I Madame Gallois

Si M. de Mégrigny n’était guère familier avec les questions d’affaires, sa veuve – cela n’étonnera personne – s’y entendait encore moins que lui.

Blanche ne savait pas jusqu’à quel point son frère avait abusé de la confiance de son mari et combien, mandataire peu fidèle, il avait pêché en eau trouble. Elle ignorait cela, car pour ne point lui causer un chagrin, Ludovic ne lui avait pas parlé, des visites et des révélations faites par le personnage inconnu.

Malgré cela, cependant, et comme instinctivement, elle aurait donné beaucoup pour que son frère, tenu à l’écart, n’eût à se mêler en rien de ses affaires. Il lui répugnait – elle avait trop de raisons pour cela – de laisser le baron s’occuper de toutes choses et principalement de celles concernant la succession du défunt.

Mais que pouvait-elle faire ? Elle ne connaissait personne ; elle n’avait pas un homme, un ami à qui elle aurait pu confier en toute sécurité le soin de ses intérêts. On lui donnait des conseils, mais tous étaient contraires à ses intentions, à ce qu’elle aurait voulu. Seul, M. de Bierle aurait pu lui être d’un grand secours ; mais pour lui être agréable, sur son ordre il s’était exilé. Du reste, serait-il resté à Paris, elle n’aurait pas osé demander de lui donner des conseils, de venir à son aide. Il y avait en elle, comme chez lui, d’ailleurs, des sentiments de délicatesse qu’ils n’auraient pu fouler aux pieds.

La jeune veuve, toujours la même enfant inexpérimentée, était donc ainsi à la merci de son frère, et force lui était de recevoir ses services qui, nous le savons, ne devaient pas être désintéressés.

D’ailleurs le notaire de M. de Mégrigny était pour de Simiane ; c’était ce même notaire qui, moins scrupuleux que Me Mabillon, avait fait l’acte que nous connaissons, acte par lequel, en vertu des pouvoirs donnés à M. de Simiane, celui-ci pouvait se substituer entièrement à M. de Mégrigny.

C’était le baron qui avait indiqué ce notaire à Ludovic et, depuis, il en avait fait son ami. Le notaire devait être reconnaissant à de Simiane d’avoir donné à son étude un client archi-millionnaire.

Blanche, circonvenue, sans grande force de résistance, donna au notaire toutes les signatures qu’il lui demanda, et de Simiane, qui n’avait plus en mains qu’un mandat sans valeur, se trouva investi par sa sœur des mêmes pouvoirs que lui avait précédemment conférés de Mégrigny.

Le baron avait dit :

« Il faudra bien qu’elle fasse ce que je voudrai. »

La jeune femme sans défense et à contre-cœur avait donné satisfaction à son frère. Une fois encore de Simiane triomphait. Les millions restaient entre ses mains. S’il avait pu avoir des craintes, elles étaient entièrement dissipées. Il allait pouvoir, facilement, dissimuler ses honteux agissements, ses dilapidations, en ne permettant à personne, pas même au notaire, de voir de quelle façon peu honnête il avait exercé son précédent mandat.

Le notaire, disons-le, n’était pas le complice du baron ; il était de bonne foi, et, dans l’intérêt de la veuve, il avait cru bien faire. Le faux converti, l’avait trompé, le trompait comme il trompait tout le monde.

Et il était sincère, le trop crédule notaire, quand il faisait à Mme de Mégrigny l’éloge de son frère et lui disait que ses intérêts ne pouvaient être mis en meilleures mains.

Blanche écoutait frémissante, le regard troublé ayant comme un poids énorme sur la poitrine. Elle n’avait rien à répondre. Hélas ! elle ne pouvait pas dire que son frère était un misérable, que cet homme, dont on vantait les beaux sentiments, le désintéressement, était le meurtrier de M. de Mégrigny.

Il ne venait pas à l’idée de la jeune femme que le baron pût faire un mauvais usage de son mandat, de ses pouvoirs. C’est qu’elle ne pensait guère à son immense fortune ; ça lui était bien égal que son mari lui eût laissé des millions. Elle n’était pas une femme d’argent. N’ayant pas, d’ailleurs, l’ambition des grandeurs, le désir de briller par le luxe, la richesse, pour elle, comptait peu dans l’existence.

Si l’on était venu lui dire que son frère ne songeait rien moins qu’à la dépouiller complètement, elle aurait été indignée, sans doute, mais ne se serait pas autrement émue.

Ne s’était-elle pas dit déjà qu’elle n’avait pas le droit de prendre l’héritage de son mari ; n’avait-elle pas déjà songé à l’emploi qu’elle pourrait faire de ces millions pour la réparation du crime commis ? Et puis sa conscience lui faisait cruellement sentir que l’enfant qu’elle allait mettre au monde, cet enfant de l’adultère, ne devait pas être l’héritier de M. de Mégrigny. N’était-ce pas déjà trop qu’il portât le nom d’un homme qui n’était pas son père ?

La jeune veuve ne soupçonnait point l’abominable cupidité de son frère et moins encore jusqu’à quelles limites le baron poussait les calculs de sa vénalité. Et, cependant, plus d’une fois elle s’était demandé pourquoi de Simiane avait empoisonné de Mégrigny, son ami, et quel pouvait avoir été le mobile de ce crime monstrueux.

Sur ce point, elle en était encore à réfléchir, à chercher.

Mais, plus tard, elle devait comprendre ; alors, avec cette imagination de la femme, qui se lance vite dans l’exagération, elle devait voir le baron plus scélérat encore qu’il ne l’était réellement, et, dans son affolement, son épouvante, faire naître de nouveaux et terribles événements.

Pendant plus d’un mois, la jeune femme avait opiniâtrement refusé de voir le baron. Sans trop s’inquiéter de cette espèce de quarantaine où il était mis, de Simiane s’occupait des affaires de sa sœur, qui étaient peut-être plus, encore les siennes, avec une grande activité et cette habileté que nous lui connaissons ; ce qui faisait dire au notaire :

– Monsieur le baron, vous êtes un homme de dévouement.

– J’aime tant ma sœur ! répondait-il hypocritement.

Maintenant de Simiane était moins chez lui qu’à l’hôtel de Mégrigny où il commandait et ordonnait en maître, sans se permettre, toutefois, d’arrêter l’exécution de certains ordres donnés par la jeune veuve, bien qu’il trouvât souvent que Blanche se laissait aller à des libéralités trop grandes.

Enfin la jeune femme consentit à recevoir le baron, qui avait à lui faire quelques communications importantes.

Cette première entrevue, comme celles qui devaient suivre, fut gênée et excessivement froide. Blanche ne tendit même pas la main à son frère. Des deux côtés il y avait de la réserve, de la contrainte, de la défiance, et en plus, chez la jeune femme, ce qui était bien naturel, un mélange d’effroi et d’horreur.

– Bah ! se disait de Simiane, elle s’y fera.

Ils ne parlèrent pas de Ludovic, il ne fut fait à sa mort aucune allusion ; mais comme les pensées de Blanche étaient douloureuses, comme elle souffrait d’avoir devant elle le meurtrier de son mari, lui parlant sans trouble d’esprit, d’un cœur léger, et de ne pouvoir lui jeter à la face, comme une flagellation, ce mot : Assassin !

Elle l’écouta, puisqu’il le fallait, mais fiévreusement agitée et comme subissant un supplice. Et quand, n’ayant plus rien à dire, il se retira au bout de vingt minutes, elle poussa un long soupir de soulagement. Il lui sembla qu’elle venait d’être délivrée d’un horrible cauchemar.

Blanche ne sortait presque plus. Où serait-elle allée ? Cette entrée dans le monde, que jeune fille elle avait rêvée, elle ne l’avait pas faite, vu l’état de santé de M. de Mégrigny et, d’autre part, parce que son frère avait été repoussé de tous les salons. Elle avait ses jeunes amies de pension ; mais ne s’était-elle pas volontairement éloignée d’elles ?

Le vide, un vide qui parfois l’effrayait, s’était fait autour d’elle ; et, elle se disait avec une amertume profonde :

– Je suis seule, seule au monde !

Pourquoi, de temps à autre, ne faisait-elle pas une visite au pensionnat de la rue de Reuilly où l’on pensait toujours et beaucoup à elle ? Pourquoi ? Elle n’avait pas osé retourner au pensionnat au moment de son mariage, pouvait-elle, maintenant, avoir l’audace de se présenter devant ces religieuses qui avaient été si bonnes pour elle et d’offrir à leurs baisers de mères un front menteur ?

Rue de Reuilly, on avait appris le mariage de la pensionnaire chérie ; on s’était fort étonné qu’elle ne l’eût pas annoncé elle-même, et plus étonné encore de n’avoir d’elle ni une visite, ni seulement une petite lettre.

Et les religieuses se disaient entre elles, en hochant la tête :

– Qui l’aurait cru ? Encore une ingrate !

Ah ! si elles avaient pu deviner ce qui se passait dans l’âme de Blanche, elles n’auraient point parlé ainsi et, sans aucun doute, il y aurait eu des neuvaines pour la tranquillité de la pauvre chérie et… la rémission de son énorme péché.

Blanche était encore au pensionnat, qu’elle ne devait quitter que plus tard, lorsque la sœur Agathe, qui l’avait tant aimée et avait été pour elle une seconde mère, fut appelée à la direction de la Maison maternelle de Boulogne.

La séparation avait été touchante ; Blanche s’était jetée au cou de la religieuse et avait beaucoup pleuré dans ses bras.

– Vous viendrez me voir souvent, disait sœur Agathe.

– Oh ! oui, oh ! oui !

Et depuis, cependant, Blanche n’avait pas revu sœur Agathe, et celle-ci, comme ses compagnes de la rue de Reuilly, pouvait croire que celle qu’elle appelait autrefois sa chère fille l’avait complètement oubliée.

Non, Blanche, qui pensait souvent aux autres religieuses, n’avait pas, à plus forte raison, oublié Sœur Agathe. Bien des fois elle avait eu le désir de l’aller voir ; mais toujours les mêmes craintes l’avaient retenue. Pourtant elle savait tout ce qu’il y avait de bonté, de commisération et d’indulgence dans le cœur de la religieuse.

Avec sœur Agathe elle n’avait pas besoin de mentir, elle pouvait lui tout dire, comme à un confesseur, et elle savait que la fille de Dieu pleurerait avec elle et trouverait de douces et bonnes paroles pour la consoler.

Blanche, avons-nous dit, ne sortait presque plus ; toutefois elle ne manquait pas d’exercice. Deux heures le matin et aussi deux heures dans la soirée, elle se promenait dans les allées du jardin, sous l’ombrage des grands arbres. C’était une des principales recommandations du médecin et de la sage-femme qui, la grossesse étant avancée, faisaient l’un et l’autre de fréquentes visites à la jeune femme.

Souvent, quand sa pensée la reportait vers le passé, Blanche se disait :

– Comme je serais heureuse de revoir ma bonne mère Agathe ! Boulogne, c’est tout près d’ici, de l’autre côté du bois ; en moins de vingt minutes j’y serais. Mais non, je dois attendre encore ; après mes couches… Oh ! alors, j’irai ; c’est bien décidé, cette fois, rien ne m’arrêtera, j’irai.

* *

*

Mme de Mégrigny mit au monde une petite fille.

– Elle ne demande qu’à vivre, cette mignonne, dit la sage-femme, elle est robuste, grasse, potelée et jolie, comme le plus bel ange du ciel.

Et pendant que la jeune mère tenait l’enfant dans ses bras et l’embrassait :

– Quels noms lui donnerez-vous ? demanda la sage-femme.

Blanche resta quelques instants pensive, hésitante, puis répondit d’une voix faible :

– Edmée-Henriette.

– Alors vous l’appellerez Edmée ?

– Non, Henriette, répondit la jeune mère après un nouvel instant d’hésitation.

– Maintenant, madame, donnez-moi Mlle Henriette, que je la mette dans son berceau, car elle a besoin de dormir.

Le soir, comme elle sortait de l’hôtel, après s’être fait remplacer auprès de l’accouchée par une garde en qui elle avait toute confiance, la sage-femme fut abordée dans l’avenue par une femme d’un certain âge, modestement, mais proprement vêtue, qui paraissait être une ouvrière.

– Madame, dit-elle, pardonnez-moi la liberté que je prends, je voudrais vous demander, vous prier…

– Eh bien ? fit la sage-femme étonnée.

– Vous, prier de me donner des nouvelles de Mme de Mégrigny. J’étais au service de Mme la baronne de Simiane quand elle est née, je l’ai portée toute petite dans mes bras. Depuis, j’ai eu du malheur, des jours de misère, elle m’est souvent venue en aide ; vous comprenez, madame, la reconnaissance… Je sais que Mme de Mégrigny est à la veille d’être mère et je suis un peu inquiète ; je sais que vous êtes la sage-femme qui lui donne des soins et voilà pourquoi je me permets de vous demander comment elle va.

– Pourquoi ne vous êtes-vous pas adressée aux gens de la maison ?

– Je n’ai pas osé sonner à la porte ; dernièrement j’ai eu affaire à un domestique bourru qui, me prenant sans doute pour une mendiante, m’a fort rudement éconduite.

– Eh bien, ma bonne femme, je vais vous répondre : Mme de Mégrigny n’est plus à la veille d’accoucher ; ce matin, à neuf heures, elle a donné le jour à une gentille petite fille, qui se porte comme un charme.

L’inconnue joignit les mains, et s’écria, la joie dans les yeux :

– Oh ! quel bonheur ! Et la maman, madame, se porte-t-elle bien aussi ?

– Oui, parfaitement bien.

– La suite des couches ne vous inspire aucune crainte ?

– Aucune.

– Oh ! merci, madame, merci, vous me rendez bien contente !

– Si cela peut vous faire plaisir, je vous apprends encore, que la petite fille s’appellera Henriette.

– Henriette ! Ah ! je suis bien aise de savoir cela ! Henriette, Henriette…

Les deux femmes se séparèrent.

La questionneuse, qui demeurait rue Lepic, à Montmartre, se dirigea d’un pas rapide vers son domicile, ayant hâte de rentrer chez elle.

Cette femme n’était pas précisément une ouvrière, mais une femme de ménage, la femme de ménage de M. de Bierle dont elle avait été la nourrice. Indépendamment des quarante francs que le jeune homme lui donnait par mois pour son service, Henri lui faisait une petite rente de six cents francs par an. Aussi, loin d’être une pauvresse, Mme Gallois était dans l’aisance ; elle avait de l’argent à la caisse d’épargne et des obligations à lots de la ville de Paris et du Crédit Foncier.

Inutile de dire qu’elle était très attachée à son ancien nourrisson et lui était entièrement dévouée.

Henri de Bierle avait aussi pour sa vieille nourrice, qu’il se plaisait à appeler maman Gallois, une grande affection.

Avant de partir pour l’Algérie, désirant avoir à Paris une personne sûre qui pût lui donner des nouvelles de Blanche et l’instruire de ce qui se passerait à l’hôtel de Mégrigny, il avait pris sa nourrice pour confidente, lui révélant son amour pour Mme de Mégrigny et ne lui cachant point leurs relations.

Il connaissait Mme Gallois, sa fidélité à toute épreuve ; il savait qu’elle serait la discrétion même, qu’il pouvait avoir en elle la confiance la plus absolue.

En se servant tantôt d’un moyen, tantôt d’un autre, Mme Gallois, qui ne manquait ni d’intelligence, ni d’adresse, parvenait à savoir tout ce que M. de Bierle pouvait avoir besoin d’apprendre.

Rentrée chez elle, Mme Gallois, de sa grosse écriture pesante et avec émaillement de fautes d’orthographe, écrivit les lignes suivantes adressées à Henri de Bierle :

« Monsieur Henri,

« La délivrance a eu lieu ce matin à neuf heures ; tout s’est passé on ne peut mieux ; je l’ai su par la sage-femme elle-même, qui a bien voulu répondre à mes questions. Vous allez être content, puisque vous le désiriez : c’est une petite fille.

« Elle est tout plein gentille et se porte comme un charme, m’a dit la sage-femme.

« On lui a déjà donné le nom de Henriette ; voyez si l’on ne pense pas à vous.

« La petite maman va bien aussi, sa position n’inspire aucune inquiétude. Donc, tout va bien.

« Je n’ai rien de plus à vous apprendre aujourd’hui. Ainsi que vous me le recommandez, je continuerai à aller rôder aux alentours de l’hôtel, et en attendant que la petite maman puisse vous écrire et vous donner elle-même de ses nouvelles, vous en aurez par moi, deux fois par semaine, de toutes fraîches.

« Votre fidèle et dévouée servante,

« Rosine GALLOIS. »

Mme de Mégrigny ayant déclaré que son intention était de nourrir elle-même son enfant, le médecin et la sage-femme n’avaient pas eu à s’occuper d’une nourrice ; mais, dès le troisième jour, on reconnut que la jeune mère avait si peu de lait qu’elle ne pouvait donner le sein à la petite Henriette.

Quand on annonça à Blanche qu’il lui fallait absolument prendre une nourrice, elle éprouva une très grande peine. Mais la santé de sa chère petite étant menacée, lui disait-on, elle se résigna à un sacrifice qui lui coûtait énormément.

Pourquoi, constituée comme elle l’était, ayant la poitrine admirablement développée, la jeune mère était-elle incapable de nourrir son enfant ?

Le médecin et la sage-femme se demandaient quelle pouvait être la raison de ce phénomène.

Ils ignoraient que le cœur de Mme de Mégrigny débordait de douleurs contenues ; ils ne savaient pas quelles secousses violentes elle avait éprouvées dans les derniers mois de sa grossesse.

Le jour même la sage-femme se mit à la recherche d’une nourrice sur lieu, Blanche ne voulant à aucun prix se séparer de son enfant.

Une bonne et plantureuse Picarde fut arrêtée et amenée avant la nuit à l’hôtel de Mégrigny.

Aucune complication ne vint retarder le rétablissement de la jeune mère, qui se fit progressivement, et trois semaines après la naissance de l’enfant, elle était remise sur pied.

Ne sachant pas que son amant avait à Paris une personne qui le renseignait, elle lui avait écrit pour lui annoncer la naissance de la petite Henriette. Elle avait adressé sa lettre rue de la Chaussée d’Antin, avec le mot : faire suivre, car bien qu’elle sût que le jeune homme était en Algérie, elle ignorait encore s’il habitait à Alger ou dans une autre ville de la grande colonie africaine.

Une après-midi, après s’être promenée une demi-heure dans le jardin, par un beau soleil de printemps, elle sortit par la petite porte, ne pouvant résister au désir de continuer sa promenade sur l’avenue.

Depuis quelques jours, Mme Gallois, aux aguets, passait de longues heures à tourner autour de l’hôtel. Juste au moment où Blanche sortait, elle se trouvait dans le chemin longeant le mur du jardin. Bien qu’elle n’eût jamais vu Mme de Mégrigny, elle la reconnut aussitôt, sans doute au portrait que son maître lui en avait fait.

Elle s’avança vers la jeune femme qui, surprise et peut-être même un peu effrayée d’être ainsi brusquement accostée, se jeta vivement de côté.

Mme Gallois eut un sourire mystérieux, puis d’une voix très douce :

– Une vieille femme comme moi n’est pas bien à craindre, dit-elle, et je jure à madame de Mégrigny qu’elle peut avoir confiance en moi.

– Ah ! vous me connaissez ?

– Oui, madame.

– Qui êtes-vous ?

La vieille se rapprocha et répondit à voix basse :

– Je suis la femme de ménage de M. Henri de Bierle et j’ai été sa nourrice.

Blanche tressaillit.

– Mon Dieu, fit-elle avec inquiétude, mais qu’avez-vous donc à me dire ?

– Oh ! rassurez-vous, madame ; j’ai à vous dire que M. de Bierle est en parfaite santé et qu’il a reçu toutes vos lettres, que je lui ai réexpédiées, ainsi qu’il m’en avait donné l’ordre.

Je lui ai aussi écrit, de mon côté ; deux fois par semaine, pendant que vous étiez alitée, il a eu de vos nouvelles.

– Quoi, vous saviez ce qui se passait chez moi ?

– Oh ! pas tout, madame, mais ce qu’il me fallait savoir afin de renseigner mon maître.

– Et comment étiez-vous renseignée vous-même ?

– Les domestiques sont tous bavards.

Et comme la jeune femme paraissait inquiète :

– Mais soyez tranquille, madame, reprit la vieille, ceux que j’ai fait parler n’y ont pas vu malice.

– Ainsi c’est vous qui avez appris à M. de Bierle…

– Peut-être auriez-vous préféré qu’il ne sût la chose que par vous ; mais vous nous pardonnerez tous deux : il était en proie à de si vives inquiétudes !

– Je lui ai écrit il y a douze jours ; a-t-il reçu ma lettre ?

– Oui, madame, et je vous apporte sa réponse.

– Une lettre de lui !

Le regard de Blanche était rayonnant.

– La voici, madame, dit l’ancienne nourrice, en tirant la lettre de son corsage.

– Merci, ma bonne, merci, dit la jeune femme en prenant le pli cacheté, qu’elle s’empressa de glisser dans sa poche.

Est-ce à Alger qu’il habite ? reprit-elle.

– Oui, madame ; mais dans sa lettre il vous donne son adresse afin que vous puissiez lui écrire directement.

Quant à ses lettres, à lui, si vous le voulez bien, c’est moi qui vous les remettrai.

– Comment ferez-vous ?

– Oh ! rien de plus simple : Je me présenterai à votre hôtel et demanderai, à vous voir, me disant quêteuse d’une œuvre de bienfaisance, celle des Vieillards infirmes. Ni M. le baron, ni vos domestiques ne soupçonneront la vérité.

– En effet, votre idée est ingénieuse. Mais existe-t-elle réellement, cette œuvre des Vieillards infirmes ?

– Oui, madame, elle existe ; à Paris et dans les environs elle a plusieurs maisons de charité où sont reçus de pauvres vieillards des deux sexes, de la classe ouvrière.

Il y a une de ces maisons à Vaugirard où sont recueillies de vieilles femmes ; j’y vais de temps à autre rendre visite à une ancienne amie, paralysée des deux jambes, à qui je porte quelques douceurs : des confitures, du chocolat, des oranges et un peu d’argent.

– Eh bien, ma bonne, dit Mme de Mégrigny, je m’associe à cette œuvre de bienfaisance ; chaque fois que vous viendrez me voir, je vous remettrai mon offrande pour les pauvres vieilles femmes de cette maison de Vaugirard.

Comme cela vous n’aurez pas à mentir, vous serez réellement une quêteuse de l’œuvre des Vieillards infirmes.

– Oh ! madame !

– Voilà qui est entendu.

Comment vous appelez-vous ?

– Rosine Gallois.

– Je n’oublierai pas votre nom.

Maintenant laissez-moi.

La femme de ménage, salua respectueusement Mme de Mégrigny et s’éloigna.

Blanche, renonçant à la promenade qu’elle avait voulu faire, rentra dans le jardin et regagna ses appartements. Elle avait hâte de lire la lettre de M. de Bierle.

Cependant, avant de s’enfermer dans son boudoir, elle entra dans la chambre de la nourrice.

La petite Henriette, dans son berceau, dormait d’un doux et paisible sommeil.

Doucement, Blanche écarta les rideaux de dentelle et resta quelques instants en contemplation devant la mignonne, qui avait comme un sourire sur ses lèvres roses.

– Cher ange, murmura-t-elle, puisses-tu ne jamais souffrir !

Elle se pencha lentement et mit un baiser sur le front de l’enfant.

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