XX CONSEIL À TROIS

Le comte de Rosamont attendait debout au milieu du salon, son chapeau à la main.

Au bruit que fit la porte en s’ouvrant ; il se retourna et s’inclina devant le député, qui lui rendit son salut.

– Monsieur le comte, dit M. Beaugrand, en indiquant un fauteuil, veuillez vous asseoir.

Les deux hommes s’assirent en face l’un de l’autre.

– Monsieur le comte, reprit le député, nous sommes descendus du train en même temps.

– En effet, monsieur.

– Si j’eusse eu l’honneur de vous connaître et d’être connu de vous, je vous aurais parlé ; vous m’auriez appris que vous veniez me faire une visite et je me serais fait un plaisir de vous offrir une place dans ma voiture.

– Quand j’ai appris par le cocher qui m’a amené que vous étiez M. Beaugrand, votre voiture était déjà loin. On se connaît de nom beaucoup, et quand on se rencontre pour la première fois, on est inconnu l’un à l’autre.

– Cela arrive fort souvent.

– Il y a longtemps, fort longtemps, monsieur le député, que le nom du comte de Rosamont vous est connu.

– Tous ceux qui s’intéressent aux choses de leur pays, n’ignorent pas les services que M. le comte de Rosamont a rendus à la France.

– Sans doute, monsieur, l’ancien diplomate est connu ; mais vous me connaissiez déjà avant que j’eusse rendu à mon pays un seul de ces services dont vous venez de parler. Je sais, mais depuis quelques jours seulement, qu’une faute de ma jeunesse, une faute grave, vous est connue.

– Pardon, monsieur le comte ; mais… pourquoi me dites-vous cela ?

– Pourquoi ? répondit M. de Rosamont avec des larmes dans la voix, parce que vous êtes le plus ancien et le meilleur ami de Mme Clavière, parce que vous aimez André… mon fils, et que c’est pour elle et pour lui que je viens vous trouver.

– Monsieur le comte, qu’avez-vous donc à me dire ?

– Hier matin j’étais encore à Avranches…

– Ah ! fit M. Beaugrand, qui ne put s’empêcher de tressaillir.

– Monsieur, reprit le comte d’un ton douloureux, j’ai laissé Mme Clavière dans les larmes et André dans un sombre désespoir. Que va faire le malheureux enfant ? Je n’ose pas me demander ce que peut lui conseiller sa douleur effrayante. Il est capable de se laisser aller à quelque coup de tête, qui pourrait frapper cruellement Mlle de Mégrigny.

– Hélas ! monsieur le comte, ce que vous redoutiez est arrivé. Vous venez d’entrer dans une maison où tout le monde est dans la consternation.

– Oh !

– Une lettre d’André est arrivée ici lundi matin, en mon absence.

– Ainsi, le malheureux a écrit sans prévenir sa mère ! Mais que dit-il ?

– Il dit, sans donner aucune explication, qu’il ne peut plus épouser Mlle de Mégrigny.

– L’insensé ! Et il l’aime ! il l’adore !

– Comme vous le craigniez, monsieur le comte, Mlle de Mégrigny a été frappée au cœur cruellement ; il s’est fait en elle une telle révolution que la malheureuse enfant est tombée en léthargie.

– Oh ! c’est affreux !

– Permettez-moi, monsieur le comte, de faire venir Mme Beaugrand.

– Oui, oui, nous pouvons avoir besoin de ses conseils.

M. Beaugrand sonna.

Et au domestique qui se présenta :

– Allez prévenir madame, dit-il, qu’elle est attendue au salon.

Les deux hommes attendirent, debout et silencieux.

Mme Beaugrand ne tarda pas à paraître.

Elle avait les yeux rouges, battus par la fièvre, et l’on voyait sur ses joues pâles la trace de larmes mal essuyées.

M. de Rosamont s’inclina respectueusement devant elle et lui dit :

– Peut-être, madame, vous souvenez-vous de m’avoir vu autrefois chez Mme la baronne de Simiane, votre mère ; alors, vous n’étiez encore qu’une enfant…

– Je me souviens, monsieur.

– Mais ce n’est pas en ce moment que je puis vous parler du passé.

– Blanche, dit M. Beaugrand, M. le comte de Rosamont arrive d’Avranches ; il a vu Mme Clavière et son fils ; comme nous, ici, tous deux sont dans la douleur et les larmes.

– Et cependant, madame, Mme Clavière ne doit pas avoir encore connaissance de la lettre écrite par son fils.

– Blanche, fais lire cette lettre à M. le comte.

Mme Beaugrand présenta la lettre à M. de Rosamont, qui la prit et la lut en tremblant.

– Oh ! l’insensé ! l’insensé ! murmura-t-il.

Rendant la lettre à Mme Beaugrand, il reprit à haute voix :

– Je sais, madame, tout le mal qu’a fait cette lettre ; André ne l’aurait certainement pas écrite s’il avait consulté sa mère. Ah ! en ce moment, sans doute, il regrette amèrement d’avoir obéi à un sentiment exagéré de délicatesse et d’honneur.

Il avait l’esprit troublé, surexcité, il ne s’est pas donné le temps de réfléchir… Il venait d’apprendre une chose terrible…

Madame, reprit-il après une pause et avec animation, votre frère, le baron de Simiane, est un misérable !

– Hélas ! soupira Mme Beaugrand.

– C’est lui qui frappe du même coup vous, Mlle de Mégrigny, Mme Clavière et son fils !

– Vous en êtes sûr, bien sûr, monsieur le comte ? fit le député.

– J’ai vu un homme, portant le costume des paysans normands, remettre à André un pli cacheté : c’était le papier révélateur. Dans cet homme déguisé, j’ai reconnu Raoul de Simiane !

– Mais le papier remis ainsi, mystérieusement, quelle révélation contenait-il ?

– Il apprenait au jeune sous-préfet qu’il n’était pas le fils d’André Clavière, le mari de sa mère.

– Oh !

– Il lui apprenait qu’il était le fils d’un amant que Marie Sorel avait eu avant son mariage.

– Infamie ! exclama le député.

Il saisit la main de sa femme, la serra doucement et eut un regard, qui semblait dire :

– Tu vois, tu t’étais trompée !

– Mais, reprit le comte, quel mobile a pu faire agir ainsi de Simiane, lâchement ? Je me le demande vainement ; car, enfin, je ne vois pas quel intérêt il peut avoir à troubler la quiétude, le bonheur de deux enfants qui s’aiment.

– Il se venge ! s’écria Mme Beaugrand.

– De qui ?

– De moi, de sa sœur ! Ne pouvant pas ou plutôt craignant de s’attaquer directement à la femme du député Beaugrand, c’est dans ma fille, dans mon enfant qu’il me frappe !

– Que lui avez-vous donc fait, madame ?

– Oh ! depuis longtemps, peut-être depuis le jour de ma naissance il me hait ; dans ces derniers temps, à une chose qu’il réclamait de moi, j’ai opposé un refus absolu. Je ne pouvais pas, ni par peur ni par lâche complaisance, faire une chose qui me répugnait. Et cependant, il n’y avait rien en cela qui pût éveiller les susceptibilités de ma conscience. Mais il suffit que de Simiane s’intéresse à une chose pour qu’elle m’apparaisse tout de suite sous un mauvais jour. Je connais si bien mon frère !

Ce qu’il est venu me demander, monsieur le comte, mon mari ne le sait pas encore ; je vais vous le dire à tous deux.

Ma fille a pour amie très intime Mlle Claire Dubessy, qui habite son château de Grisolles, près Poitiers. Cette jeune fille est orpheline depuis son jeune âge ; elle a été élevée dans le même pensionnat que ma fille et, à cette époque, elle m’a un peu considérée comme sa mère ; elle a toujours pour moi, comme pour Henriette, une très grande affection, et quand l’occasion s’en présente, c’est encore à moi, plutôt qu’à son vieux tuteur, qui cependant vit près d’elle, qu’elle demande un conseil.

Claire Dubessy, est immensément riche et de plus merveilleusement belle. Comme bien vous pensez ; elle est entourée de prétendants, qui se disputent ses regards, ses sourires. C’est un véritable tournoi, dont elle est la première à s’amuser, comme elle le dit dans ses lettres, et elle ne se presse pas de tendre la main à un des champions pour le déclarer vainqueur…

Elle n’est pas pressée de se marier, dit-elle ; elle veut aimer et être sincèrement aimée. Ceci indique que, jusqu’à présent, aucun des prétendants à sa main n’a encore su trouver le chemin de son cœur…

Or, parmi les jeunes gens qui font très assidûment leur cour à Mlle Dubessy, il en est un qui se nomme Alfred de Linois et qui serait le fils unique d’un certain, comte de Linois.

– Ah ! de Linois ! fit M. de Rosamont ; j’ai connu autrefois un comte de Linois.

– Eh bien ! c’est à M. Alfred de Linois, à ce prétendant à la main de Mlle Dubessy, que s’intéresse le baron de Simiane.

– Mauvaise recommandation, dit le comte.

– Il y a là, selon toute apparence, quelque chose de louche, ajouta M. Beaugrand.

– Sachant dans quelle intimité nous sommes, ma fille et moi, avec Mlle Dubessy, reprit Blanche, le baron est venu me demander de m’intéresser à M. Alfred de Linois, dont le père, prétend-il, lui a rendu de très grand services ; il semblait vouloir exiger que ma fille et moi prissions les intérêts de M. de Linois ; il était convaincu que si nous plaidions chaudement la cause du jeune homme auprès de Mlle Dubessy, nous aurions raison de ses hésitations et la déciderions à épouser M. Alfred de Linois.

Voilà ce que j’ai refusé de faire ; est-ce que je pouvais, moi, jouer un pareil rôle ?

– D’autant moins, madame, répondit le comte, que vous ne connaissez pas le jeune homme. Et puis, si la jeune fille aimait M. Alfred de Linois, aucune intervention ne serait nécessaire.

– C’est ce que j’ai fait observer à mon frère.

– Et comme tout porte à croire que Mlle Dubessy n’aime pas plus M. de Linois que tel ou tel de ses autres soupirants, plaider sa cause serait également inutile.

– En te demandant cela, Blanche, ton frère était fou, dit M. Beaugrand.

– J’ai vu autre chose dans sa démarche, mon ami ; j’ai pensé que pour avoir tant à cœur ce mariage, il fallait qu’il eût un profit à en tirer.

– Alors, tu supposes…

– Je ne crois pas plus à la reconnaissance de mon frère qu’à son désintéressement. Je ne connais pas ces de Linois ; mais rien ne m’ôtera de l’idée, mon frère étant leur allié, que c’est à la grande fortune de Claire Dubessy qu’ils en veulent uniquement, et que le mariage qu’ils rêvent n’est pas autre chose pour eux qu’un moyen.

– Je pense absolument comme madame, appuya M. de Rosamont.

– Il y aurait donc un complot ?

– On peut tout admettre. Le baron de Simiane est un grand misérable ! Tu le sais, Philippe, et peut-être le savez-vous aussi, monsieur le comte, il est capable de toutes les infamies. C’est l’homme du mal ! Il marche, rien ne l’arrête ; autrefois, il n’a pas reculé devant le crime. Partout où il passe, surgissent les catastrophes ; pareil à un fléau épidémique, il laisse derrière lui des douleurs, des larmes, du sang !

– Blanche, as-tu prévenu Mlle Dubessy ?

– Non.

– Pourquoi ? Pourtant, il me semble…

– Que pouvais-je lui dire ? Quand j’avais refusé de jouer un rôle qui me répugnait, allais-je en prendre un autre également répugnant ? Celui de dénonciatrice ? Je ne connais pas Mme de Linois ni son fils, dont Claire parle quelquefois dans ses lettres ; est-ce que je pouvais, sans preuve, sur de simples soupçons, porter une accusation contre ce jeune homme et sa mère, peut-être innocents ? D’un autre côté, pouvais-je me résoudre à troubler la tranquillité, le repos de Claire, en faisant naître en elle des craintes qui, après tout, peuvent n’être que chimériques ?

D’ailleurs, je connais Claire Dubessy : elle n’est pas d’une nature à se laisser tromper, elle n’est pas de ces jeunes filles dont on fait des dupes : sa richesse l’a rendue soupçonneuse et défiante à l’égard des hommes ; sa défiance, appuyée par un jugement sûr et la faculté d’observer, qu’elle possède à un haut degré, sa défiance, dis-je, est son égide, un solide bouclier.

Malgré sa jeunesse, Claire Dubessy a déjà donné plus d’une preuve de sa sagesse, de sa prudence, de son bon sens ; elle a trop de perspicacité et de finesse pour se laisser prendre dans un piège qui lui serait tendu.

Mais, ajouta Mme Beaugrand avec animation, si je pensais que Claire fût sérieusement menacée, avec ton autorisation, Philippe, je n’hésiterais pas à aller m’installer auprès d’elle avec ma fille ! Mais rien, absolument rien dans ses lettres n’indique qu’elle puisse courir un danger.

– Je me sens rassuré, répondit M. Beaugrand ; toutefois, il serait bon de savoir, exactement, quel rôle joue le baron de Simiane dans l’entourage de Mlle Dubessy.

– Oui, se dit M. de Rosamont, voilà ce qu’il faut savoir.

S’adressant à Mme Beaugrand, il reprit à haute voix :

– Pour l’instant, madame, c’est à Mlle de Mégrigny seule que vous devez penser, et à son bonheur plus sérieusement menacé, en ce moment, que celui de son amie.

– Ah ! vous avez raison, monsieur le comte.

– Penser au bonheur de Mlle de Mégrigny, c’est songer en même temps à celui de son fiancé.

– Ah ! le malheureux !

– Il faut lui pardonner, madame.

– Si vous saviez ce que ma pauvre enfant a déjà souffert pour lui !

– Plus ils l’auront payé cher, mieux ils connaîtront le prix de leur honneur.

Blanche secoua douloureusement la tête.

– Vous le savez mieux que personne, madame, vous qui avez beaucoup souffert, c’est dans les cruelles épreuves de la vie que se trempent les âmes qui deviennent vaillantes.

Un orage, qui s’est formé à Avranches, où a éclaté un premier coup de foudre, est venu jusqu’ici, et dans ce château, un second et formidable coup de tonnerre a jeté l’épouvante. De ces terribles coups de foudre, madame, il ne doit pas même rester le souvenir.

– Je le voudrais, monsieur le comte, mais…

– Quand l’orage s’est éloigné, le soleil reparaît. Il faut considérer cette lettre fatale comme n’ayant pas été écrite.

– Ma fille, ma pauvre fille l’a lue, monsieur.

– Oui, madame ; mais tout de suite, sous la commotion, m’a dit M. Beaugrand, elle est tombée en léthargie.

– Hélas !

– Que dit le médecin ?

– Oh ! tout ce qu’il peut dire pour rassurer une mère désolée : les jours de mon enfant ne sont pas en danger… Mais dans deux jours elle sortira de son étrange sommeil et alors…

– Elle croira avoir fait un rêve.

– C’est aussi ce que m’a dit le docteur, mais… Oui, je réussirai peut-être à la tromper, d’abord, mais après ?

– Il ne faut pas que votre fille soit trompée, madame ; c’est une chose réelle, heureuse qui doit l’attendre à son réveil : une nouvelle lettre d’André Clavière repentant et implorant son pardon ? Non. Ce ne serait pas assez. C’est lui-même qui doit être au chevet de Mlle de Mégrigny à son réveil ; c’est sur lui que doit s’arrêter le premier regard de la malade !

– On peut lui écrire ou mieux encore lui envoyer une dépêche ; mais viendra-t-il ?

– Et pourquoi ne viendrait-il pas ? En ce moment, madame, malheureux et même effrayé de ce qu’il a fait, ignorant d’ailleurs le terrible effet produit par sa lettre, il peut craindre votre colère et celle de M. Beaugrand, craindre surtout qu’une démarche qu’il tenterait ne fût mal accueillie. En effet, il peut croire qu’il n’a plus le droit de revenir sur une résolution qu’il a prise librement.

Quand il a écrit cette lettre, obéissant à un sentiment qui lui fait honneur, il ignorait que vous connussiez le secret de sa naissance ; quand sa mère lui a appris que rien de son passé ne vous était inconnu, sa lettre était partie, elle était déjà ici. Alors sa douleur fut affreuse et il regretta amèrement d’avoir agi si précipitamment et sans avoir consulté sa mère.

En réalité, que voulait-il ? Que le voile qui couvre le passé de Marie Sorel ne fût pas déchiré. Et pour que ce passé restât caché, même pour vous, il faisait stoïquement, pour la tranquillité de sa mère, croyait-il, le sacrifice de son bonheur.

– Nous connaissons André, monsieur le comte, dit le député, nous le connaissons bien.

– Aussi n’ai-je pas à plaider sa cause devant vous.

– C’est un sang généreux et pur qui coule dans les veines d’André ; il est brave, loyal, chevaleresque ; c’est l’homme de tous les dévouements, il semble qu’il soit né pour les grandes et belles actions.

– Philippe, allons-nous lui envoyer une dépêche ? demanda Mme Beaugrand.

– Non, j’irai moi-même le chercher.

– Bien, approuva le comte.

– Demain, avant midi, je serai à Avranches.

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