II MENACES

IL y eut quelques instants de silence.

De Simiane, visiblement mécontent, avait l’air de ruminer quelque chose.

Blanche, inquiète, cherchait à lire sur la physionomie de son frère ce qui se passait dans son âme.

– Ainsi, reprit le baron avec une certaine aigreur, vous me refusez le service que je vous demande ?

– Si c’est ainsi que vous interprétez ce que je viens de vous dire, je réponds oui.

De Simiane se mordit les lèvres.

– Blanche, dit-il, vos paroles ne m’ont nullement convaincu. Je vous le répète, Mlle Dubessy est hésitante, et je suis certain que si vous usiez de l’autorité que vous avez prise sur elle, sa décision ne se ferait pas attendre.

– Vous vous trompez absolument, monsieur le baron ; je vous répète à mon tour que cette jeune fille a le caractère le plus fier, le plus indépendant que je connaisse, et que ni moi ni personne n’a d’autorité sur elle.

– Bref, cela signifie que vous ne voulez pas m’aider à rendre service à un ami, à lui donner une preuve de ma reconnaissance ?

– Je vous ai dit sur ce sujet tout ce que j’avais à vous dire ; je n’ai pas à me mêler d’une affaire qui ne me regarde point.

Le baron blêmit et il eut un frémissement des lèvres et des narines qui fit tressaillir la jeune femme.

– Blanche, dit-il nerveusement, et si j’exigeais que vous fissiez ce que je vous demande ?

Mme Beaugrand se redressa, froide, hautaine.

– Exiger ! s’écria-t-elle ; vous n’avez rien à exiger de moi, monsieur le baron.

– Vous oubliez que j’ai à ma disposition certains moyens de vous faire agir.

– Quoi ! vous auriez la prétention de contraindre ma volonté ?

– Pourquoi pas ?

– Vous me menacez !

– Blanche, faites ce que je vous demande.

– Jamais, monsieur, jamais ! s’écria-t-elle.

Un sombre éclair sillonna le regard du baron.

– Ah ! prenez garde ! fit-il.

– À quoi, s’il vous plaît ? riposta-t-elle fièrement.

– Hé ! mais aux choses désagréables qui peuvent vous arriver.

Il ajouta avec un mauvais sourire :

– Il y a beaucoup à prendre dans l’histoire de vos deux premiers mariages.

Mme Beaugrand bondit sur ses jambes et, les yeux pleins de flammes :

– Si vous avez vieilli, exclama-t-elle, si physiquement vous êtes changé, moralement vous êtes toujours le même homme, le même misérable, sans âme et sans cœur !… Oui, il y a de terribles choses dans l’histoire de mes deux premiers mariages : M. de Mégrigny empoisonné par vous ! La fortune de M. de Mégrigny volée par vous ! Le lâche enlèvement de mon enfant ! Et ce qui est plus lâche, plus abominable encore, la tentative d’assassinat commise sur la personne de M. de Bierle par un scélérat payé par vous ! M. de Bierle n’a pu être guéri complètement, il est mort du coup de couteau de Joseph Gallot, votre complice, comme vous un misérable, un infâme !

Baron de Simiane, est-ce que vous avez oublié tout cela ? Sachez donc qu’il existe encore des personnes qui peuvent dire : Le baron de Simiane est un voleur d’enfant ! Le baron de Simiane a dilapidé, volé une fortune qui n’était pas la sienne ! Le baron de Simiane est un assassin !

Celui qui avait été le beau Raoul, le brillant viveur de Paris, était d’une pâleur livide.

– Allons donc ! répliqua-t-il d’une voix éraillée, vous êtes folle ! De quoi me parlez-vous ? De crimes qui n’existent et n’ont jamais existé que dans votre imagination. Tout cela est faux, je le nie, entendez-vous ? Et quand cela serait, je n’ai rien à redouter de vous et vous avez tout à craindre de moi !… Encore une fois, madame, prenez garde !

– Et c’est ici, chez moi, que vous avez l’audace de me menacer ! Lâche ! Misérable !

Vous croyiez peut-être retrouver devant vous cette sœur naïve, sans force, dont, autrefois, vous avez si facilement fait votre victime ; je ne suis plus cette Blanche dont vous avez pu faire votre jouet.

Je suis Mme Philippe Beaugrand, ajouta-t-elle d’une voix éclatante, et Mme Philippe Beaugrand ne craint pas le baron de Simiane, elle ne le craint pas !

– Je ferai tomber votre orgueil, je vous forcerai à me demander grâce ! prononça-t-il dans un grincement de dents.

Elle haussa les épaules.

– C’est en vain que vous vous montrez dédaigneuse et essayez de me braver ; je vous jetterai à bas du piédestal où vous vous êtes placée, je vous humilierai, je vous tiendrai écrasée sous mes pieds !

Elle l’enveloppa d’un regard de suprême mépris.

– Oh ! s’écria-t-elle avec violence, je sais depuis longtemps que vous êtes capable de toutes les infamies ; mais, encore une fois, je ne vous crains pas ; je ne suis plus seule à me défendre… Et, d’ailleurs, que pouvez-vous contre moi ? Dites-le donc !

– Je n’ai pas à vous faire connaître mes intentions ; mais je saurai détruire votre bonheur ; ce que vous avez souffert autrefois n’est rien, c’est aux premiers coups que je vous porterai que vous commencerez à connaître les véritables souffrances.

Ah ! vous ne savez pas ce que dans mon exil j’ai amassé de haine contre vous, contre tous ceux qui sont heureux ! Si vous le saviez, madame, vous trembleriez !

Et, cependant, si vous vouliez…

– Jamais ! exclama-t-elle avec emportement, je vous ai dit jamais ! Et maintenant que je crois deviner le mobile qui vous fait agir, j’aimerais mieux la mort que de prêter la main à votre œuvre ténébreuse !

Le baron, secoué par un tremblement convulsif, les yeux injectés de sang, n’avait plus figure humaine.

Devant ce masque hideux, Blanche recula. Un instant elle eut peur que le misérable ne se précipitât sur elle comme un loup furieux.

– Je vous frapperai sans pitié ! hurla-t-il, et c’est vous qui l’aurez voulu.

– Je vous répondrai ! riposta-t-elle, hautaine et dédaigneuse, et nous verrons si, comme autrefois, vous échapperez à la justice des hommes et à celle de Dieu !

Sur ces mots, elle étendit le bras et agita le cordon de la sonnette. La femme de chambre parut aussitôt.

– Reconduisez monsieur, dit Mme Beaugrand d’une voix calme.

De la main, elle montrait la porte au baron.

Le misérable eut un moment d’hésitation, comme s’il se fût demandé si avant de se retirer, il ne devait pas causer un scandale.

Mais il aperçut le maître d’hôtel et le valet de chambre, qui se tenaient sur le seuil de la porte de l’antichambre.

Il lança à sa sœur un regard chargé de haine et il sortit.

Il fut reconduit jusque sur le perron du château par la femme de chambre escortée des deux hommes. Dans la cour, il passa devant les autres domestiques, qui le regardaient de façon à lui faire comprendre qu’il n’avait pas en eux des amis.

Mme Beaugrand s’était laissé tomber sur un siège, subissant le contre-coup de la violente émotion qu’elle venait d’éprouver.

Elle avait la poitrine pleine de sanglots et cependant ne pleurait pas.

– Le misérable, le misérable ! murmura-t-elle. Et Dieu laisse vivre de pareils hommes ! J’étais tranquille, heureuse ; sous la protection d’un honnête homme, d’un homme de cœur, je me croyais à l’abri de nouveaux malheurs, et il a fallu qu’un démon, qui est mon frère, hélas ! vînt troubler la paix de mon âme !

Il a osé me menacer… Mais que peut-il me faire ? Révéler les terribles choses du passé ! Ah ! ils sont redoutables les reptiles venimeux qui rampent dans l’ombre !… Aurait-il l’audace de s’attaquer à ma fille ?… Dieu du ciel ! qu’il se garde bien de toucher à mon enfant !

Qu’est-ce donc que ce monsieur de Linois qu’il voudrait voir l’époux de Claire Dubessy ? Être le protégé d’un baron de Simiane n’est pas une recommandation flatteuse… Je ne le connais pas, ce jeune homme, mais je n’ai pas de lui une bonne opinion. Est-ce Claire qu’il aime ou les millions de l’héritière qu’il convoite et dont il veut s’emparer ?… Ah ! il y a là un mystère, une œuvre ténébreuse, comme je l’ai dit, dans laquelle le baron joue son rôle.

Elle se redressa brusquement et s’écria, les yeux étincelants :

– Je saurai ! je saurai !

Puis, la tête dans ses mains, elle réfléchit pendant, quelques instants.

Elle se leva, sortit du salon, traversa ses appartements et descendit à l’office où les domestiques s’étaient de nouveau réunis.

La salle, tout à l’heure bruyante, pleine d’éclats de voix, devint silencieuse à l’apparition de Mme Beaugrand, qu’on ne voyait jamais à l’office.

– Mes amis, dit-elle, je suis contente de vous trouver tous ici ; j’ai une recommandation à vous faire : je désire que vous ne parliez ni à M. Beaugrand, ni à ma fille, ni à personne de la visite que j’ai eue aujourd’hui.

Les domestiques s’inclinèrent, et le maître d’hôtel répondit :

– Madame peut être sûre de la discrétion de tous ses serviteurs.

– C’est bien. Maintenant, si cet homme se présentait encore ici, ou à Paris quand nous y serons, il ne serait reçu sous aucun prétexte.

– Pour cela comme pour toutes choses, madame peut compter sur nous, dit encore le maître d’hôtel.

– Si madame me permettait… fit le cocher en s’avançant.

– Vous pouvez parler, François.

– Eh bien, madame, quand la cloche du concierge a annoncé la visite de ce monsieur, nous étions tous ici, comme en ce moment, et, précisément, c’était de lui que nous parlions.

– Ah !… Et à quel propos ?

– Nous disions qu’il devait avoir quelque mauvaise intention, attendu que ça ne disait rien de bon de le voir rôder autour du château si souvent.

– Si souvent ? fit Mme Beaugrand.

– Mon Dieu, oui, madame, et, comme moi, plusieurs de vos serviteurs ont pu remarquer ses allées et venues, de même que ses allures suspectes.

– Ainsi vous l’aviez vu plusieurs fois ?

– Oui, madame, répondit le valet de chambre, et si l’on ne vous a point parlé de cet individu, c’est que monsieur l’avait défendu.

– Y a-t-il longtemps que vous l’avez aperçu la première fois ?

– C’est François qui l’a vu avant nous.

– Cela remonte à plusieurs mois, madame, dit le cocher, je me souviens bien de l’époque : Mlle Dubessy était au château.

La jeune femme ne put s’empêcher de tressaillir. Ces paroles semblaient confirmer ce qu’elle pensait. Le valet de chambre reprit :

– Madame n’a pas oublié, sans doute, que mademoiselle a rencontré un jour, dans le parc, un homme qui l’a fort effrayée ; on a supposé que c’était un braconnier ; mais nous sommes persuadés que ce devait être l’individu en question.

Mme Beaugrand était devenue très pâle.

– Hier, madame, dit le cocher, j’ai revu cet homme, et je ne me doutais guère qu’il se présenterait aujourd’hui au château.

– Je comprends, se dit la jeune femme, il guettait le moment où je serais seule.

Et tout bas elle murmura :

– Le misérable !

Mes amis, reprit-elle à haute voix, n’oubliez pas mes recommandations, et si vous voulez m’être agréables, ne parlez plus jamais de cet homme. Du reste, j’espère que vous ne le reverrez plus. La façon dont je l’ai reçu ne l’engagera pas à faire une seconde visite.

– Est-ce que madame sait qui il est ? demanda le maître d’hôtel.

– Je l’ai connu autrefois, alors qu’il avait une assez belle situation dans le monde. Son inconduite l’a perdu et il avait été forcé de quitter la France. Pour lui et pour tous ceux qui l’ont connu, il aurait bien fait de ne jamais revenir.

Mme Beaugrand fit de la main un signe gracieux aux domestiques et sortit de l’office.

Au château de Grisolles, Édouard Lebel travaillait, mettant tout son talent, tout son cœur à l’œuvre qu’il avait entreprise. Le travail marchait bien, l’artiste était content.

– Vous ne serez pas considéré à Grisolles comme un étranger, mais comme un ami, lui avait dit la jeune châtelaine.

En effet, la belle jeune fille et son tuteur, beaucoup moins grognon, avaient pour lui les plus grandes attentions, et les domestiques lui témoignaient beaucoup de déférence.

Édouard, assurément, se sentait flatté de tant de cordialité et d’amabilité ; mais il trouvait qu’on faisait trop pour lui, et souvent il en était confus.

Dès le premier jour, Mlle Dubessy lui avait dit :

– Monsieur Lebel, ainsi qu’il a été convenu, vous prendrez vos repas à ma table.

Après quelques instants d’hésitation il avait répondu :

– Je le veux bien, mademoiselle, mais seulement quand vous et votre tuteur serez seuls.

– Alors ce sera bien rarement, car presque chaque jour nous avons quelques personnes à déjeuner et à dîner.

Mais pourquoi faites-vous cette réserve ?

– Pour plusieurs raisons, mademoiselle : d’abord, parce que n’ayant guère l’habitude du monde, je ferais triste figure en face de vos amis ; ensuite, travaillant et ne voulant pas perdre mon temps, cela me coûterait beaucoup, je ne vous le cache pas, de m’occuper deux fois chaque jour d’une toilette de rigueur ; enfin, mademoiselle, vos amis se trouveraient peut-être moins libres en présence d’un étranger, et moi-même je serais fort gêné.

La jeune fille comprit le sentiment délicat qui avait dicté la réponse de l’artiste et n’avait pas insisté.

Des ordres furent donnés pour que le jeune homme pût prendre ses repas à part.

Cela dura quinze jours pendant lesquels Mlle Dubessy et M. Darimon reçurent comme par le passé les hôtes habituels du château, c’est-à-dire à une table constamment ouverte.

Mais Claire avait résolu de changer tout cela. Elle annonça à ses visiteurs que, dorénavant, elle ne recevrait plus à déjeuner et à dîner que le jeudi et le dimanche, et que les autres jours de la semaine, l’après-midi du mardi exceptée, elle ne recevrait personne.

C’était une petite révolution. Les commensaux furent consternés, et il y eut entre eux toutes sortes de commentaires. Qu’est-ce que cela voulait dire ? On aurait bien voulu demander des explications ; mais on connaissait la jeune fille, on savait combien elle était absolue en tout et ferme dans ses volontés.

Ne serait-elle pas capable, si on se permettait des récriminations, de fermer complètement le château à tout le monde ?

Il n’y avait donc qu’à courber la tête et à se résigner.

Après tout, c’était encore assez joli que Mlle Dubessy donnât deux jours chaque semaine à la gloutonnerie de ses parasites.

Édouard comprit qu’il n’était pas absolument étranger à cette espèce d’exécution, et il en fut profondément ému.

– Voyez-vous, monsieur Lebel, lui dit Julie, qui l’avait pris en affection, je suis enchantée de ce que vient de faire mademoiselle ; ah ! il y a longtemps qu’elle aurait dû prendre cette décision ; car enfin, tous ces gens-là ne lui laissaient pas une heure de liberté, et ce qu’elle s’ennuyait, mon Dieu ! ce n’est rien de le dire…

Elle adore la musique et joue du piano comme un ange. Si vous l’avez entendue une fois ou deux, c’est tout. Dès qu’elle se mettait à son piano pour exécuter une sonate ou un morceau quelconque, drelin, drelin, drelin, une visite. Quand ce n’était pas celle-ci, c’était celle-là ou une autre, ou deux ou trois ensemble.

Bref, elle était la chose de ces gens-là qui, pour la plupart, ne viennent ici que pour boire, manger, se gaver comme des grives et se pavaner dans les moelleux fauteuils.

Et pour ne pas laisser ignorer à l’artiste qu’il était pour quelque chose dans la décision prise par sa maîtresse, Julie ajouta :

– Mademoiselle ne supportait pas que vous fussiez ici comme un malheureux isolé. Elle ne disait rien, mais, moi, je voyais bien qu’elle était contrariée ; oui, monsieur Lebel, ça lui faisait beaucoup de peine de voir que vous mangiez seul, comme une personne qu’on tient à l’écart.

Si vous saviez comme mademoiselle est bonne. Mais vous avez dû déjà vous en apercevoir, et quand vous la connaîtrez mieux…

– Oui, elle est bonne, murmura l’artiste.

– Quel cœur, monsieur Lebel, quel cœur !

– Vous aimez bien votre maîtresse, mademoiselle Julie.

– Si je l’aime ! À me jeter au feu pour elle, à lui donner ma vie ! Aussi j’ai pris une résolution.

– Quelle résolution ?

– Je ne me marierai jamais.

– Oh ! fit Édouard souriant.

– Pour toujours rester avec mademoiselle.

L’habitude, à Grisolles, était d’annoncer le déjeuner et le dîner par trois coups de cloche, mais un bon quart d’heure avant qu’on se mît à table.

Au premier son de la cloche, Édouard posait sa palette et ses brosses et courait à son pavillon où, après s’être lavé les mains, le visage, donné un coup de peigne, il changeait de chemise et endossait sa jaquette ou sa redingote.

Un jour, pendant qu’on prenait le café, Claire lui dit :

– Monsieur Édouard, il me semble que cela doit vous ennuyer un peu de changer trois fois de vêtements dans la journée ?

Oh ! fit-elle avec un adorable sourire, ce n’est point parce que vous consacrez quelques minutes à votre toilette que je vous dis cela ; mais avec moi et M. Darimon, pourquoi vous gêner ? Gardez donc votre costume de travail. N’est-il pas vrai, mon cher tuteur, que M. Lebel est très bien avec sa chemise de couleur, son pantalon et son veston de velours ?

– Mais oui, certainement, répondit M. Darimon.

– Oh ! mademoiselle, fit Édouard très ému, je vous remercie, et puisque vous le permettez…

– Oui, c’est entendu.

Au surplus, le jeune artiste, très soigneux de sa personne, était fort bien en tenue de travail ; on peut même dire qu’il gagnait à être vu dans son négligé d’atelier, car on sentait qu’il y était plus à l’aise.

D’un naturel peu hardi, Édouard s’était d’abord montré fort réservé vis-à-vis de Claire et de M. Darimon ; il parlait à peine, ne répondant que lorsqu’on lui adressait la parole.

Mais la jeune fille avait eu vite raison de sa timidité ; et, alors, avec un regard, un sourire, comme elle savait l’encourager à parler !

D’ailleurs elle et le vieillard avaient beaucoup de plaisir à l’entendre, et ils s’ingéniaient à lui faire mettre en relief tous ses avantages, maintenant qu’ils avaient découvert que ce jeune homme si timide, si réservé, avait une instruction solide, un esprit fin, délicat, distingué, et qu’il pouvait parler de tout et bien.

Vif et spirituel dans une causerie légère, il était également brillant dans une conversation sérieuse.

La jeune fille était charmée, et le vieillard s’étonnait d’une telle maturité d’esprit chez ce jeune garçon qui, on le sentait bien, n’avait pas encore cette expérience de la vie que l’on n’acquiert qu’avec l’âge.

Édouard aimait l’Italie et il en parlait avec enthousiasme, l’âme vibrante de poésie.

Comme avec le pinceau, sa parole ardente traçait, avec tant de netteté, de vigueur et de vérité un paysage ou un site transalpin, qu’on aurait cru l’avoir sous les yeux.

Il avait une profonde admiration ou plutôt un culte pour les grands maîtres, peintres et sculpteurs ; aussi avec quel respect il parlait d’eux !

Il confondait dans son admiration le français, l’italien, le hollandais, car il était de ceux qui pensent que l’art n’a pas de patrie ou plutôt qu’il n’a qu’une patrie, laquelle est l’univers. Des morts comme des vivants il ne parlait qu’avec vénération.

Aussi, avec quelle attention et quel intérêt la jeune fille l’écoutait, comme suspendue à ses lèvres ! Et il ne se doutait point qu’en voulant faire partager son admiration pour des hommes illustres, il se faisait lui-même admirer.

Très souvent, longtemps après le repas, le tuteur et sa pupille le retenaient. Et quand il se levait, disant :

– Excusez-moi, mais il faut que j’aille travailler.

– Monsieur Édouard, restez encore un peu avec nous, répondait Claire.

Et elle ajoutait gentiment :

– Vous m’avez dit que vous n’étiez point pressé de retourner à Paris ; dès lors, cela ne doit rien vous faire de travailler quelques mois de plus à Grisolles.

Il aurait pu dire qu’il était payé pour employer tout son temps au travail, mais il s’en gardait bien, sachant qu’il aurait profondément blessé la jeune fille.

C’est ainsi qu’il n’avait présenté aucune objection quand, dès les premiers jours, Mlle Dubessy lui avait dit :

– Monsieur, vous ne travaillerez jamais les dimanches ni les jours de fêtes ; ces jours vous appartiennent entièrement, vous pourrez donc en disposer à votre gré.

Or, le dimanche, ou Édouard restait dans son pavillon, ou il faisait des excursions dans les environs de Grisolles, qui étaient charmants, très accidentés et assez curieux, certainement, pour être visités par un jeune homme épris des belles choses de la nature.

– Décidément, Claire, disait M. Darimon à sa pupille, M. Édouard Lebel n’est pas un homme ordinaire ; il m’enchante, ce garçon-là ; ma parole d’honneur, je crois qu’il m’a ensorcelé.

Pour toute réponse, la jeune fille se contentait de sourire. Mais, intérieurement, elle était ravie. Édouard était son cousin, elle se sentait fière de lui.

Share on Twitter Share on Facebook