II Demi-confidence

La jeune femme était assise dans un fauteuil ; entre les doigts de sa main gauche, appuyée sur le bras du siège, elle tenait la lettre de M. de Bierle, qu’elle venait de lire deux fois de suite ; de sa main droite, avec un mouchoir de fine batiste, elle essuyait ses yeux et son visage baignés de larmes.

Au bout de quelques instants, après de gros soupirs, elle relut une troisième fois la lettre, qui était ainsi conçue :

« Chère bien-aimée,

« Malgré la défense que vous m’avez faite, je vous écris cette lettre, qui vous sera remise secrètement par Mme Gallois, ma vieille et bonne nourrice, dont le dévouement et la discrétion sont à toute épreuve.

« C’est à cette brave et digne femme que, depuis cinq ans, j’ai confié le soin de mon ménage de garçon. Vous pouvez avoir en elle la plus entière confiance.

« C’est grâce à elle que, dans ces derniers temps, alors qu’il ne vous était pas possible de m’écrire, j’ai eu de vos nouvelles, toujours attendues avec une anxieuse impatience.

« J’éprouve, une joie d’enfant en pensant que dans quelques jours vous aurez cette lettre entre les mains et la lirez. Si vous saviez comme il m’est doux de pouvoir enfin m’entretenir un instant avec vous.

« J’ai reçu vos lettres ; elles ont été ma consolation et m’ont donné tout le bonheur que je pouvais avoir dans mon exil. J’avais de vos chères nouvelles, la preuve que ma bien-aimée Blanche ne m’oubliait pas ; mais, voyez mon égoïsme, je trouvais que vous ne m’écriviez pas aussi souvent que mon cœur le désirait et que vous ne me parliez pas assez longuement de vous. Cependant vous me disiez bien tout ce que vous pouviez me dire. Ne me suffisait-il pas d’avoir l’assurance que votre pensée était avec moi et que votre cœur m’appartenait toujours ?

« J’ai appris avec des transports de joie votre heureuse délivrance, la naissance d’une petite fille qui, certainement, sera bonne et jolie comme sa maman. En pensant à moi, vous lui avez donné le nom d’Henriette.

Hélas ! à ma joie, que rien ne devrait gâter, se mêle une amertume profonde. Henriette, Henriette ! Cette chère petite, qui n’en sera pas moins aimée, adorée, portera le nom de Mégrigny. Ah ! Blanche, Blanche, chère et douce victime, pourquoi cet homme, au bord de la tombe, vous a-t-il épousée ? Était-ce donc pour vous laisser son immense fortune ?

« Je vous savais presque pauvre quand j’ai si vivement désiré unir votre destinée à la mienne ; je n’avais pas une grande fortune à vous donner, moi, mais je voulais vous rendre heureuse, en vous consacrant ma vie tout entière.

« Maintenant, plus violemment que par votre frère, je me sens repoussé par votre richesse ; ces millions, qui viennent d’Amérique où ils auraient dû rester, se dressent entre vous et moi comme une barrière infranchissable.

« Je suis inquiet, troublé jusqu’au fond de l’âme, et je me demande avec une douloureuse angoisse ce que nous réserve l’avenir.

« Je vous aime, Blanche, vous êtes toute ma vie, s’il me fallait renoncer à vous, vous perdre, je ne pourrais plus vivre ; et je sens que dans votre intérêt, pour votre repos, votre dignité, vous ne pouvez plus être ma maîtresse. Nos relations se renoueraient-elles que, forcément, au bout de quelque temps, elles seraient de nouveau brisées et, cette fois, pour toujours.

« Je sais tout ce que vous avez souffert pour moi et par moi, ma bien-aimée ; je ne veux plus vous causer de nouvelles douleurs, je ne veux plus que vous ayez des reproches à vous faire et des larmes amères à verser. Non, non, quand je donnerais ma vie avec ivresse pour vous épargner une peine, un chagrin, ce n’est pas moi qui peux vous rendre malheureuse.

« Ah ! je vous aime trop pour cela, et si vous l’ordonniez, dussé-je en mourir, je ne vous reverrais plus.

« Votre fortune, votre fortune ! c’est elle qui porte le trouble dans mon âme et met dans mon cerveau la fièvre et le délire… Je les maudis, ces millions de M. de Mégrigny, qui semblent me crier : Arrête-toi, ne nous approche pas, tu n’as pas le droit de nous toucher !

« Eh bien, oui, Blanche, chère adorée, ce sont les millions de M. de Mégrigny qui me glacent et m’épouvantent, car j’ai aussi mes susceptibilités, mes délicatesses de sentiments.

« Ah ! s’ils n’étaient point là, ces millions comme je me sentirais libre et fier, et comme je serais heureux, à genoux devant vous, de vous demander d’accepter mon nom.

« Je voudrais épouser la veuve de M. de Mégrigny et l’immense fortune de ce mort me le défend.

« Ah ! Blanche, Blanche, si vous étiez pauvre !

« Debout devant la fenêtre de ma chambre, qui a vue sur la mer, je regarde constamment du côté de la France vers laquelle s’envolent toutes mes pensées ; et plus je pense à vous, Blanche, et à cette chère petite créature à laquelle je ne suis et ne puis être qu’un étranger, plus je suis triste, soucieux, plus je m’enfonce dans le néant des choses humaines.

« Mais pourquoi viens-je vous parler de mes souffrances ? Est-ce que vous n’avez pas les vôtres ?

« Pardon, Blanche, pardon !

« Il y a des instants où ma raison s’égare ; alors il est des choses qui prennent à mes yeux des proportions énormes et je me sens saisi par des terreurs étranges. Je me plais peut-être à faire surgir devant moi de noirs fantômes contre lesquels, écrasé par le découragement, je ne peux pas me défendre.

« En d’autres moments, le cerveau surchauffé, m’exaltant, les idées les plus singulières, les plus folles me passent par la tête. Le monde n’existe plus, les grands principes du devoir, les sentiments d’honnêteté, d’honneur, de délicatesse n’ont plus aucune raison d’être et je foule aux pieds tout ce que j’ai jusqu’alors révéré et défendu. Il n’y a plus sur la terre que vous, moi… et l’enfant ; et, n’en tenant plus compte, je ris de mes stupides et ridicules susceptibilités.

« Ou bien encore, prêt à tout braver, me moquant de l’opinion publique, épouvantable d’égoïsme, je m’empare de Blanche et d’Henriette et les emporte dans un monde inconnu, en criant d’une voix qui retentit partout : Elles sont à moi, elles sont à moi !

« Ne suis-je pas un peu fou, dites ?

« Mais que déduire de tout cela ? C’est que je vous aime, Blanche, c’est que je vous adore ! C’est que mon cœur et le vôtre ne font qu’un cœur et que mon existence est tout entière dans la vôtre !

« Répondez-moi, ma bien-aimée, et écrivez souvent à l’exilé ; vos lettres m’apportent l’apaisement. Parlez-moi beaucoup de vous et… de notre enfant. En vous deux est maintenant toute ma force. Chaque jour, mettez un baiser sur le front de l’ange, en prononçant tout bas : pour son père !

« Si vous saviez comme j’ai soif de réconfortant, comme mon âme en peine a besoin d’être rassurée et consolée !

« À vous deux pour la vie.

« HENRI. »

À la lettre était jointe une carte de visite, sur laquelle le jeune homme avait écrit son adresse à Alger.

La réponse de Blanche, écrite le soir même, autant avec le cœur qu’avec la plume, devait, ainsi qu’il le demandait, rassurer et consoler l’âme en peine de l’exilé.

Si elle avait cédé aux pressantes sollicitations de son cœur, la jeune femme aurait dit à Henri : revenez. Elle avait hésité ; puis, toujours par crainte de son frère, elle s’était dit :

– Non, pas encore.

* *

*

Quelques jours après, à midi et demi, Mme de Mégrigny monta dans son coupé. Bien que ce fût sa première grande sortie, elle n’avait pas voulu que sa femme de chambre l’accompagnât. Elle donna l’ordre au cocher de la conduire à la Maison maternelle de Boulogne.

Elle tenait la promesse qu’elle s’était faite à elle-même ; elle allait rendre visite à sœur Agathe ; enfin elle allait revoir cette bonne religieuse que, pendant des années, elle avait considérée comme sa seconde mère. Elle était très émue quand elle sonna à la porte de l’établissement, et quand on lui eut ouvert, ce fut d’une voix faible et tremblante qu’elle demanda à voir la supérieure à qui elle venait faire une visite.

L’ayant conduite au parloir, la sœur converse la pria de vouloir bien lui dire son nom.

– Je suis Mme de Mégrigny.

La converse fit une profonde révérence et disparut.

Au bout d’un instant, Blanche entendit une voix, qu’elle reconnut aussitôt et qui disait :

– Vous ne vous trompez pas, de Mégrigny est bien le nom que cette dame vous a donné ?

– Oui, ma mère.

Il y eut un claquement de portes, des pas précipités, puis la religieuse parut à l’entrée du parloir.

– Vous, vous ! fit la mère Agathe.

Elle ne put prononcer que ce mot. Elle suffoquait. Mais elle fit deux pas en avant, les bras largement ouverts.

– Ah ! exclama Blanche.

Et d’un bond, éclatant en sanglots, elle s’élança au cou de la religieuse qui, haletante, referma ses bras et pressa sur sa poitrine l’enfant qui lui revenait.

– Blanche, ma chérie, vous ne m’aviez donc pas tout à fait oubliée ?

– Oh ! non, oh ! non ; j’ai au contraire beaucoup pensé à vous.

– Vous pensiez à moi, et vous m’avez laissé croire que vous étiez une enfant ingrate ; pourquoi n’êtes-vous pas venue me voir ?

– Ah ! je ne pouvais pas.

– Si seulement vous m’aviez écrit.

La jeune femme secoua la tête.

– Hélas ! avec un redoublement de sanglots, qu’aurais-je pu vous dire ?

– Mon Dieu, mais pourquoi pleurez-vous ainsi ? C’est de la douleur, cela.

– Oui, de la douleur. Ma mère, je suis bien malheureuse.

– Vous avez perdu votre mari, je le sais. Pauvre chère enfant, veuve, si jeune, après quelques mois de mariage.

– Mon malheur a commencé avant mon mariage.

– Que me dites-vous là ?

– Ah ! si vous saviez, si vous saviez… Mais vous saurez, ma mère, et vous comprendrez pourquoi je n’ai osé ni venir vous voir, ni vous écrire.

– Eh bien oui, ma chérie, vous verserez votre chagrin dans mon cœur, cela vous soulagera. Mais ne restons pas ici, venez, chère enfant, venez.

Et la religieuse emmena son ancienne élève dans le salon réservé. Quand elles se furent assises et Blanche s’étant calmée, la mère Agathe reprit :

– Moi aussi, Blanche, j’ai beaucoup pensé à vous. Bien que je vive éloignée du monde, un écho affaibli de ce qui s’y passe arrive pourtant parfois à mes oreilles. Tout en vous croyant oublieuse et ingrate, ce qui n’est pas, Dieu merci, je n’ai pas cessé de m’intéresser à vous et d’avoir des préoccupations au sujet de votre avenir.

Autant qu’il m’a été possible, je vous ai suivie, et grâce à deux personnes qui viennent ici, – un vieux médecin et un grave notaire, – j’ai appris votre mariage qui causa, paraît-il, un grand étonnement, puis la mort de M. de Mégrigny et enfin, tout récemment, que vous étiez devenue mère.

– Oui, j’ai une petite fille, dit Blanche dont le front s’empourpra.

– J’ai su également, continua la religieuse, que M. de Mégrigny avait hérité d’une fortune considérable, une dizaine de millions, m’a-t-on dit, et que cette superbe fortune est maintenant la vôtre.

– Hélas ! oui, je suis riche, trop riche !

– Oh ! Blanche, comme vous dites cela ! Et pourquoi trop riche ?

– Parce que, répondit la jeune femme comme étourdie, cette fortune de M. de Mégrigny peut causer de grands chagrins.

– En vérité, chère enfant, je ne vous comprends pas ; sans doute ce n’est pas la fortune qui peut à elle seule, donner le bonheur ; mais que de satisfaction on en peut tirer ! N’est-ce donc pas une bonne et douce chose pour le cœur de répandre des bienfaits, de pouvoir faire beaucoup, beaucoup de bien autour de soi ? Vous serez charitable, ma fille, et vous verrez comme il est facile d’être bienfaisante quand on aime à faire le bien.

– Eh bien, oui, ma mère, je ferai du bien, je donnerai beaucoup ; il y a tant de malheureux !… Je veux commencer dès aujourd’hui ; ici, dans cette maison, sont recueillis de pauvres petits enfants abandonnés ou orphelins que vous élevez, dont vous êtes la mère ; quelle somme dois-je vous donner pour ces petits déshérités ? Ne craignez pas de me demander trop ; est-ce cent mille francs, deux cent mille, plus encore ? Oh ! dites, dites…

– Vous n’avez rien à me donner, chère enfant, car je ne peux rien accepter.

– Comment, vous ne pouvez pas ?…

– La fondatrice de cette maison subvient et au delà à toutes nos dépenses ; son œuvre est à elle, bien à elle, et elle a déjà refusé et refusera encore tout concours pécuniaire. Comme vous, Blanche, cette dame est immensément riche, et comme vous aussi elle est jeune, belle et veuve.

N’éprouvez aucune peine, chère enfant, ce que vous ne pouvez pas donner ici, vous le donnerez ailleurs. Il y a tant de malheureux ! disiez-vous tout à l’heure ; eh bien, oui, les déshérités de la vie sont nombreux, et seulement dans ce grand Paris, que de bien vous aurez à faire, que de profondes misères vous trouverez à soulager !

Mais vous-même êtes malheureuse, vous souffrez… Voyons, ma chérie, dites-moi vos peines ; et si le seigneur m’en donne le pouvoir, je ferai de mon mieux pour vous consoler.

Blanche, qui avait autant besoin d’être conseillée que consolée, était venue rendre visite à la mère Agathe avec l’intention de lui faire sa confession entière, comme à un prêtre confesseur ; mais le courage lui manqua subitement, non pas tant parce qu’elle craignait la sévérité des reproches de la religieuse, mais surtout parce que ce serait lui causer un grand chagrin. Et puis, si bien que, dans un examen de conscience, elle se fût préparée à parler, elle sentait que les paroles qu’elle devrait dire se refuseraient à venir sur ses lèvres.

Elle parla d’abord de M. Henri de Bierle, et de l’amour qu’ils s’étaient mutuellement inspiré ; elle raconta les divers incidents qui avaient précédé son mariage : les paroles d’amour échangées à Dieppe, la demande de sa main faite par M. de Bierle, le refus de son frère et le moyen dont le baron s’était servi pour la forcer à épouser M. de Mégrigny.

Elle rendit justice à ce dernier, disant qu’il avait été constamment bon, affectueux, dévoué pour elle.

Mais elle n’en avait pas moins beaucoup souffert, car elle n’avait et ne pouvait avoir qu’une amitié sincère pour M. de Mégrigny, ayant donné son amour, son cœur tout entier à M. de Bierle.

Blanche termina en passant rapidement sur la mort de son mari et la naissance de sa fille.

Elle ne dit point que M. de Mégrigny était mort empoisonné, pas plus qu’elle n’avait avoué que M. de Bierle était devenu son amant, grâce à la coupable complaisance de sa femme de chambre, agissant de complicité avec son frère. Par conséquent, elle ne révélait pas à la religieuse que son enfant n’était pas de son mari.

Dans le cours de son récit, elle avait eu des moments d’hésitation, de trouble, des pâleurs et des rougeurs subites ; rien de cela n’avait échappé à la mère Agathe, qui savait observer et avait une grande pénétration d’esprit :

– Ma chère enfant, dit-elle avec beaucoup de douceur, vous m’avez profondément émue, et, plus que je ne pouvais le penser, vous êtes digne de compassion. Votre mariage, – je le savais un peu – a été un grand malheur.

– Hélas ! soupira la jeune femme.

– Peut-être ne m’avez-vous pas tout dit, Blanche, il m’a semblé que plus d’une fois vous vous étiez retenue, vous imposant silence à vous-même.

La jeune femme devint très rouge et baissa la tête.

– Ma chérie, reprit la religieuse, vous savez combien est grande mon affection pour vous ; mais elle ne veut être ni exigeante, ni indiscrète : s’il est des choses que je ne doive pas savoir, gardez-en le secret.

– Oh ! ma mère !

– Ma fille, une confidence, de quelque nature qu’elle soit, doit être faite sans aucun effort. Plus tard, si vous le jugez nécessaire, vous me direz ce que vous croyez devoir me cacher aujourd’hui.

– Oui, plus tard, murmura Blanche d’une voix oppressée. »

– Dites-moi, chère enfant, avez-vous revu M. de Bierle après votre mariage ?

– Oui, plusieurs fois, répondit la jeune femme avec malaise.

– C’était bien imprudent ; et depuis la mort de votre mari ?

– Tout de suite après la mort de M. de Mégrigny il est parti pour l’Algérie où il est toujours.

– Aurait-il cessé de vous aimer ?

– Oh ! non.

– Et vous, ma fille ?

– Je l’aime toujours.

La mère Agathe eut un doux sourire.

– Vous vous écrivez, sans doute ? fit-elle.

– Oui, il m’écrit et je lui réponds.

– Si c’est une faute, elle me paraît légère. Dieu ne défend pas à ses créatures d’aimer ; c’est une loi de nature qu’il a voulue. Si votre âme et celle de M. de Bierle sont ainsi unies que rien n’a pu les séparer, Dieu, juste et bon, ne peut être sévère pour deux de ses enfants, en réprouvant une chose qu’il a permise. Du vivant de votre époux, peut-être étiez-vous blâmable de penser à M. de Bierle ; maintenant la situation est changée : vous êtes libre, vous pourrez épouser l’homme que vous aimez.

– Je le pourrais, ma mère, seulement…

– Eh bien ?

– Il y a des difficultés.

– Ah ! Et lesquelles ?

– Les unes viennent de M. de Bierle, qui, n’ayant pas beaucoup de fortune, s’effraye à l’idée de m’épouser, non pas seulement parce que je suis immensément riche, mais encore et surtout parce que ma grande fortune est l’héritage de M. de Mégrigny.

– Il y a là un sentiment très respectable. M. de Bierle ne manque ni de délicatesse, ni de dignité ; toutefois, je ne pense pas que, en la circonstance, il puisse avoir une volonté absolue. Pour être votre époux, mon enfant, il fera taire ses honorables scrupules.

– Peut-être ! soupira la jeune femme.

Après un silence, elle reprit :

– De mon côté, j’ai des craintes : mon frère n’aime pas M. de Bierle, et je suis sûre qu’il ne consentira jamais…

– M. le baron n’a plus à s’opposer à ce que vous désirez ou voulez ; vous n’êtes plus sous sa tutelle. D’ailleurs, qui vous dit qu’il ne regrette pas aujourd’hui d’avoir repoussé la demande de M. de Bierle et de vous avoir forcée à épouser M. de Mégrigny ?

– Il ne regrette rien, ma mère, rien, rien ! Ah ! vous ne savez pas ce qu’est mon frère !

– Vous m’étonnez beaucoup, Blanche ; d’après ce qui m’a été dit, autant la conduite de M. de Simiane a été déréglée et scandaleuse autrefois, autant, aujourd’hui, elle est sage et édifiante.

– Hypocrisie, fausseté, mensonge ! exclama la jeune femme, ne pouvant se contenir.

– Blanche, mon enfant, ma surprise est extrême ; est-ce que vous ne voyez plus votre frère ?

– Si, je le vois, mais le moins possible, quand j’y suis forcée.

– Forcée ?

– Il s’occupe de mes affaires ; c’était ce qu’il voulait ; j’ai dû signer un acte qui lui donne les mêmes pouvoirs qu’il tenait précédemment de M. de Mégrigny.

– On m’a, en effet, parlé de ce premier mandat. Ainsi, Blanche, votre fortune est entre les mains de votre frère ?

– Oui, entièrement. Et pour avoir l’argent dont j’ai besoin je suis obligée de le lui faire demander par un de mes serviteurs.

– Étrange situation.

– Et si je la voulais changer, ma mère, j’aurais tout à redouter.

– Oh !

– J’ai peur de mon frère, j’en ai peur ! ajouta Blanche en frissonnant.

– Il ne peut qu’abuser du mandat que vous lui avez confié.

– Oh ! si je n’avais que cela à craindre !…

Baissant, la voix, Blanche continua :

– Si je lui parlais de mon intention d’épouser celui, que j’aime ou s’il apprenait autrement, il serait capable de tuer M. de Bierle.

– Grand-Dieu !

– Oui, j’en ai l’horrible conviction, il le tuerait !

– Pour qu’il ne soit pas votre époux ?

La jeune femme secoua la tête et répondit :

– Pour que je n’aie pas un défenseur, pour qu’on ne l’oblige pas à présenter ses comptes, pour ne pas avoir à se dessaisir de son mandat. La fortune de M. de Mégrigny est entre ses mains, il ferait tout au monde pour qu’elle ne lui fût pas enlevée.

La mère Agathe regardait la jeune femme avec une sorte d’effarement.

À ce moment, deux coups de cloche se firent entendre.

La religieuse se dressa debout.

– Qu’est-ce donc ma mère ? demanda Blanche.

– On m’annonce la visite de la fondatrice de cette maison, cette jeune et jolie veuve que nous appelons ici la Dame en noir.

– Alors, ma bonne mère, je me retire.

– Non. Blanche, restez.

– Mais…

– Je désire vous présenter à notre bienfaitrice ; peut-être serez-vous un jour deux amies.

Je vous quitte pour aller recevoir la Dame en noir, comme j’en ai l’habitude. Attendez un instant.

Sur ces mots, la mère Agathe s’élança hors du salon.

– La Dame en noir ! se disait Blanche, pourquoi cette singulière appellation ?

* *

*

Quelques instants après, Mme Clavière entra dans le salon suivie de la mère Agathe.

Les deux jeunes femmes se saluèrent.

– Madame, dit la religieuse, prenant la main de Blanche, permettez moi de vous présenter une de mes anciennes et chères élèves, Mme de Mégrigny.

Mme Clavière eut un mouvement de surprise et répondit, enveloppant Blanche de son doux regard :

– Je suis charmée de faire la connaissance de Mme de Mégrigny dont j’ai quelquefois entendu parler et à qui je m’intéresse.

– Oh ! madame ! fit Blanche.

– Mme de Mégrigny, reprit la religieuse, sait que la Dame en noir est notre bienfaitrice et que tous les enfants recueillis dans cette maison, sont ses enfants. Vous ayant présenté mon ancienne élève, madame, je crois devoir ajouter que mon affection pour elle est celle d’une mère pour sa fille.

– Ma mère, vous ne sauriez me faire un plus éloquent éloge de Mme de Mégrigny.

Et l’intérêt que je vous porte, madame, n’en est que plus vif, ajouta Mme Clavière en s’adressant à Blanche.

– Vous me rendez toute confuse, madame, répliqua Blanche, et je me demande comment, ne me connaissant pas, vous avez pu vous intéresser à moi.

– Cela vous est, en effet, difficile à comprendre. Cependant, cet intérêt, que vous m’avez inspiré, est réel et sincère. Il est né de plusieurs causes : d’abord, il est probable que je n’aurais jamais pensé à vous, si vous n’aviez pas été Blanche de Simiane ; c’est à l’époque de votre mariage que j’ai commencé à m’intéresser à vous, en apprenant qu’on vous forçait à épouser M. de Mégrigny, que vous n’aimiez pas, que vous ne pouviez pas aimer, puisque, déjà, vous aviez donné votre cœur à un autre.

– Quoi ! vous savez ! exclama Blanche stupéfiée.

– Je sais que Mlle Blanche de Simiane a été malheureuse et que Mme de Mégrigny, veuve et mère d’une petite fille, n’est pas heureuse.

– C’est vrai, murmura Blanche, baissant la tête.

Mme Clavière lui prit la main.

– Il est des choses que je ne peux pas vous révéler parce qu’elles sont intimement liées à mon existence, reprit-elle, mais, sachez-le, madame de Mégrigny, il y a entre vous et moi de cruels rapprochements ; vous et moi avons été des victimes.

Blanche laissa échapper un profond soupir.

– Ne soyez pas découragée, continua Mme Clavière de cette voix douce et pénétrante qui allait jusqu’au fond de l’âme, ayez confiance en Dieu, qui, dès qu’il le veut, arrête l’œuvre des méchants.

Il y a dans la vie des épreuves à subir dont nul n’est exempt.

Comme moi, madame, laissez passer les sombres jours d’orages et de tempêtes ; ne désespérez jamais ; ceux qui souffrent auront à leur tour les sourires du ciel.

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