XV LE PETIT ANDRÉ

Il était trois heures de l’après-midi.

Une sœur converse vint prévenir la mère Agathe qu’une dame, qui désirait rester inconnue, demandait à lui parler.

– Cette dame ne vous a-t-elle pas dit qu’elle se recommandait de M. le docteur Chevriot ?

– Si, ma mère, elle vient de la part de M. le docteur.

– Elle attend au parloir ?

– Oui, ma mère.

– Faites-la entrer dans le salon.

Pendant que la sœur converse se hâtait d’exécuter l’ordre qu’elle venait de recevoir, la supérieure se rendait au salon où elle se trouva en présence de la mystérieuse dame.

– Madame la supérieure, dit celle-ci, j’ai l’honneur de me présenter sous les auspices de M. le docteur Chevriot.

– Une petite lettre de M. le docteur, que j’ai reçue ce matin, m’a prévenue de votre visite, madame.

– Ah ! il vous a avertie… Est-ce qu’il vous a fait connaître le but de ma visite ?

– Non, madame ; M. le docteur me prie seulement de vous faire bon accueil.

– Et votre accueil, madame la supérieure, est on ne peut plus gracieux.

– Nous recevons ici les visiteurs le mieux que nous pouvons. Mais veuillez vous asseoir, madame.

S’étant assise, l’inconnue reprit :

– M. le docteur m’a dit que vous aviez dans votre maison un certain nombre de petits garçons.

– Oui, madame ; mais nous avons aussi des petites filles.

– En ce moment, c’est surtout aux petits garçons que je m’intéresse.

La mère Agathe s’inclina sans répondre.

– Ce sont des orphelins ?

– Oui, madame, des orphelins et des abandonnés.

– Les père et mère des abandonnés sont inconnus ?

– Presque toujours, madame.

– Tandis qu’on sait de qui sont nés les orphelins ?

– Oui, madame.

– Madame la supérieure, je suis mariée, et nous avons, mon mari et moi, un grand chagrin, celui de ne pas avoir un enfant. Ayant acquis la certitude que le bonheur d’être mère m’est refusé, je me suis décidée à prendre un enfant sans famille que j’élèverai, que j’aimerai et que, plus tard, mon mari et moi adopterons, s’il sait répondre à notre affection.

– C’est une noble et généreuse intention, madame.

– M. le docteur Chevriot m’a parlé de votre maison, ma mère, et j’ai l’espoir de trouver parmi vos petits garçons, les orphelins de préférence, cet enfant pour lequel je veux être une mère. Je désire qu’il soit gentil, qu’il ait un bon naturel et qu’il s’annonce comme devant être intelligent ; vous comprenez cela, ma mère ?

– Oh ! parfaitement, madame.

– Je ne le voudrais pas tout à fait petit, mais qu’il eût au moins cinq ou six ans. Avez-vous plusieurs petits garçons de cet âge ?

– Excepté un, qui n’a que trois ans, et deux de quatre ans, tous les autres ont plus de cinq ans.

– Ma mère, je trouverai ici mon petit garçon !

– Madame, répondit la religieuse, d’après la règle que nous avons adoptée, nous ne nous séparons de nos enfants que lorsqu’ils sont arrivés à l’âge de treize ans. Alors ils ont une instruction suffisante et peuvent entrer en apprentissage dans telle ou telle maison que nous connaissons et où nous les plaçons ; ceci vous dit, madame, que nous continuons de veiller sur eux, et que nous subvenons à tous leurs besoins jusqu’au jour où ils peuvent se suffire à eux-mêmes.

– C’est admirable.

– Jusqu’à présent, aucun de nos chers enfants n’a quitté la maison avant l’âge de treize ans ; il est vrai, madame, que vous êtes la première personne qui nous en demandez un. Si l’un de nos enfants vous plaît, nous vous le donnerons ou plutôt nous vous le confierons ayant la certitude qu’aucun des soins que réclame son âge ne lui manquera, enfin qu’il sera heureux auprès de vous.

– Oh ! quant à cela…

– Nous enfreindrons la règle de la maison dans l’intérêt de l’enfant et en vue de son avenir.

– Je comprends cela, je le comprends.

– Toutefois, madame, il y aura certaines conditions.

– Quelles conditions ? Dites !

– D’abord, madame, vous devrez vous faire connaître.

– Mais oui, mais oui.

– Vous aurez à signer un engagement par lequel vous nous reconnaîtrez le droit de veiller sur l’enfant et même de le reprendre si les promesses faites n’étaient pas tenues.

– J’accède à toutes vos exigences, madame la supérieure, quelles qu’elles soient.

– Bien, madame.

Nos enfants sont en récréation, continua la religieuse en se levant, si vous désirez les voir, je vais vous conduire au milieu d’eux.

– J’allais vous prier de me procurer ce plaisir.

La mère Agathe et la dame inconnue se rendirent dans le préau où elles furent aussitôt entourées par les enfants, qui avaient interrompu leurs jeux. Ils tendaient leurs petits bras à la religieuse. Celle-ci, baissée, mettait sur chaque front un baiser. L’inconnue embrassait aussi les enfants et les regardait comme en extase.

– Comme ils sont gentils ! s’écriait-elle ; mais tous sont charmants, et je ne saurais dire, vraiment, lequel est le plus beau !

– Nous ne faisons aucune différence entre eux, dit la mère Agathe, nous les aimons également.

– Cela se voit, madame la supérieure.

Les enfants reprenaient leurs jeux sous la surveillance d’une sœur institutrice.

Comme la jeune femme et la mère Agathe se promenaient à travers les groupes, en causant, on vint prévenir cette dernière qu’une personne l’attendait au parloir.

– Madame, dit-elle, je vous laisse un instant, veuillez m’excuser.

Restée seule, l’inconnue se mit à examiner les enfants comme si elle eût cherché à fixer son choix parmi ces mines éveillées, réjouies, ces jeunes têtes blondes et brunes.

Tout à coup, à l’extrémité du préau, elle aperçut deux garçonnets qu’elle n’avait pas vus encore. Elle se dirigea de leur côté.

L’un, assis sur un banc rustique, à l’ombre d’un tilleul, ayant sur les genoux un léger pupitre, dessinait un paysage que sa vue et son crayon saisissaient dans un coin du parc ; l’autre, debout derrière son camarade, les bras croisés, suivait avec intérêt le travail du crayon sur la feuille de papier.

Le dessin, déjà très avancé, représentait, dans l’éloignement, un bouquet d’arbres ; devant les arbres, une corbeille de bégonias ; au premier plan, le bord de la pièce d’eau et une petite cabane vers laquelle nageaient des cygnes et des canards.

La jeune femme s’étant approchée, le petit dessinateur interrompit son travail et voulut se lever.

– Non, non, mon ami, dit vivement l’inconnue, ne vous dérangez pas et, je vous en prie, reprenez votre travail. Vous me permettez de voir ?

– Oh ! oui, madame.

– Mais c’est charmant, tout à fait charmant ; il y a de la vigueur, le coup de crayon est hardi ; très bien, ces oppositions d’ombre et de lumière.

Elle jeta un regard sur le parc et la pièce d’eau.

– Très exactement rendu, reprit-elle ; mon jeune ami, je vous fais mes compliments. Quel âge avez-vous ?

– Onze ans, madame.

– Si vous continuez, vous deviendrez un artiste.

L’autre jeune garçon, qui s’était un peu éloigné, se rapprocha et dit :

– Madame, mon ami Édouard veut être peintre.

La dame arrêta ses yeux sur le frais et joli visage de l’enfant qui venait de parler et eut un vif mouvement d’admiration. Ce qu’elle éprouvait, elle n’aurait pu le dire exactement ; c’était une émotion douce, indéfinissable.

Et, ne pouvant plus détacher ses yeux de l’enfant, muette, émerveillée, ravie, elle restait en contemplation devant lui.

Cela dura quelques instants.

– Oh ! le bel enfant, le bel enfant ! se disait-elle ; quelle douceur dans son regard, et comme son beau front est intelligent !

Édouard s’était remis tranquillement à son dessin.

L’inconnue ne s’occupait plus que de l’autre enfant, qui la captivait et la remuait dans tout son être.

– Mon petit ami, comment vous appelez-vous ? lui demanda-t-elle.

– André, madame.

– André, j’aime ce nom-là. Et, quel âge avez-vous ?

– Neuf ans, madame.

– Il y a longtemps que vous êtes dans cette maison ?

– Oui, madame ; j’étais tout petit quand on m’y a amené.

– Vous plaisez-vous bien ici ?

– Oh ! oui, madame.

– Mais vous ne pourrez pas y rester toujours.

– C’est vrai, madame ; mais c’est seulement quand nous serons assez instruits, Édouard et moi, que nous quitterons la maison.

À ce moment, l’inconnue vit la mère Agathe s’avancer au milieu du préau.

– Au revoir, mon petit ami ; dit-elle à André, au revoir, et à bientôt, j’espère.

Elle s’éloigna et marcha précipitamment à la rencontre de la religieuse.

– Madame la supérieure, lui dit-elle, je suis dans le ravissement.

– Ce seul mot, madame, contient un éloge de nos enfants auquel je suis extrêmement sensible.

– Madame la supérieure, vous voulez bien m’accorder encore quelques instants d’entretien ?

– Je suis tout à vous, madame.

Elles rentrèrent au salon.

L’inconnue avait les yeux brillants et paraissait très agitée.

– Ma mère, ma bonne mère ! s’écria-t-elle, comme j’en avais l’espoir en venant près de vous, j’ai trouvé mon petit garçon !

– J’en suis heureuse, madame ; si nous étions restées dans la récréation, vous auriez pu tout de suite me le désigner.

– Je lui ai demandé son nom et son âge ; il a neuf ans et il s’appelle André.

La religieuse eut un haut-le-corps, puis resta un instant immobile, comme pétrifiée.

– Mon Dieu, ma mère, qu’avez-vous ? demanda la dame.

– Ce que j’ai ? Je suis désolée.

– Pourquoi ?

– André ne peut pas vous être confié.

– Oh !

– Et si votre choix ne se fixe pas sur un autre, nous n’avons pas ici l’enfant que vous désirez adopter.

– C’est André, madame la supérieure, c’est André que je veux avoir, que je veux adopter !

– C’est impossible, madame.

– Mais la raison, dites, la raison ?

– André nous a été confié par sa mère.

– Qui vit encore ?

– Oui.

– Que fait-elle, cette femme ? C’est une malheureuse, sans doute ?

La religieuse resta un instant tout interloquée. Visiblement embarrassée, elle ne trouva que ceci à répondre :

– Elle adore son fils, madame.

– Raison de plus, madame la supérieure.

– Non, madame, non ; cette mère adore son fils et ne s’en séparera point.

– Mais n’en est-elle donc pas déjà séparée ? Après l’avoir placé dans cet asile de l’enfance, après vous l’avoir confié, ma mère, pourquoi refuserait-elle de me le donner, à moi, quand elle saura qu’il sera aimé, heureux, et qu’il s’agit pour lui d’un brillant avenir ?

– Mon Dieu, madame, vous me mettez dans un grand embarras, car je ne puis pas répondre à vos questions comme je le voudrais.

– Voyons, madame la supérieure, examinons la situation, si vous le voulez bien.

– La chose est extrêmement ardue.

– Pourquoi ?

– Parce que les éléments nous manquent.

– Pourtant, il me semble…

La mère Agathe secoua tristement la tête.

L’inconnue reprit :

– La mère de ce charmant petit André a, par le fait, abandonné son enfant le jour où elle l’a placé dans cette maison.

– Ne croyez pas cela, madame ! protesta la religieuse.

– Soit, elle ne l’a pas abandonné, comme aurait fait une mauvaise mère ; mais elle a été forcée de se séparer de lui.

– C’est par suite de graves circonstances qu’elle s’est vue dans la nécessité de nous confier son enfant.

– La misère, probablement. Peut-être était-ce une pauvre fille séduite que le père de son enfant avait abandonnée.

La mère Agathe ne répondit pas.

– Elle adore son fils, m’avez-vous dit, continua la jeune femme s’occupe-t-elle de lui ?

– Beaucoup, madame.

– Elle vient le voir ?

– Souvent, très souvent.

– Seulement, elle ne se trouve pas dans une situation qui lui permette de le reprendre.

– Elle trouve qu’il est bien avec nous.

– Mais que veut-elle faire de lui ?

– Je l’ignore, madame ; mais André est encore trop jeune pour qu’on puisse savoir déjà quelle sera sa vocation.

– Oui, mais à l’âge de treize ans, comme c’est la règle de votre maison, le pauvre enfant quittera l’établissement pour être mis en apprentissage. Eh bien, non, ma mère, cet adorable enfant, que la nature semble avoir comblé de ses dons, ne sera pas, ne peut pas être un ouvrier. Oh ! je ne méprise ni ne dédaigne l’ouvrier, l’ouvrier honnête, laborieux et bon père de famille ; j’ai, au contraire, du respect et de l’admiration pour ces hommes, qui ont voué leur vie au travail manuel, et j’estime que sous la blouse et le bourgeron aussi bien que sous la redingote et l’habit, battent de grands cœurs ; je préfère la grosse main calleuse d’un laboureur ou d’un forgeron à la main fine et blanche d’un oisif, d’un inutile.

Mais il ne peut pas y avoir dans le monde que des cultivateurs et des ouvriers des différents métiers, il nous faut aussi des législateurs, des magistrats, des ingénieurs, des médecins, des avocats, des officiers ministériels, des peintres, comme veut l’être Édouard, l’ami d’André, des sculpteurs, des littérateurs, etc.… Eh bien, cet enfant, vers lequel je me suis sentie irrésistiblement attirée, n’est pas destiné à devenir un ouvrier ; tout me dit, au contraire, qu’il est appelé à une de ces professions libérales dont je viens de parler.

André un ouvrier ! non, non, c’est impossible. Je l’ai bien regardé, madame la supérieure ; sous son beau front on devine la pensée active, il a le regard profond, pénétrant et l’intelligence éclate dans ses yeux d’une vivacité surprenante, il n’est pas jusqu’à son sourire qui ne soit d’une grande finesse.

Que vous dirai-je encore, madame la supérieure ? ce bel enfant m’a charmée, captivée, impressionnée jusqu’au fond de l’âme et j’ai déjà pour lui, je le sens aux battements de mon cœur, une tendresse de mère.

Oui, voilà bien l’enfant que je désire présenter à mon mari ; voilà bien l’enfant dont nous pouvons faire le nôtre, que nous serons heureux d’adopter.

– Hélas ! madame, répondit la mère Agathe, je vous l’ai déjà dit, votre désir est irréalisable.

L’inconnue resta quelques instants pensive.

– André a une mère, reprit-elle, je comprends que vous ne puissiez pas disposer d’un enfant qui n’est pas un abandonné, mais qui vous a seulement été confié ; c’est bien, je verrai la mère.

– C’est inutile, madame.

– Je la verrai, madame la supérieure, elle m’écoutera et me comprendra, j’en ai la conviction. Quand je lui aurai bien expliqué ce que je veux faire pour son fils, elle n’hésitera pas à faire un sacrifice dans l’intérêt de l’avenir de son enfant. D’ailleurs, nous la mettrons elle-même, pour toujours, à l’abri du besoin.

Ma mère, veuillez, je vous prie, me donner l’adresse de la mère d’André.

– Pour vous dire où demeure la mère d’André, madame, il faudrait que j’y fusse autorisée.

– Comment, il ne vous est pas permis de me dire où elle demeure ?

– Cela ne m’est pas permis.

– Ah ! çà, mais elle a donc intérêt à se cacher ?

– Je ne peux pas vous répondre, madame.

– Tout cela ressemble beaucoup à un mystère. Ainsi il m’est impossible, il m’est défendu de voir cette femme ?

– Je n’ai pas dit cela, madame.

– Cependant…

– Vous pourriez voir ici la mère d’André, car, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, elle y vient souvent.

– Eh bien, madame la supérieure, s’il en est ainsi, je la verrai ici.

– Je n’ai pas à m’y opposer ; mais je vous le répète, madame, vous n’obtiendrez pas ce que vous désirez ; tout ce que vous pourrez dire et faire sera inutile.

– Vous le croyez ?

– Absolument.

– Eh bien, nous verrons.

– Madame, si vous me permettiez de vous donner un conseil…

– Donnez-le-moi, ma mère, je l’accueillerai avec déférence.

– Eh bien, madame, ne voyez pas la mère d’André.

La jeune femme secoua la tête.

– J’ai l’espoir, répliqua-t-elle, que la mère d’André ne repoussera pas mes offres ; mais ne l’aurais-je pas, cet espoir, que je n’en désirerais pas moins, très vivement, avoir un entretien avec elle. Je vous serai donc très reconnaissante, madame la supérieure, de vouloir bien me ménager ici une rencontre avec la mère du petit André.

– Enfin, vous voulez absolument la voir ?

– Oui, absolument, et quoi qu’il puisse arriver. Vient-elle voir son fils à des jours fixes ?

– Pas précisément, madame ; mais si vous pouvez venir ici demain, à trois heures, vous serez sûre de la rencontrer.

– Merci, ma mère ; demain, à trois heures, j’aurai le plaisir de vous faire une seconde visite.

La religieuse s’inclina.

– Ma bonne mère, reprit l’inconnue, que puis-je vous offrir pour vos enfants ?

– Rien, madame.

– Rien, dites-vous ?

– Je ne puis rien accepter. Du reste, comme vous avez pu le voir, nos enfants ne manquent de rien.

– En effet ; cependant…

– La fondatrice de cette maison ne veut associer personne à son œuvre de bienfaisance.

– Ah ! c’est une dame qui a fondé cet établissement ?

– Oui, madame.

– Quel est le nom de cette dame ?

– Nous l’appelons la Dame en noir.

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