II Le beau ténébreux

Nous sommes aux premiers jours de mars.

L’hiver s’en va, mais lutte encore contre le printemps qui veut, à son tour, remplir son rôle dans la grande féerie de la nature.

Dans le parc de Grisolles, les arbres, enveloppés, le matin, de brume diaphane, ont déjà des frissonnements au passage du vent attiédi dans les branches où commencent à poindre les premiers bourgeons.

Qu’il vienne quelques beaux jours de soleil, et l’on verra les feuilles et, bientôt après, les fleurs.

Dans les taillis, l’oiseau s’éveille plus matin, et au milieu du silence de l’aube naissante, s’essaye à gazouiller doucement – mezza voce – comme s’il solfiait, avant de lancer hardiment ses vocalises dans la grande symphonie du printemps.

Enfin, il vient, on va l’avoir, ce printemps impatiemment attendu et désiré pendant les longs mois d’hiver, aussi bien dans les châteaux que sous les chaumes, aussi bien devant la grande cheminée monumentale où les grosses bûches chantonnent, que devant l’âtre du pauvre, où le fagot flambe, projetant des fusées d’étincelles sur la vieille crémaillère noire des suies de plusieurs années.

Déjà, les jardiniers de Grisolles sont de grand matin à l’ouvrage ; ils s’occupent des plates-bandes qui devront bientôt égayer les abords du château et charmer les yeux de la châtelaine ; ils font la toilette des allées et marquent les emplacements pour les gazons.

Ils se souviennent que, à l’automne dernier, la Fée du château a manifesté le désir que tels et tels changements fussent faits dans les jardins.

Du reste, le maître jardinier a reçu des ordres précis, il sait ce qu’il a à faire. Il a gravé dans sa mémoire des paroles qu’il a entendues, sans en avoir l’air, tout en s’occupant de la santé de ses plantes, et en donnant, chaque jour, mille soins aux parterres fleuris.

Souvent, en effet, en se promenant avec Édouard Lebel dans les allées sablées, la jolie fantaisiste avait demandé conseil à l’artiste sur un nouveau tracé du jardin, sur les places à donner aux massifs d’arbustes, sur le choix des fleurs à mettre dans les corbeilles, enfin sur toutes les choses devant orner les jardins et en compléter l’harmonie.

– Mais ils sont merveilleux, ces jardins, disait Édouard, admirablement plantés et fleuris, et, surtout, parfaitement tenus.

Et il faisait l’éloge du jardinier.

Toutefois, pressé de questions, il ne pouvait pas refuser de donner son avis ; il indiquait certaines modifications utiles qui pouvaient être apportées dans l’ensemble. Il lui semblait que tels et tels massifs, telles et telles corbeilles de fleurs feraient mieux à des places qu’il indiquait ; cette pelouse était un peu vaste, cette autre n’avait pas assez d’étendue ; on pouvait prendre du terrain à l’une pour le donner à l’autre ; alors le tracé de la nouvelle allée répondrait mieux au tracé des autres.

La jeune fille écoutait, se disant :

– Il a raison, je ferai faire ces changements.

Le jardinier était aussi de l’avis du jeune homme, et sans jamais se mêler à la conversation et, sans en avoir l’air, il prenait des notes.

Il avait remarqué que le jeune artiste avait des connaissances sérieuses en horticulture, et chaque fois qu’il en trouvait l’occasion, il le consultait sur les diverses plantes à mettre dans ses corbeilles, afin d’obtenir la variété de couleurs et de tons les plus agréables aux yeux.

Et il n’avait qu’à se féliciter des conseils que lui donnait Édouard, tout en lui disant qu’il n’avait rien à lui apprendre et qu’il savait mieux que lui ce qu’il fallait chercher pour la parure d’un parterre.

– Vous êtes peintre, monsieur, répondait le jardinier, flatté, d’ailleurs, des compliments que lui adressait Édouard ; celui qui compose une palette, s’entend mieux que tout autre au mariage des nuances et à l’harmonie des tons.

Sur tout cela, l’hiver avait passé ; mais, comme nous venons de le dire, le jardinier faisait les changements qui lui avaient été indiqués.

En apparence, la situation, au château, était toujours la même, mais elle s’était sensiblement modifiée. Sans se communiquer leurs impressions personnelles, les serviteurs de Mlle Dubessy trouvaient que leur maîtresse devenait de plus en plus bizarre.

Certes, tous aimaient trop la charmante jeune fille pour se livrer à des conjectures quelconques sur son compte ; mais précisément parce qu’ils l’aimaient et lui étaient absolument dévoués, ils s’inquiétaient du changement qui s’était opéré dans sa manière d’être et ses habitudes.

On s’apercevait aussi qu’Édouard Lebel était moins causeur, moins gai ; souvent il était rêveur, triste, comme ennuyé ; cela donnait à penser qu’il avait la nostalgie de Paris où, peut-être, se disaient quelques-uns, il avait laissé une maîtresse aimée.

– Bah ! pensaient les autres, c’est l’hiver qui a fait cela ; avec les beaux jours, Mlle Claire et M. Édouard vont redevenir joyeux comme des pinsons.

Jean-Louis, le vieux jardinier, n’était pas content, mais pas content du tout ; l’artiste ne venait plus causer avec lui, quand il avait tant de choses à lui demander !

Disons qu’il avait pris Édouard en grande affection.

Il tenait à lui faire voir son travail, à avoir son approbation et à lui dire :

– Est-ce bien cela que vous désiriez ? vous avais-je bien compris ? Jean-Louis était le plus ancien serviteur du château.

Le père de Claire l’avait trouvé dans le jardin et l’y avait gardé.

– J’aime ce bon vieux bonhomme bien têtu, mais bien dévoué, disait plaisamment la jeune châtelaine, en parlant de Jean-Louis ; mon père me l’a légué, il fait partie de mon héritage de Grisolles.

Cela, elle le disait aussi au vieillard. Et il répliquait :

– Oui, mademoiselle, mais quand vous serez mariée, ce que nous verrons bientôt, plaise à Dieu, et que mademoiselle, qui sera alors madame, aura des enfants, elle ne pourra pas me léguer à eux comme a fait M. votre père.

– Et pourquoi donc, Jean-Louis ?

– Ah ! pourquoi, mademoiselle, parce que le vieux jardinier s’en va tous les jours un peu plus vers le royaume des taupes, comme on dit.

N’importe, mademoiselle, je mourrai content si j’ai vu votre mariage et si j’ai fait des bouquets pour le baptême de vos premiers enfants. Qu’il plaise à Dieu que vous en ayez plusieurs et qu’ils aient aussi bon cœur que vous.

Grâce autant à son âge qu’à une certaine autorité que lui donnaient sa fidélité et son dévouement, le vieux serviteur avait un peu son franc parler au château.

Il se plaignait de ne plus voir le jeune peintre, qu’il appelait le « beau ténébreux », et ne se gênait pas pour dire qu’il n’aurait jamais cru qu’un jeune homme si gentil, si bien éduqué, pût avoir du dédain, peut-être même du mépris pour un pauvre vieil homme comme le père Jean-Louis.

Un matin, cependant, passant près de lui, Édouard s’était arrêté et lui avait serré la main.

Le bon vieux fut si ému, si heureux de ce témoignage d’amitié auquel il ne s’attendait guère, que des larmes lui vinrent aux yeux.

Alors il voulut entamer une longue conversation à propos des changements qu’il faisait dans les jardins, disant que, plus que jamais, il avait besoin de s’inspirer des conseils de M. Édouard Lebel.

Mais le jeune homme était pressé. Il quitta assez brusquement le vieillard en lui disant :

– Tout ce que vous faites est très bien ; ce n’est pas à moi qu’il appartient de vous donner des conseils. Et, d’ailleurs, vous n’en avez pas besoin ; vous devez vous en rapporter à votre vieille expérience.

Quelques instants après, remettant à Julie, pour sa maîtresse, un bouquet de fleurs hâtives, Jean-Louis se plaignait amèrement de ce que M. Lebel n’avait pas voulu écouter des choses très intéressantes qu’il avait à lui dire.

– Eh quoi ! mon pauvre père Jean-Louis, allez-vous donc vous offusquer de cela ? dit la femme de chambre en riant.

– C’est que, voyez-vous, il venait de me dire bonjour et même de me serrer la main.

– Et vous vous plaignez ? Mais voilà bien huit jours qu’il ne m’a pas adressé la parole, à moi. Que voulez-vous, père Jean-Louis, il faut le prendre comme il est, c’est un artiste.

– Un artiste, un artiste, je veux bien ; mais ce n’est pas une raison…

– Les artistes sont des originaux, père Jean-Louis ! ils en ont du moins la réputation.

– C’est qu’il m’a tourné le dos brusquement.

– Allons, il ne faut pas lui en garder rancune ; vous savez bien qu’il n’est pas fier du tout.

– Voilà bien pourquoi j’ai été si surpris, si… comment dirais-je ?… si tout, drôle, si tout bête que j’en suis resté là, planté comme un échalas, les bras sur le manche de ma bêche, le regardant s’en aller sans pouvoir trouver un mot à dire. Et ce n’est qu’au bout d’un long instant que je suis parvenu à me ressaisir, comme on dit.

Le pauvre homme avait une mine si drôle, si piteuse, que Julie, avait beaucoup de peine à ne pas éclater de rire.

– Calmez-vous et consolez-vous, père Jean-Louis ; M. Édouard Lebel est préoccupé, même un peu taciturne depuis quelque temps ; la prochaine fois que vous le rencontrerez, il sera plus aimable avec vous. M. Lebel n’est pas un méchant garçon.

– Je trouvais même qu’il était tout à fait gentil garçon et bon enfant. Cet automne dernier et même cet hiver, il venait souvent visiter mes serres, et nous causions comme de vieux camarades ; alors, comme vous le dites, mademoiselle Julie, il n’était pas fier du tout. Ça me faisait plaisir de causer avec lui, car il faut en convenir, il sait un tas de choses sur les arbres, les plantes, les fleurs de serres chaudes, de serres froides et je crois bien qu’il connaît toutes les plantes vivaces ; bien sûr il a étudié la botanique. Enfin, ça m’était agréable de converser avec lui et je crois bien, à lui aussi.

Vous me croirez si vous voulez, Mlle Julie, eh bien ! je m’étais mis à l’aimer, ce jeune homme. Et voilà que je ne le vois plus ; je crois même qu’il me fuit, car lorsqu’il m’aperçoit dans un endroit, vite il se détourne et s’en va d’un autre. Qu’est-ce que ça veut dire, dites ? Je me le demande.

– Ma foi, père Jean-Louis, je n’en sais rien ; je veux bien convenir avec vous qu’il est devenu un peu sauvage ; quelque lubie, sans doute.

– Oui, il doit avoir quelque chose qui lui trotte dans la tête, un hanneton, comme on dit.

– Ça se passera, allez, père Jean-Louis, comme tout passe.

Le vieux jardinier se mit à hocher la tête, et quand la femme de chambre l’eut quitté, on aurait pu l’entendre marmotter entre ses dents :

– Eh bien ! non, je ne suis pas du tout de l’avis de Mlle Julie, il y a quelque chose là-dessous que je ne peux pas comprendre.

C’est pas parce que les artistes sont des originaux que M. Édouard Lebel est devenu comme ça rêveur et même triste. D’abord, il y a quelques mois, il était tout aussi artiste qu’aujourd’hui, et cela ne l’empêchait pas d’être aimable, gentil avec tout le monde et gai donc, gai comme toute une nichée de mésanges.

Non, Mlle Julie a beau dire, tout ça, c’est pas naturel. Il doit avoir un chagrin, ce jeune homme. Enfin, si ça se passe, comme tout passe, nous le verrons bien. En attendant, il ne me dit pas si les changements que je fais faire dans les jardins sont bien ceux que mademoiselle et lui désiraient.

Ce n’était plus que très rarement que le vieux jardinier voyait Édouard passer rapidement dans une allée, traversant le jardin.

Le jeune artiste n’avait pas de temps à donner à la flânerie. Il était tout entier au travail qu’il avait entrepris et auquel il consacrait tout son talent, plus que son talent même, puisqu’il y mettait tout son cœur, toute son âme.

En réalité, son bonheur était d’avoir sa palette et ses pinceaux dans les mains.

Il échappait ainsi, pendant les heures de travail, à des préoccupations et à des tourments secrets.

Autrefois, il n’était pas rare de l’entendre chanter en travaillant, et plus d’une fois Julie s’était arrêtée dans une galerie voisine de celle où se trouvait l’artiste pour l’écouter.

Alors, Édouard Lebel était toujours de bonne humeur ; alors il devait voir tout en rose. Il répétait tout son répertoire de musique vocale, faisant alterner un grand air d’opéra avec des flons-flons de café-concert.

Il avait aussi une diction facile, brillante même, et récitait dans la perfection.

Un jour, devant Mlle Dubessy, il avait dit un monologue, en imitant, – c’était à s’y méprendre, – la voix, les gestes et les intonations de Coquelin cadet.

Maintenant, grave, presque constamment songeur, il travaillait silencieusement.

Plus de chansons, plus de récits comiques débités avec autant de brio que si l’artiste se fût trouvé devant un public nombreux et de choix.

Assurément, Édouard était bien changé depuis quelque temps. Mais personne, Mlle Dubessy moins encore que les autres, ne pouvait soupçonner ce qui se passait en lui.

Ah ! il le cachait bien, son douloureux secret !

– Pourquoi est-il ainsi ? qu’a-t-il donc ? se demandait-on.

On était convaincu qu’il souffrait.

Il devait être atteint de quelque maladie inconnue.

Probablement, il avait de gros ennuis.

Il tournait sérieusement à la misanthropie.

On pouvait le croire. Édouard Lebel, en effet, recherchait constamment la solitude ; il semblait ne prendre plaisir qu’à travailler le plus longtemps possible et, la journée finie, paraissait attendre avec impatience le moment de se retirer dans le pavillon que la charmante châtelaine avait mis à sa disposition pour qu’il pût être, à Grisolles, plus tranquille et plus libre.

C’était surtout le dimanche que l’artiste sentait vivement le besoin de se trouver seul avec ses pensées.

Ayant déposé palette et pinceaux pour vingt-quatre heures, Édouard s’en allait courir la campagne à la recherche des endroits solitaires où il pouvait rêver tout à son aise.

Il se levait, le dimanche, plus matin encore que les autres jours. Il s’habillait, se chaussait de bottines en peau de daim aux semelles ferrées, bouclait des molletières par-dessus son pantalon, s’armait d’un solide bâton rapporté d’Italie, bâton et arme à la fois, ayant à son extrémité un fer pointu pour piquer le sol et s’aider à gravir les pentes raides ; la poignée était une corne d’isard, servant à s’accrocher aux saillies des rochers ou aux branches des arbres penchés sur les abîmes.

Édouard sortait de son pavillon furtivement, sans se laisser voir, craignant peut-être que quelqu’un ne l’arrêtât. Il se dirigeait vers le parc dont il pouvait sortir par une petite porte ouvrant sur un chemin rocailleux, lequel, sous la voûte formée par les branches des grands arbres qui s’étendent hors du parc, est fréquenté l’été par les promeneurs qui descendent des communes voisines, en quête d’air et d’ombrage.

Une fois sur le chemin, l’artiste marchait à pas précipités, comme ayant hâte de s’éloigner de ce magnifique château de Grisolles, où il était entré si heureux de l’aubaine qui lui tombait du ciel, plein de confiance en l’avenir, et ayant le cœur libre.

Où étaient-ils, ces premiers jours si calmes, si lumineux, qui l’avaient réconforté après tant de mécomptes en ravivant en lui la flamme sainte à moitié éteinte ?

Oh ! qu’elles avaient été belles, ces journées de douces illusions et d’espérance !

Et comme elles s’écoulaient trop vite, lorsque la jolie châtelaine, revêtant son délicieux costume de velours, s’improvisait rapin pour travailler avec l’artiste et lui tenir compagnie souvent pendant des heures entières.

Et ces charmantes causeries entre eux !… Elle toujours aimable, gaie, spirituelle, lui, donnant de son mieux la réplique à l’adorable charmeuse.

Aujourd’hui, ah ! aujourd’hui !… On pouvait croire que quelque chose s’était subitement brisé en lui et l’avait déséquilibré ! Hélas ! tout cela est causé par l’amour, cet amour sans espoir qui, à son insu, traîtreusement, s’est emparé de tout son être. Mais s’il souffre de son amour, il lui procure aussi de délicieuses extases ; c’est lui, maintenant, qui le fait vivre.

Et Édouard, ayant toute sa journée à lui, s’en allait. Où ? Il ne le savait pas lui-même. À l’aventure, où ses pas le conduiraient. Il n’avait qu’un souci : éviter les endroits fréquentés.

D’ailleurs, il connaît parfaitement la contrée ; maintes fois il a parcouru ses vastes plaines, gravi ses pentes, traversé ses bois, suivi ses routes et ses chemins.

Il n’est pas un sentier qu’il ne connaisse, pas un bouquet d’arbres qui ne lui ait donné son ombrage, pas un cours d’eau sur les bords fleuris duquel il ne se soit arrêté, se plaisant à voir évoluer dans l’onde claire et cristalline toutes ces variétés de petits poissons frétillants, les uns teints de vermillon, d’autres cerclés de pourpre et d’or, d’autres encore, de ceux qui filent à la surface ensoleillée avec des scintillements de pierres précieuses.

Que de fois, au bord de l’étang, appuyé contre un saule, l’artiste n’a-t-il pas semblé prendre plaisir à la navigation, ailes au vent, des libellules traçant leur imperceptible sillage sur la nappe nacrée par le reflet des nuages !

C’est surtout quand il est seul qu’Édouard s’abandonne à ses pensées et se laisse envahir par cette tristesse dans laquelle il se plaît, qu’il promène dans les solitudes, et dont la brise qui passe porte la confidence jusqu’au fond des bois sombres.

Il devient plus mélancolique et prolonge ses rêveries lorsque, trouvant un site en harmonie avec l’état de son âme, il s’attarde dans d’interminables contemplations.

En effet, il avait des endroits préférés, des sites qu’il choisissait comme si, dans la nature, il trouvait un cadre en rapport avec son agitation intérieure.

C’est ainsi que, souvent, on aurait pu le voir se diriger de préférence vers un monticule qui, à cinq kilomètres environ de Grisolles, coupait le paysage d’une façon imprévue.

Les habitants du pays appelaient cet endroit « la Côte aux roches ».

Ce lieu, on ne peut plus pittoresque, prêtait à la légende. Cette éminence de terrain, ce promontoire formé de roches entassées dans une contrée généralement peu accidentée, pouvait aussi intéresser un géologue passant, par hasard, dans ce coin de pays.

Le savant n’aurait pas manqué d’expliquer aux villageois, scientifiquement, les causes de l’existence, de cette masse imposante de roches amoncelées. Il aurait dit comment se produisent d’étonnantes superpositions de rochers et des effondrements extraordinaires à la suite de mystérieuses et violentes convulsions dans les entrailles de la terre.

L’artiste affectionnait particulièrement ce morceau de paysage, absolument étrange, tourmenté et sauvage, qui contrastait si singulièrement avec la régularité et les lignes si harmonieuses de la campagne environnante.

Il venait là, presque chaque dimanche, gravissant, le front penché, rêveur, la pente abrupte où serpentait une sente étroite, tracée pour le passage des troupeaux reconduits aux étables après s’être désaltérés à un modeste ruisseau alimenté par une source invisible.

Jusqu’à ce ruisselet, ce n’est qu’une simple promenade sur le flanc aride d’un coteau. Mais lorsqu’on est parvenu au sommet du promontoire, le tableau devient tout à coup saisissant.

La pente que l’on vient de gravir s’arrête brusquement et l’on se trouve, sans l’avoir soupçonnée, au-dessus d’une gorge profonde. On croirait que la terre a été coupée là, défoncée par d’innombrables obus partis de formidables batteries de siège.

De là des escarpements bizarres, des fondrières, puis des rochers étranges sortis on ne sait d’où, et qui semblent s’être arrêtés comme par miracle dans une chute vertigineuse.

Ces masses noires, menaçantes, surplombent des abîmes aux flancs et au fond desquels on découvre une végétation sauvage : ce sont des ronces, des épines, des viornes, des lierres et des arbustes rabougris, tordus, désolés, sinistres sous leur feuillage sombre.

Mais quand le regard étonné, inquiet, effrayé même, s’est plongé dans ces profondeurs redoutables, il s’arrête tout à coup, surpris et charmé à la fois, sur le vallon poétique qui s’étend au pied de la Côte aux roches, délicieusement arrosé par une petite rivière aux nombreuses sinuosités, laquelle coule et murmure sur des cailloux moussus, mêlant ainsi, l’été, sa mélodie monotone aux bruissements des feuilles des vieux saules alignés.

Au fond du vallon, les maisons d’une petite paroisse se groupent tout autour de l’église, dont le modeste clocher les domine et semble les protéger.

Plus loin la grande plaine avec son immense tapis où les prairies, les blés, les avoines, les colzas, etc., forment comme un gigantesque damier représentant toutes les nuances du vert.

Plus loin encore, le bois qui s’étend comme un rideau, avec de merveilleux effets d’ombre et de lumière, et s’en va, s’abaissant graduellement, pour laisser voir une construction monumentale, flanquée de tourelles et de clochetons qui s’élèvent au-dessus de la toiture.

C’est le château de Grisolles, là-bas, derrière les arbres.

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