XVI LE NOM DE L’INCONNUE

Mme Clavière était arrivée à la Maison maternelle un peu avant deux heures.

Elle avait embrassé son fils et Édouard, puis tout en faisant sa visite aux petits garçons et aux petites filles, accompagnée de mère Agathe, celle-ci lui avait longuement parlé de la visite qu’elle avait eue la veille et de la demande présentée par la dame inconnue, que la gentillesse et l’intelligence d’André avaient séduite.

La religieuse avait ajouté :

– Ne pouvant faire connaître à cette dame des faits qui touchent de si près à votre vie intime, et ne sachant trop quoi lui répondre, je me suis trouvée vis-à-vis d’elle dans un embarras assez pénible. Plus je lui disais : – « Ce que vous voulez est impossible, » plus elle insistait.

« Eh bien, me dit-elle, je verrai la mère du petit André et m’entendrai avec elle. »

Elle me demanda votre adresse que je ne lui donnai point, naturellement. Enfin je finis par lui dire que puisqu’elle désirait absolument vous voir, elle pourrait vous trouver ici à trois heures.

– Eh bien, mère Agathe, avait répondu Mme Clavière, j’accorderai à cette dame le moment d’entretien qu’elle tient tant à avoir avec moi, et peut-être ne serai-je pas aussi embarrassée que vous l’avez été pour lui répondre.

Je ne puis lui en vouloir, à cette dame, d’avoir trouvé mon fils gentil et de vous avoir parlé de ses bonnes intentions à son égard ; j’en suis très flattée, au contraire. Que voulez-vous, ma sœur, le cœur d’une mère a de grandes faiblesses.

Cette dame, recommandée par notre bon docteur, vient ici avec l’espoir d’y trouver un enfant dont elle veut faire le sien ; elle voit André, elle croit, trompée par les apparences, qu’il est le fils de quelque malheureuse et elle le choisit entre tous parce qu’il lui plaît et qu’il lui semble répondre à tout ce qu’elle est en droit d’exiger de l’enfant qu’elle a résolu d’adopter. Tout cela est fort naturel. Ce qui est fâcheux, non pour mon fils et moi, mais pour cette dame, c’est qu’elle se soit trompée.

Ayant causé avec la mère Agathe, Mme Clavière l’avait quittée et s’était rendue dans ce salon réservé où plus d’une fois déjà nous savons introduit nos lecteurs.

Elle n’eut pas longtemps à attendre.

Trois heures n’étaient pas encore sonnées lorsque la dame inconnue entra dans le salon, conduite par la mère Agathe.

Cette dernière se retira aussitôt, laissant seules les deux jeunes femmes qui, après avoir échangé un rapide regard, se saluèrent.

La dame avait tout de suite été frappée de la merveilleuse beauté de Mme Clavière, de sa grâce, de sa distinction, et avait remarqué, en même temps, qu’elle ne se trouvait point en présence d’une pauvre femme du peuple, comme elle l’avait trop facilement supposé.

Toutefois, le costume noir de Mme Clavière, toujours d’une grande simplicité, ne lui disait point, non plus, qu’elle eût de la fortune.

L’inconnue ne paraissait guère plus âgée que Mme Clavière, elles étaient également gracieuses, distinguées ; mais la beauté de la première, malgré la douceur du regard, le charme du sourire et l’ensemble sympathique et avenant de la physionomie, n’était pas comparable à celle de l’autre.

C’était par les sentiments qu’elles se ressemblaient.

De son côté, la Dame en noir avait constaté que la mère Agathe ne s’était point trompée dans son jugement en lui disant que l’inconnue appartenait certainement à la haute classe de la société.

Comme si elle eût été chez elle, Mme Clavière indiqua de la main un fauteuil à la visiteuse et de sa voix douce, au timbre harmonieux, l’invita à s’asseoir.

L’inconnue paraissait très émue et elle regardait la Dame en noir comme inquiète.

Enfin elle rompit le silence.

– Madame, dit-elle, vous êtes la mère de ce charmant petit garçon avec lequel j’ai causé hier un instant et qui m’a dit qu’il s’appelait André ?

– Oui, madame, je suis la mère d’André.

– Quel adorable enfant ! Il est au-dessus de tous les éloges que l’on pourrait faire de lui ; il m’a ravie, subjuguée, madame.

– Oh ! vous êtes trop bonne, trop indulgente !

– Non, non ; il lui a suffi d’un regard et d’un sourire pour s’emparer de mon cœur et de mon âme. Depuis que je l’ai vu, je n’ai fait que penser à lui ; la nuit, il a été dans mes rêves, des songes délicieux ; je voyais constamment sa jolie figure et ce regard et ce sourire qui avaient produit en moi une si vive impression.

L’inconnue s’arrêta un instant ; et comme Mme Clavière restait silencieuse, elle reprit :

– Mme la supérieure de cette maison vous a annoncé ma visite, vous a-t-elle parlé de l’offre que j’ai à vous faire, concernant votre petit garçon ?

– Elle a cru pouvoir me répéter aussi exactement que possible et, sans commettre, une indiscrétion la conversation que vous avez eue avec elle.

– Eh bien, oui, madame, le bonheur d’être mère m’étant refusé et ayant dans mon cœur un débordement de tendresse que je ne puis laisser tarir, je veux avoir un enfant à aimer, je veux être mère par le cœur, j’ai un besoin absolu de maternité.

– Vous êtes toute jeune encore, madame ; vous ne devez pas désespérer de devenir mère.

– Hélas ! madame, je n’ai plus d’espoir.

– Oh !

– J’ai consulté un célèbre docteur qui m’a déclaré que je n’aurais pas d’enfant. C’est ce docteur, M. Chevriot qui m’a indiqué cet établissement. J’ai vu tous les enfants qui ont été recueillis dans cette maison, et c’est vers le vôtre, madame, que mon cœur est allé. Je ne saurais vous dire exactement ce qui s’est passé en moi ; saisie d’admiration, je le regardais comme en extase ; j’étais fascinée. Madame, je vous en prie, donnez-moi votre enfant !

– Je ne sais pas, madame, s’il existe des mères qui puissent donner leur enfant ; dans tous les cas, je ne suis pas une de ces mères. J’aime mon fils, il est tout pour moi, et, comme vous l’a dit la mère Agathe, ce que vous désirez est impossible.

– Oh ! ne me rendez pas malheureuse !

– Pardon, madame, croyez-vous que je puisse avoir une grande compassion pour vous, quand vous venez me demander, à moi, une mère, et cela presque timidement, de m’arracher le cœur moi-même ?

– Si vous saviez comme je l’aimerais, comme je veillerais sur lui, comme je le rendrais heureux !

– Mon fils a sa mère pour l’aimer, veiller sur lui, le rendre heureux !

– Mon mari et moi avons une grande fortune, nous adopterions André, il aurait un magnifique avenir.

– Assurément, madame, vos intentions sont on ne peut plus généreuses ; mais l’enfant qui a le bonheur d’avoir sa mère ne demande pas à être adopté. Quant à l’avenir de mon fils, je le prépare depuis sa naissance, il sera ce qu’il pourra être, cela dépendra de lui. Pourvu qu’il soit bon, intelligent, qu’il ait du cœur et sache se rendre utile aux autres et à son pays, je serai satisfaite.

– Ainsi vous dédaignez la fortune ?

– Non, madame, non ; mais je sais qu’on peut être heureux sans la fortune, la richesse ne donne pas toujours le bonheur.

– Hélas ! c’est vrai.

– J’adore mon enfant, madame ; si je le perdais, je n’aurais plus qu’à mourir ; c’est lui qui me fait vivre et c’est pour lui seul que je vis ; je l’aime pour moi, sans doute, mais beaucoup plus pour lui-même. Avant sa naissance j’ai été malheureuse et j’ai versé bien des larmes ; eh bien, il me semble que si j’aime André autant qu’il soit possible à la meilleure des mères d’aimer son enfant, c’est à cause des larmes que j’ai versées et des souffrances que j’ai endurées pour lui.

– Ainsi vous avez été malheureuse, vous avez souffert !

– Oui, j’ai été malheureuse, oui, j’ai souffert ; et maintenant que mon fils est ma consolation, qu’en lui sont tous mes espoirs, toutes mes joies, vous voudriez que je vous le donnasse ! Ah ! madame, madame ! Mais, absorbée dans votre idée, vous ne réfléchissez pas…

Vous êtes bonne, vous êtes généreuse, vous avez beaucoup d’autres grandes qualités ; mais vous n’êtes pas mère, vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir ce que c’est qu’une mère. Voyons, madame, si vous aviez un enfant, est-ce que vous le donneriez à une autre femme malgré toutes les promesses qui vous seraient faites ?

– Non, certes ! répondit vivement l’inconnue.

Puis elle reprit d’une voix hésitante :

– Mais la situation n’est point la même.

La Dame en noir arrêta sur son interlocutrice un regard scrutateur.

– Pourquoi donc, madame ? demanda-t-elle.

Et comme l’inconnue, embarrassée, hésitait à répondre, elle poursuivit :

– Ah ! je comprends : vous êtes riche, vous occupez sans doute une haute position dans le monde et je ne suis à vos yeux qu’une malheureuse, une pauvre mère qui a été forcée de placer son enfant dans cette maison de bienfaisance où sont recueillis des orphelins et des abandonnés. Eh bien, madame, c’est parce que vous avez le droit de penser cela, parce que vous êtes animée par une pensée généreuse, parce que, enfin, je rends hommage à vos excellentes intentions, que je ne vous ai pas tout de suite répondu avec indignation.

Est-ce qu’il peut y avoir une différence dans les sentiments de la maternité, dites, madame, dites ? Est-ce que la femme pauvre qui loge dans un grenier aime moins son enfant que la femme opulente qui habite un palais ?

Allez, madame, chez celle-ci comme chez l’autre le cœur est le même.

– Oui, oui, c’est vrai.

– Voyons, madame, si après vous avoir parlé comme je viens de le faire, je vous donnais mon fils, que penseriez-vous de moi ?

– Mais… mais… balbutia l’inconnue.

– Vous verriez en moi une mauvaise mère et vous me mépriseriez.

– Non, non. Je ne verrais en cela qu’un acte de dévouement sublime, je dirais que dans l’intérêt de l’avenir de votre fils vous avez fait le plus grand des sacrifices.

La Dame en noir secoua la tête.

– Écoutez-moi, madame, reprit l’inconnue, écoutez-moi : En me donnant votre fils, vous ne l’abandonneriez pas, vous pourriez toujours l’aimer, veiller sur lui ; je dis plus, vous n’en seriez pas séparée, vous pourriez vivre près de lui, dans notre maison. Alors nous serions deux à l’aimer, il aurait deux mères.

– Vous ne pensez pas que la véritable mère serait jalouse de l’autre.

– Elle ne voudrait penser qu’au bonheur de son fils et deviendrait, en quelque sorte, la sœur de la mère adoptive ; car, comme je vous l’ai déjà dit, c’est bien d’une adoption qu’il s’agit.

Je ne vous ai pas encore parlé de mon mari, qui porte un grand nom ; après lui, faute d’un héritier, son nom s’éteint et sa fortune va à des étrangers ; il a un violent chagrin de ne pas avoir un enfant, un fils ; c’est notre grande douleur à tous deux. Cette grave question d’une adoption a été agitée entre nous, pas plus que moi il ne l’a repoussée, et l’enfant que je lui présenterai en lui disant : « – Voici notre fils », il l’accueillera avec joie et il l’aimera. Dès lors, lui et moi, nous n’aurons plus qu’une pensée, celle de rendre notre enfant digne du nom que nous avons à lui donner.

– C’est très beau, ce que vous et votre mari voulez faire, madame. Pourquoi donc ne prenez-vous pas un enfant orphelin, sans famille ?

– J’ai vu votre fils, votre André, madame ; c’est lui seul que je puis aimer comme aime une mère, c’est lui que mon cœur a adopté, c’est lui que je trouve digne, dès aujourd’hui, de porter le nom et le titre du comte Maxime de Rosamont.

La foudre éclatant aux pieds de Marie Clavière n’aurait pas produit sur elle un effet plus terrible.

Très pâle, les yeux démesurément ouverts, et toute frémissante, elle se dressa debout d’un seul mouvement, comme par un ressort.

– Mon Dieu, madame, qu’avez-vous ? s’écria la comtesse de Rosamont.

Ces paroles rappelèrent la mère d’André au sentiment de sa dignité et l’aidèrent à se remettre de la violente émotion qu’elle venait d’éprouver.

Elle passa à plusieurs reprises ses mains sur son front, un sourire doux et triste courut sur ses lèvres, et elle reprit sa place dans le fauteuil en face de la comtesse.

Au bout d’un instant, quand elle eut retrouvé tout son sang-froid :

– Ainsi, dit-elle, vous êtes madame la comtesse de Rosamont ?

– Oui.

– Et vous êtes née Louise de Noyons, fille cadette du marquis et de la marquise de Noyons.

– Comment savez-vous cela ? s’écria la comtesse étonnée.

– Sans que j’aie besoin de vous le dire, madame la comtesse, vous le comprendrez tout à l’heure.

Vous avez épousé le comte Maxime de Rosamont le 10 mai de l’année 1862 ; la cérémonie de votre mariage a eu lieu à l’église Sainte-Clotilde.

– C’est exact ; mais…

– Attendez, madame la comtesse : avez-vous su que, avant de se marier, M. le comte de Rosamont avait une maîtresse ?

– Je ne l’ai pas ignoré, répondit la comtesse devenant très rouge.

– C’était une jeune fille ; vous a-t-on dit comment elle s’appelait ?

– Non, et je n’ai pas cherché à le savoir.

– Elle se nommait Marie Sorel. Elle n’avait pas encore dix-huit ans et était demoiselle de magasin lorsqu’elle connut M. de Rosamont qui, pour la séduire, s’était donné le nom de Lucien Gervois et se faisait passer pour un employé d’une grande administration.

– Est-ce possible ?

– Pourquoi mentirais-je ?

– C’est juste.

– Marie Sorel était orpheline, sans famille, sans soutien ; pauvre, elle ne possédait que son honnêteté, sa sagesse. Elle eut le tort d’écouter les paroles d’amour de celui dans lequel elle voyait un employé et d’y croire. Ne pouvant pas deviner qu’il la trompait, elle aima Lucien Gervois et devint sa maîtresse.

Marie Sorel aimait Lucien Gervois, madame la comtesse ; elle n’aurait ni écouté ni aimé le comte de Rosamont. Le comte l’avait bien compris, et c’est pour cela qu’il avait pris un faux nom.

La liaison ne dura que sept mois.

Un jour, Lucien vint trouver Marie et lui dit :

– « Mes chefs m’ont désigné pour occuper un poste important à Saint-Pétersbourg ; je ne peux pas refuser de partir, c’est mon avenir. »

Et il quitta Marie après lui avoir dit qu’il ne la reverrait plus, que tout était fini entre eux. Marie, trompée jusqu’à la dernière heure, était abandonnée. Elle pleura, elle ne pouvait faire que cela.

Elle avait un ami d’enfance, qu’elle avait oublié ; il était de huit ans plus âgé qu’elle et se nommait Clavière. C’était un jeune homme d’un grand cœur, madame la comtesse. Il aimait Marie et il était à Paris depuis quelque temps, veillant sur elle sans qu’elle pût sans douter. Il savait que Marie avait un amant et il avait découvert que cet amant, qui se faisait appeler Lucien Gervois, était le comte Maxime de Rosamont.

Sachant que la pauvre Marie avait besoin d’être consolée, d’entendre les paroles d’un ami dévoué, il vint la trouver. C’était le lendemain de la rupture. Ce fut lui qui apprit à l’abandonnée que le soi-disant Lucien Gervois n’était autre que le comte Maxime de Rosamont, lequel était à la veille d’épouser Mlle Louise de Noyons.

– Mon Dieu, madame, dit la comtesse très agitée et fort troublée, pourquoi me dites-vous tout cela ?

– Parce que je crois qu’il est nécessaire que vous le sachiez, madame la comtesse.

Je ne vous parlerai pas de plusieurs incidents qui ont précédé un duel, qui fit alors un assez grand bruit, et fut fatal à l’ami de Marie Sorel, car il fut frappé mortellement par son adversaire.

– Oh ! c’est affreux !

– Le malheureux mourut après huit jours de souffrances. Mais vous allez voir, madame la comtesse, quel homme c’était que ce généreux ami de Marie Sorel, si prématurément enlevé à la vie.

À son lit de mort, il épousa Marie Sorel. Beaucoup de gens ont cru que M. Clavière avait voulu ce mariage in extremis afin de laisser sa fortune, qui était de plusieurs millions, à la pauvre fille abandonnée.

Eh bien, non, sa pensée était plus grande, plus élevée, et la générosité de son noble cœur plus étendue.

Ce que M. Clavière voulait surtout et avant tout, c’était légitimer, donner un nom à l’enfant que Marie Sorel portait dans son sein.

– Enceinte, elle était enceinte exclama la comtesse.

– Oui, madame, enceinte de cinq mois.

– Et le comte le savait ?

– Non, il ne le savait pas et il doit l’ignorer encore.

– Est-ce qu’il a vécu, est-ce qu’il vit, cet enfant ?

– Il vit, madame la comtesse.

– C’est une fille ?

– Non, c’est un garçon.

– Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! Et la mère, qu’est-elle devenue ?

– La mère, madame la comtesse, a fait à Dieu le serment de porter éternellement dans son cœur le deuil de son époux. Devenue riche, une de ses premières pensées a été pour les pauvres petits enfants abandonnés et pour les orphelins ; c’est elle qui est la fondatrice de cette maison, et ici, madame la comtesse, on l’appelle la Dame en noir.

– Mais vous, madame, qui êtes-vous donc ? s’écria la comtesse avec effarement.

Les yeux de la mère d’André s’illuminèrent, et son beau visage parut irradié. Mais ce fut avec un accent de tristesse profonde qu’elle répondit :

– Quand j’étais jeune fille, on m’appelait Marie Sorel.

– Vous, vous, c’est vous !

– Aujourd’hui, madame la comtesse, je suis la veuve d’André Clavière, et mon enfant, qui se nomme André Clavière est le fils du comte Maxime de Rosamont !

– Ah ! il a un fils ! exclama la comtesse éperdue.

Et, tombant à genoux devant l’ancienne maîtresse de son mari, elle fondit en larmes.

– Madame la comtesse, que faites-vous ? s’écria la mère d’André.

Et elle aussi se mit à pleurer.

D’une voix entrecoupée la comtesse répondit :

– J’implore à vos genoux le pardon du comte de Rosamont.

– Je lui pardonne, madame la comtesse. Mais, de grâce, ne restez pas ainsi, relevez-vous !

La comtesse de Rosamont se releva et, saisissant une des mains de Marie :

– Le comte a été bien coupable envers vous dit-elle ; aujourd’hui, quand il a un si grand chagrin de ne pas avoir d’enfant, son châtiment est dans votre fils, qui est aussi le sien.

Mme Clavière eut un doux sourire.

– Il ignore l’existence de l’enfant, dit-elle, et depuis longtemps il ne pense plus à Marie Sorel.

La comtesse resta silencieuse. Elle tenait sa tête baissée et semblait absorbée dans ses pensées.

– Madame la comtesse, reprit Marie, avez-vous encore le désir d’adopter le petit André ?

Mme de Rosamont tressaillit violemment, et, relevant brusquement la tête :

– Je viens de recevoir une cruelle leçon, dit-elle tristement ; j’étais malade, je suis guérie de ma manie d’adoption. Pour me consoler de ne pas être mère, je penserai sans cesse à votre enfant, madame, à André Clavière, le fils de mon mari.

– Garderez-vous le secret de la révélation que je viens de vous faire ?

La comtesse regarda fixement la mère d’André.

– Pourquoi m’adressez-vous cette question ? demanda-t-elle.

– Pour que vous y répondiez, madame la comtesse.

– Je ne dirai rien au comte de Rosamont, ni à personne.

– C’est bien, merci.

– J’aime mon mari, madame, et s’il savait… Je le disais tout à l’heure, ce serait un châtiment terrible.

– Le croyez-vous ?

– Ah ! si je le crois ! Je connais le comte de Rosamont et la noblesse de ses sentiments. Je sais ce qu’il a souffert de vous avoir abandonnée, dans les premiers temps de notre mariage ; et cependant il ne savait pas que vous alliez être mère. Sa conscience d’honnête homme n’était pas tranquille, je le sentais ; il y avait en lui une douleur sourde, des remords ; avec persévérance, avec ténacité, j’ai lutté contre le mal, les remords se sont affaiblis, la douleur s’est calmée ; l’épouse était parvenue à éloigner du comte la pensée de celle dont elle était jalouse, parce qu’il l’avait aimée. Ah ! maintenant, je n’oserais pas affirmer qu’il a complètement oublié Marie Sorel. Mon Dieu, s’il apprenait…

– Que ferait-il ?

– Ah ! je ne sais pas, je ne sais pas ce qu’il ferait !

– Madame la comtesse, dit gravement la mère d’André, n’ayez aucune crainte et ne soyez plus jalouse : Marie Sorel n’existe plus et le cœur de la veuve d’André Clavière est mort pour tout autre amour que l’amour maternel qu’elle a pour son enfant. On m’appelle la Dame en noir parce que, depuis la mort d’André Clavière, je n’ai pas cessé de porter la robe noire des veuves. Je vous l’ai dit, madame la comtesse, mon deuil est éternel, et aussi longtemps que je vivrai, on me verra toujours vêtue de noir.

– Ah ! madame ! s’écria la comtesse, comme je vous trouve noble et grande !… Ah ! comme je comprends que le comte de Rosamont vous ait aimée ! Et s’il vous revoyait…

– N’achevez pas, madame la comtesse, interrompit Marie en se dressant debout, le comte de Rosamont ne me reverra jamais ! Je lui ai pardonné, et pas plus que vous je ne voudrais qu’il fût puni.

– Mais il peut vous rencontrer ?

Mme Clavière secoua la tête et répondit en souriant :

– La Dame en noir ne va pas dans le monde.

Mme de Rosamont, qui s’était levée aussi et était prête à se retirer, tendit la main à Mme Clavière. Mais aussitôt, emportée par un élan du cœur :

– Non, non, s’écria-t-elle, ce n’est pas ainsi que je peux vous quitter, permettez-moi de vous embrasser.

Et l’épouse se jeta au cou de l’ancienne maîtresse de son mari.

FIN DE LA QUATRIÈME PARTIE

Share on Twitter Share on Facebook