !

– M. de Rosamont craignait quelque coup de tête de ta part, et ignorant que tu eusses déjà écrit cette lettre, où tu déclares ne plus pouvoir épouser Henriette, il venait me demander d’agir immédiatement dans ton intérêt et celui de ta fiancée, c’est-à-dire de te défendre contre toi-même et de ne pas permettre à une manœuvre odieuse d’avoir le résultat que son auteur espérait.

Maintenant, mon cher André, reprit M. Beaugrand après un silence, j’ai une question à t’adresser.

– Dites, monsieur.

– André, tu renonçais à Henriette ; par un sentiment de délicatesse qui t’honore, tu faisais le sacrifice de ton amour, de ton bonheur, et cela parce qu’un terrible secret venait de t’être révélé, et sans même te demander si Mme Beaugrand et moi verrions dans cette nouvelle situation un empêchement à un mariage que nous voulons tous.

Mais, voyons, si tu apprenais tout à coup, par une autre lettre anonyme ou de toute autre manière, qu’Henriette n’est pas la fille de M. de Mégrigny, est-ce qu’elle deviendrait indigne de toi ?

– Indigne de moi, Henriette, jamais ! jamais !

– Assurément, n’est-ce pas ? rien ne peut lui enlever une seule de ses qualités ? Mais, enfin, si l’on venait te dire, en t’en fournissant les preuves, qu’elle n’est pas la fille de Ludovic de Mégrigny, verrais-tu à cela un obstacle à votre union ?

– Monsieur, répondit tristement le jeune homme, je regrette ce que j’ai fait ; pourquoi me dites-vous cela ?

– Je t’adresse une question, André, et je te prie d’y répondre.

– Eh bien ! je réponds : aucun obstacle, de quelque nature qu’il soit, ne peut plus se dresser entre Henriette et moi !

– Même si elle n’était pas la fille de M. de Mégrigny ?

Le sous-préfet jeta un regard sur sa mère et s’écria :

– Même si elle était de père et mère inconnus !

– Eh bien ! André, mon ami, écoute : il existe aussi un secret douloureux et terrible dans le passé de Mme Beaugrand ; ce secret, tu ne dois plus l’ignorer : André, Henriette n’est pas la fille de M. de Mégrigny.

– Est-ce possible ?

– Elle est la fille de M. Henri de Bierle.

– Mon Dieu !

– Tu vas connaître les malheurs de Blanche de Simiane ; alors tu sauras mieux encore ce qu’est son misérable frère, cet homme sinistre qui s’appelle le baron de Simiane. Hélas ! il est peu de familles qui n’aient leurs douleurs cachées, leur horrible plaie ; la nôtre, André, c’est l’infâme de Simiane. Je puis parler devant Mme Clavière ; elle connaît depuis longtemps ce secret que je vais te révéler.

Alors, aussi brièvement que possible, M. Beaugrand raconta comment Blanche, qui aimait Henri de Bierle, et en était ardemment aimée, avait consenti à épouser Ludovic de Mégrigny afin, croyait-elle, de sauver son frère qui la menaçait de se tuer sous ses yeux.

– Déjà à cette époque, continua M. Beaugrand, le baron était ruiné, traqué par ses créanciers, à bout de ressources. Ludovic de Mégrigny, un malade, dont toutes les facultés étaient singulièrement affaiblies ou éteintes, se trouvait dans l’impossibilité de gérer lui-même une très grande fortune que venait de lui laisser, en mourant, une tante d’Amérique.

Or, le baron convoitait cette fortune dont il cherchait à s’emparer par tous les moyens. Après avoir forcé sa sœur à épouser de Mégrigny et s’être fait donner plein pouvoir par son beau-frère, il s’était mis à tripoter avec les millions venus d’Amérique, absolument comme s’ils eussent été les siens.

De l’avis des médecins, de Mégrigny, dont l’état de faiblesse physique et morale ne faisait qu’augmenter, était incapable d’avoir un enfant. Cela gênait fort les combinaisons du baron ; en effet, si de Mégrigny mourait sans enfant, sa fortune allait à des petits-cousins et, malheureusement, la santé débile du mari de Blanche n’annonçait que trop sa fin prochaine.

Il fallait donc, n’importe à quel prix, garder les millions, et le baron décida que, à moins qu’il n’y eût impossibilité absolue, Blanche aurait un enfant.

M. Beaugrand poursuivit son récit en racontant comment, une nuit, Henri de Bierle avait été introduit dans la chambre de Blanche par une domestique complice du baron.

Après avoir donné les explications qui atténuaient la faute commise par les deux amants, M. Beaugrand ajouta :

– Voilà, André, le secret de la naissance d’Henriette, qui est née quelques mois après la mort de M. de Mégrigny.

M. Beaugrand ne crut pas devoir dire que les jours du malheureux mari de Blanche paraissant vouloir se prolonger, le baron en avait hâté la fin en se servant d’un poison répandu sur des fleurs que sa complice plaçait, la nuit, dans la chambre du malade.

Il termina en expliquant comment le baron de Simiane, investi d’un nouveau pouvoir qu’il avait arraché à sa sœur, tutrice de la petite Henriette, avait continué à se livrer à des tripotages d’argent, tant et si bien que l’immense fortune de Ludovic de Mégrigny s’était trouvée engloutie dans de désastreuses opérations de bourse, sauf un million que la veuve avait pu sauver du naufrage.

Les dernières paroles de M. Beaugrand furent suivies d’un assez long silence.

La Dame en noir, émue au souvenir des souffrances de son amie, encore plus cruelles que les siennes propres, laissait couler silencieusement ses larmes :

Le jeune homme, très pâle, la tête inclinée, semblait être sous l’impression d’un affreux cauchemar.

– André, reprit gravement M. Beaugrand, vous avez entendu, vous savez… Maintenant, qu’avez-vous à me dire ?

Le sous-préfet se dressa debout, et regardant le député avec ses grands yeux clairs :

– Monsieur, répondit-il, c’est un secret de famille que vous venez de confier à ma loyauté, à mon honneur, il restera enseveli au plus profond de mon cœur. Celui qui m’a été révélé, me concernant, n’a altéré en rien mon affection ni mon respect pour ma mère ; maintenant comme avant, monsieur, Mme Beaugrand a droit à tout mon respect, et il me semble que ses souffrances et son martyre rendent plus vive encore mon affection pour elle. Ah ! c’est un redoublement de tendresse de ceux qu’elles aiment qui fera oublier complètement à Mme Beaugrand et à ma mère tout ce qu’elles ont souffert !

M. Beaugrand prit la main du jeune homme, et la serrant doucement :

– Bien, très bien, mon ami, dit-il. Maintenant nous pouvons partir.

– Ah ! il me tarde de tomber aux genoux de ma bien-aimée Henriette et de la supplier de me pardonner.

Un quart d’heure plus tard, M. Beaugrand, et André montaient dans une voiture, qu’on était allé chercher, et qui les conduisit à la gare.

Il pouvait être onze heures du soir lorsqu’ils arrivèrent à Bresle.

M. Beaugrand avait appris à André dans quel état se trouvait Henriette, par suite de l’effet foudroyant produit par sa lettre. Mais, avait-il ajouté, le docteur attend tout de votre présence dans la chambre de notre malade, au moment de son réveil.

Prévenue, Mme Beaugrand vint recevoir les deux voyageurs.

– Méchant enfant dit-elle tout bas à l’oreille d’André en l’embrassant.

M. Beaugrand demandait des nouvelles de la jeune fille.

– Le docteur est venu ce soir, répondit Blanche, il est resté plus d’une heure près de ma fille ; il a été satisfait quand je lui ai dit que vous arriveriez certainement dans la nuit.

« – C’est bien, m’a-t-il répondu, demain je serai ici à neuf heures, et nous aiderons notre malade à se réveiller. »

« À présent, André, voulez-vous voir votre fiancée ?

Du regard le jeune homme consulta M. Beaugrand.

– Viens, mon ami, dit le député, suivons Mme Beaugrand.

Tous trois entrèrent silencieusement dans la chambre où se trouvaient, veillant, Charlotte et Julie.

Lentement, le jeune homme s’approcha du lit, contempla un instant la belle figure rigide et blanche de la malade, puis très pâle, secoué par un tremblement convulsif, il se recula.

– Et voilà, voilà ce que j’ai fait ! prononça-t-il d’une voix étranglée.

Aussitôt il tressaillit et promenant autour de lui ses yeux hagards :

– Ah ! mon rêve, mon épouvantable rêve ! s’écria-t-il, en chancelant comme pris de vertige.

– Moins le corps sans vie et les cierges, répondit M. Beaugrand, en lui saisissant le bras.

– Oh ! oh ! oh ! fit le malheureux, ne pouvant plus retenir ses sanglots.

– Tu ne peux pas rester ici, viens, lui dit le député.

Et il l’entraîna.

Le lendemain matin, ainsi qu’il l’avait annoncé, le docteur arriva au château à neuf heures.

Tout d’abord il donna ses ordres au sujet d’une petite mise en scène qu’il avait imaginée, et qui devait suivre immédiatement le réveil de la jeune fille.

Dans la chambre de celle-ci se trouvaient Mme Beaugrand, Charlotte et Julie, toutes trois assises. M. Beaugrand et André ne devaient venir que plus tard.

Le docteur fit avaler à la malade, de cinq en cinq minutes, quelques gouttes d’une liqueur noire contenue dans un flacon de cristal ; l’effet bienfaisant du liquide se produisit peu à peu. Les joues s’estompèrent de rose, ce qui indiquait que la circulation du sang se rétablissait ; de même, une respiration douce et régulière disait que les poumons reprenaient leur fonctionnement ; quoique faiblement encore, le cœur se remettait à battre et, en même temps, la chaleur revenait au corps.

Une bonne heure s’était écoulée ; mais, bientôt, le mouvement des paupières et des lèvres et un gonflement des narines annoncèrent l’approche du réveil.

Alors, le docteur fit un signe à Mme Beaugrand, qui vint se placer au chevet de sa fille. Quelques minutes s’écoulèrent encore. Soudain, Henriette poussa un long soupir ; ses paupières s’ouvrirent, puis retombèrent aussitôt sur les yeux, comme si ceux-ci n’eussent pu supporter la lumière du jour.

Le docteur s’était vivement approché de la porte en faisant : Hum ! Aussitôt la porte s’ouvrit toute grande et la femme de chambre annonça d’une voix claire et forte :

– Monsieur André Clavière.

Henriette eut un tressaillement. Elle avait maintenant les yeux grands ouverts. Comme étonnée, elle laissa échapper un petit cri à la vue de son père et d’André qui, la main dans la main, s’approchaient de son lit le sourire sur les lèvres.

– Henriette, ma bien-aimée Henriette ! dit le jeune homme.

– André, c’est lui, c’est André ! prononça-t-elle d’une voix faible et hésitante.

Sa mère l’aida à se soulever ; elle sortit ses bras du lit et les jeta sur les épaules du jeune homme penché sur elle, et qui mit un baiser brûlant d’amour sur son front encore glacé.

Il y eut un moment de silence. Ils se regardaient comme en extase. Puis tout à coup :

– Mais que m’est-il donc arrivé ? Pourquoi suis-je dans mon lit ? s’écria-t-elle.

Le docteur s’approcha.

– Mademoiselle Henriette, dit-il, vous avez été prise d’un malaise subit, on m’a appelé et, vous voyez, ce n’était rien, vous voilà remise.

Elle appuya sa main sur son front et, presque aussitôt :

– Ah ! la lettre ! la lettre !

– Il n’y a pas de lettre, ma chérie, dit vivement Mme Beaugrand, tu as fait un rêve.

– Un rêve ! un rêve ! murmura la jeune fille, comme se parlant à elle-même. Mais non, mais non, je me souviens…

Il y eut une seconde de cruelle anxiété.

– Henriette, ma chère et bien-aimée Henriette, dit André, il ne faut pas vous souvenir ; oubliez, au contraire, ce que j’ai eu le malheur d’écrire dans un moment d’égarement, de folie ; oh ! oui, oubliez, oubliez et accordez-moi le pardon que je vous demande à genoux.

Tout en parlant, il s’était agenouillé.

Il saisit les mains de la jeune fille et les couvrit de baisers.

– J’oublie, André, je veux oublier et je vous pardonne, lui dit-elle ; mais vous m’avez fait bien du mal… Est-ce donc parce que vous me faites souffrir que je vous aime tant ?

– Henriette, s’écria le jeune homme prêt à sangloter, vous n’aurez plus jamais de larmes à verser ! Ah ! pour le pardon que vous venez de m’accorder, je n’aurai pas assez de toute ma vie consacrée uniquement à vous rendre heureuse !

– Allons, tout va bien, dit gaiement le docteur, et demain, je l’espère, Mlle Henriette pourra se lever et faire, au bras de son fiancé, une petite promenade dans le jardin.

La tête de la jeune fille retomba sur l’oreiller et ses yeux se fermèrent.

André se releva. Comme les autres, du regard il interrogea anxieusement le docteur.

– Ne vous effrayez pas, dit celui-ci, il y a une grande faiblesse, épuisement des forces physiques, il fallait s’y attendre ; mais il y a d’inépuisables ressources dans la jeunesse : sa riche nature aidant, Mlle Henriette recouvrera ses forces comme par enchantement.

– N’avez-vous aucune inquiétude, docteur ?

– Aucune, tout danger a disparu.

À ces paroles rassurantes, l’anxiété disparut.

Le docteur écrivit son ordonnance et donna ses instructions à Julie Verrier, lui expliquant bien tout ce qu’elle aurait à faire. C’était la Chiffonne qui avait absolument voulu qu’on lui confiât la mission de soigner Henriette.

Avant de se retirer, le docteur prit le bras d’André, et l’entraînant dans un coin de la chambre :

– Monsieur Clavière, lui dit-il, je n’ai pas à vous le cacher, vous avez failli tuer Mlle de Mégrigny. Enfin, le mal que vous avez fait, vous l’avez réparé ; c’est bien. Mais je vous le dis, monsieur, ne recommencez plus.

Le soir, la jeune fille se trouvait déjà beaucoup mieux. Ainsi que l’avait annoncé le docteur, les forces lui revenaient rapidement.

Il fut décidé, – et les domestiques reçurent des ordres en conséquence, – que toute lettre ou écrit quelconque, qui arriverait au château, adressé à Mlle de Mégrigny, serait immédiatement remis à Mme Beaugrand qui, après lecture, le transmettrait ou non à sa fille.

On se mettait en garde contre une nouvelle révélation du misérable baron de Simiane.

De plus, si un pli cacheté ou non était remis à Henriette, directement, par n’importe quelle personne, la jeune fille la remettrait à sa mère, sans en avoir pris connaissance.

On ne pouvait pas prendre trop de précautions.

En outre, il fut convenu que, jusqu’à nouvel ordre, André s’abstiendrait de venir à Bresle, afin de faire croire à de Simiane qu’il avait obtenu le résultat qu’il voulait atteindre par son action infâme, c’est-à-dire que le mariage d’André Clavière et de Mlle de Mégrigny était rompu.

FIN DE LA SIXIÈME PARTIE

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