III Qu’est-ce que cela veut dire !

Chaque fois qu’il venait à la Côte aux roches, Édouard Lebel y restait de longs instants, assis au sommet du promontoire ou appuyé contre un des rochers monstrueux, parcourant du regard le merveilleux paysage qui se déroulait devant lui : vallons profonds, serrés entre les collines ; la plaine et le bois, dont les tons se fondent peu à peu, à mesure que l’œil arrive à l’horizon brumeux et se perd dans le gris ou le bleu de l’infini.

Après l’enthousiasme de l’artiste en face de cette admirable nature, qui semble toujours la même, et où l’on découvre sans cesse quelque chose que l’on n’avait pas encore remarqué, Édouard Lebel se laissait peu à peu envahir par la rêverie.

Rêverie à la fois délicieuse et douloureuse, selon qu’elle lui rappelait son passé tourmenté, son talent méconnu, ses jours de sombre découragement, ou lui faisait entrevoir les promesses de l’avenir dans un rayonnement d’espérance.

Et l’esprit du rêveur, après avoir parcouru, en remontant dans les souvenirs, les étapes d’autrefois, alors que ses espérances se heurtaient continuellement à des obstacles et étaient brisées par les déceptions, son esprit se tournait vers l’avenir et se lançait à fond de train dans le champ des imaginations folles, des rêves étranges, des désirs affolants, des espérances qui troublent l’âme et peuvent briser le cerveau qui les enfante.

Tout cela ne concernait que l’artiste.

Édouard avait d’autres pensées qui, loin de se perdre dans le rêve, restaient dans la réalité. Alors, ce n’était plus sa raison qui s’égarait, c’était son cœur qui souffrait. Et à l’enthousiasme d’un instant succédait le découragement.

Il souffrait de cet amour sans espoir qu’il voulait garder éternellement enseveli au plus profond de son cœur ; mais il sentait que, maintenant, il vivait de son amour. Aussi ne cherchait-il pas à s’en guérir.

Il y a des souffrances que l’on cherche, que l’on veut avoir, comme s’il existait de la joie dans la souffrance.

Édouard Lebel souffrait d’aimer et était en même temps heureux d’aimer.

Au château, il était forcé de se contraindre, de répondre, de sourire, de paraître gai quand il avait des larmes dans l’âme.

C’était seulement au milieu des champs ou des rochers de la côte qu’il se sentait libre et bien à l’aise.

De là son air morose quand il revenait au château, le front penché, nerveux, inquiet, en proie à des agitations violentes.

On le saluait sur son passage ; il rendait le salut, ébauchant un sourire. Mais il ne s’arrêtait plus, ne parlait plus, pas même à ceux à qui il aimait, naguère, à serrer la main.

On s’étonnait et l’on se disait :

– Il a quelque chose, le jeune monsieur ; qu’est-ce qui peut l’avoir contrarié ?

Cependant, c’était avec le plus grand soin, mais en faisant de sérieux efforts sur lui-même, qu’il dissimulait les soucis qui le tourmentaient, la tristesse qui remplissait son âme.

Coûte que coûte, il lui fallait cacher son secret, ce cher secret, qu’il tremblait de laisser deviner. Car si l’on découvrait qu’il avait l’audace d’aimer la belle châtelaine, il ne pourrait plus demeurer à Grisolles ; il faudrait partir, retourner à Paris, retomber dans le désenchantement de la vie.

Oh ! s’éloigner de Claire, de son idole ! Il sentait qu’il n’en aurait pas la force. Si ce malheur lui arrivait, ce serait le plus terrible de tous, mais aussi le dernier qui le frapperait, car s’il n’avait pas le courage de partir, il aurait certainement celui d’en finir avec la vie.

Et cependant, malgré l’empire qu’il avait sur lui-même, et ainsi que nous l’avons vu, il ne parvenait pas assez à se contenir. Son front soucieux, souvent plissé, n’était plus ce front si pur de l’artiste inspiré.

C’était en vain que l’on cherchait sur ses lèvres le sourire qui les fleurissait autrefois lorsqu’il voyait apparaître la fée du château, venant lui tenir compagnie et charmer ses heures de travail.

Toutefois, il conservait une sorte de calme, mais dans lequel il n’y avait plus la même sérénité de l’âme.

De rieur qu’il avait été à tout propos, cherchant même les occasions de manifester sa gaieté si communicative, on le voyait contraint, embarrassé, évitant toute conversation qui pouvait être amusante, forcer à l’enjouement, et fuir la présence de ceux dont il avait recherché la société.

On l’avait connu quelque peu railleur quand il se trouvait avec quelques-uns des grotesques qui faisaient partie de la société reçue au château ; maintenant, il se tenait excessivement réservé ; il était pensif, réfléchi, silencieux, comme s’il se fût tout à coup désintéressé de tout ce qui se passait autour de lui.

Et cet excellent M. Darimon, le tuteur de Mlle Dubessy, se demandait souvent, en hochant la tête :

– Mais qu’est-ce que cela veut dire ?

M. Darimon, bien que peu observateur, avait été le premier à remarquer le changement qui s’était presque brusquement opéré dans le caractère et les allures d’Édouard Lebel.

Tout d’abord, il avait cru à une de ces irrégularités d’humeur que l’on rencontre assez fréquemment chez les artistes. Il s’était dit :

– C’est une lubie, quelque mouche qui l’aura piqué ; ça s’en ira comme c’est venu ; au surplus, ce n’est pas mon affaire.

Quand il pensait ainsi, M. Darimon ne s’était pas encore aperçu que sa pupille, elle aussi, n’était plus du tout la même.

Mais ses yeux s’ouvrirent et il fut en même temps surpris et contrarié.

On sait quelle sincère affection Mlle Dubessy avait pour son tuteur.

Il n’était pas de jour qu’elle ne témoignât à cet excellent homme, qui gérait sa fortune avec un dévouement si complet, toute la reconnaissance qu’elle lui devait.

Elle lui demandait conseil pour toutes choses, même lorsqu’elle avait d’avance des idées arrêtées.

Or, depuis quelque temps, M. Darimon ne trouvait plus sa pupille aussi aimable avec lui. Ce n’était plus là cette chère fantaisiste dont le sourire le rajeunissait, dont la franche gaieté avait réussi souvent à lui faire oublier ses vieilles douleurs rhumatismales.

– Capricieuse, pensait le vieillard, toujours et plus que jamais capricieuse.

Après tout, concluait-il mentalement, je ne vois pas pourquoi je me mettrais martel en tête ; du moment qu’elle est en bonne santé, je n’ai pas à m’inquiéter. D’ailleurs, toutes les jeunes filles sont un peu comme ça.

Toutefois, et si indifférent qu’il voulût le paraître, M. Darimon se laissait prendre par l’inquiétude.

Pourquoi donc sa rieuse pupille avait-elle, à présent, de si fréquentes mélancolies ? Il n’en pouvait douter, la sémillante Claire d’autrefois avait l’esprit absorbé dans de secrètes préoccupations.

Il se mit à observer plus attentivement, et put se convaincre que le changement qu’il avait remarqué chez la jeune fille s’accusait chaque jour davantage.

– Bien sûr, se disait-il, il s’est glissé un point noir dans son existence.

Qu’était-ce ? Il cherchait.

Par exemple, il n’allait pas jusqu’à supposer que sa pupille se préoccupait du choix d’un mari à faire parmi tous ces prétendants qui gravitaient autour d’elle comme les satellites du soleil.

Il savait maintenant que pas un de ceux-là ne pouvait occuper sérieusement, même pendant une seconde, la pensée de la belle jeune fille.

M. Alfred de Linois, qu’il avait d’abord protégé, n’avait pas mieux réussi que ses concurrents. Maintenant, pas plus qu’aux autres, il ne fallait songer à lui. À moins, cependant, que Claire… Étant donné son caractère étrange, tout était possible.

Mais il fallait se faire aimer ; c’était la grande chose, la chose difficile.

M. Darimon savait bien et depuis longtemps que Mlle Dubessy ne se marierait que lorsqu’elle aimerait. Elle avait dit et répété assez de fois pour que nul ne pût l’ignorer, qu’elle avait en profonde horreur ces mariages dits de convenance ou de raison.

Du reste, ayant toute la confiance de sa pupille et connaissant son excessive franchise, M. Darimon se disait qu’il serait très certainement le premier averti quand le cœur de la jeune fille se serait enfin laissé prendre aux exquises douceurs de l’amour.

Or, comme jusqu’à présent on ne lui avait fait aucune confidence de ce genre, M. Darimon était parfaitement tranquille de ce côté.

Mais il n’en éprouvait que plus d’ennui de voir sa chère pupille perdre son enjouement et ne plus donner l’essor à ses fantaisies.

Évidemment elle éprouvait quelque secrète impression et subissait, silencieusement, quelque mystérieuse souffrance.

Et le brave homme, très tourmenté, s’en allait répétant :

– Qu’est-ce que cela veut dire ?

M. Darimon, nous le savons, avait un excellent cœur ; mais il était assez raide dans ses manières et sa franchise, ce qui le faisait prendre parfois pour un bourru par les personnes qui ne le connaissaient pas ou ne le connaissaient qu’imparfaitement.

Au château, il avait son franc parler avec tout le monde, et ne se gênait pas pour dire sa façon de penser à quelques-uns de ceux qui s’étaient mis sur les rangs pour tâcher d’obtenir la main de la riche héritière.

Depuis qu’il avait des ennuis, M. Darimon était plus rude encore, et sa franchise devenait presque brutale.

Jamais les gens du château, qui du reste l’aimaient autant qu’ils le respectaient, ne l’avaient vu aussi bougon.

On s’étonnait, et l’on s’alarmait même de cette irritation sourde qu’on devinait en lui.

N’allait-on pas jusqu’à craindre, – preuve évidente de l’affection qu’on avait pour lui, – qu’il ne fût subitement frappé d’apoplexie ?

Le fait est que, par moments, sa face s’empourprait et pouvait faire redouter une congestion cérébrale.

En outre, ce bon M. Darimon, qui d’ordinaire prisait sans exagération, semblait maintenant se venger sur sa tabatière d’argent de toutes les préoccupations qui assiégeaient son esprit.

Quand il se promenait solitairement dans les allées du parc, ce qui lui arrivait à présent beaucoup plus fréquemment que par le passé, on pouvait le voir frapper avec force sur l’innocente tabatière, l’ouvrir violemment et y plonger l’index et le pouce pour se bourrer une narine, puis l’autre, au point de se barbouiller l’appendice nasal d’une forte couche de tabac à la rose.

De temps à autre il passait la main sur les revers de sa redingote pour en faire tomber la poudre odorante que, dans sa préoccupation, il ne mettait pas dans son nez.

Le cher homme commençait-il à y voir un peu clair ? Avait-il, enfin, quelque soupçon de la vérité ?

Quoi qu’il en fût, il n’osait pas s’arrêter aux idées qui lui traversaient le cerveau, car plus que jamais il continuait à se poser à lui-même cette éternelle question :

– Mais, enfin, qu’est-ce que tout cela signifie ?

Mlle Dubessy était peut-être, au château, la seule personne qui ne se fût pas aperçue que M. Darimon était tourmenté, perplexe et d’une humeur massacrante.

D’abord, il savait se contraindre devant la jeune fille et lui montrer toujours un visage souriant ; et puis Claire était bien trop occupée de ses propres impressions pour s’inquiéter de ce que son tuteur pouvait faire ou penser.

Telle était, depuis quelque temps, l’existence de nos personnages.

Assurément, on s’amusait toujours à Grisolles. Les déjeuners, les dîners, les réceptions avaient lieu comme par le passé ; on dansait, on faisait de la musique ; mais ce n’était plus la même gaieté. Tout le monde se ressentait de la contrainte qu’on devinait chez la belle châtelaine.

D’ailleurs, et plus que jamais, Édouard Lebel fuyait les trop nombreuses réunions.

Enfin, on ne riait plus autant. La fée du château ayant mis une sourdine à sa gaieté si communicative, ses hôtes, se tenaient instinctivement plus réservés. Ils se disaient entre eux :

– Ici, bientôt, il y aura du nouveau.

Et toutes les imaginations s’élançaient à travers le domaine des espérances.

Pensez donc ! Mlle Dubessy devenait sérieuse ; elle n’avait plus toutes ces charmantes fantaisies de jeune fille, dont elle avait pris l’habitude d’émailler sa vie.

Mme de Linois se rappelait les délicieuses soirées que l’on avait passées dans le petit salon réservé aux intimes quand, à trois ou quatre, on pouvait y aller faire bande à part, pour causer, babiller et surtout critiquer les uns et les autres.

On y avait taillé de joyeuses bavettes, dans ce boudoir que des tentures discrètes séparaient seules du grand salon de réception.

Les vieux faisaient leur partie d’écarté, les jeunes chantaient au piano ou dansaient, pendant que dans le salon des intimes, les bonnes amies, Mme de Linois en tête, échangeaient, sur celles-ci ou ceux-là, des appréciations humoristiques, des comparaisons hardies, des jugements malicieux, des critiques parfois excessives.

Tous y passaient, chacun à son tour, sans se douter que des regards, souvent moqueurs, partaient de derrière les tentures et que des langues rien pendues ne les ménageaient guère.

Mme de Linois et une autre dame de son âge, dont elle avait fait son amie, étaient les premières à mettre le babillage en train, choisissant celui ou celle qui allait être sur la sellette. Elles ouvraient le feu des railleries déguisées et de malicieuses observations chuchotées à voix basse.

Il arrivait souvent que Mlle Dubessy, apparaissant tout à coup dans ce clan féminin, venait prendre la défense de ceux que l’on passait ainsi au crible, ou tout au moins plaider les circonstances atténuantes en leur faveur.

Maintenant, le petit salon du bavardage, ainsi qu’on l’avait appelé, a son entrée condamnée. Derrière les lourdes tapisseries, les portes restent fermées. Mlle Dubessy s’est exclusivement réservé ce salon.

C’est là qu’elle se tient presque constamment dans la journée. Elle aime à s’y trouver seule, à moins qu’il ne lui plaise d’appeler Julie pour lui tenir compagnie et travailler avec elle.

Mlle Dubessy travaillait et, depuis quelque temps, avec une sorte de passion.

Chez la jeune fille comme chez l’artiste, il y a changement dans les habitudes ; ils ne se fuient pas, à vrai dire, mais semblent vouloir se tenir éloignés l’un de l’autre le plus possible.

Claire n’assiste plus que rarement aux travaux de restauration auxquels elle prenait autrefois tant de plaisir, qu’elle avait voulu, ainsi que nous l’avons vu, travailler avec Édouard.

Quand elle traverse la galerie où le jeune homme, la palette à la main, peint, faisant ses raccords, ce n’est plus en marchant sur la pointe des pieds afin de surprendre agréablement l’artiste qui, pensait-elle, attendait et désirait sa visite.

N’était-il pas heureux, alors, d’avoir un sourire d’encouragement, un mot gracieux de la jeune fille ? Elle savait si bien lui dire :

« – C’est très bien cela, monsieur Lebel ! »

Avant, Claire se permettait de donner son idée sur telle ou telle partie du travail, et même de donner quelques conseils respectueusement écoutés.

À présent, elle n’ose plus hasarder une observation. Elle se contente d’admirer le travail si délicat que le peintre accomplit avec un talent de premier ordre. Mais elle n’a plus cette exubérance d’enthousiasme qui chatouillait si agréablement l’amour-propre de l’artiste.

Certes, il y a loin de cette réserve à la fantaisie qu’avait eue la jolie châtelaine de revêtir son ravissant costume de rapin, afin de s’occuper à nettoyer les vieilles toiles que l’artiste allait restaurer.

Le charmant travesti est pendu, maintenant, dans la garde-robe, au milieu de vêtements mis au rebut par l’élégante.

Il est vrai que, pour le moment, elle ne pourrait aider en rien le peintre, donnant tous ses soins et son talent à la restauration du plafond de la grande salle des fêtes.

Quand Mlle Dubessy se retire dans le petit salon dont nous venons de parler, c’est pour y travailler à des ouvrages de couture. Ce n’est plus un boudoir, c’est un atelier. Les meubles sont chargés d’étoffes. Assise devant une fenêtre, ayant à portée de sa main une table à ouvrage, Claire, pendant des heures, taille, rogne, ajuste, faufile, coud.

Elle confectionne toutes sortes de petits vêtements complets, depuis la chemise jusqu’au bonnet, des layettes pour de pauvres petits êtres qui, grâce à elle, auront chaud dans les modestes berceaux d’osier où les mères, obligées de travailler aux champs, vont les laisser sous la garde des aînés.

Silencieusement, la fée du château tire l’aiguille ; c’est mieux qu’une simple distraction pour elle, c’est un plaisir ; elle s’est attachée à ces occupations prosaïques qu’un sentiment de son cœur lui a créées.

Cependant, elle ne consacre pas sa journée entière à son métier de couturière. Elle a tracé l’emploi de son temps de façon à varier ses occupations. Elle donne, le matin, une heure à la lecture, une autre à la musique ; il en est de même dans l’après-midi.

Elle ne chante plus que rarement ; elle semble avoir mis de côté pour toujours ces grands airs à vocalises qu’elle chantait avec tant de brio, et que l’artiste applaudissait du haut de l’échelle où il était perché dans la galerie voisine. Elle n’ouvre plus aussi l’album où sont réunies les célèbres polkas de Chopin, qu’elle avait tant aimé à jouer.

Quand elle se met au piano, c’est pour exécuter quelque nocturne mélancolique ou quelque rêverie où elle met toute son âme.

Édouard l’entend, peut-être même l’écoute-t-il, l’oreille charmée ; mais il ne se risque plus à applaudir.

Cependant, quand la voix de la chanteuse lui arrive, émue et comme mouillée, il tressaille, s’arrête, sa tête s’incline sur sa poitrine et, du revers de la main qui tient le pinceau, il essuie une larme qui a roulé du bout des cils sur la joue.

Parfois, M. Darimon entre dans le boudoir Pompadour au moment où sa pupille chante, et avec sa rondeur habituelle, il s’écrie :

– Oh ! Claire, que c’est donc triste ce que vous chantez là ?… Pourquoi ne nous faites-vous plus entendre ces beaux airs d’opéra que vous dites si bien, quand vous voulez, avec votre gosier de rossignol ?

La jeune fille ébauchait un sourire.

– Je ne peux pas toujours chanter la même chose, répondait-elle ; ces morceaux me plaisent et je les étudie.

Mais, peut-être mécontente d’avoir été dérangée, elle fermait le piano et quittait M. Darimon assez brusquement.

La voyant s’éloigner à pas lents, le front penché, le tuteur se disait :

– Décidément, elle m’évite, elle craint que je ne lui adresse des questions auxquelles elle ne voudrait ou ne pourrait pas répondre.

Et il ajoutait en bougonnant :

– C’est chez elle un parti pris de ne plus causer avec moi. Dès qu’elle me voit prêt à entamer une conversation, crac, elle m’échappe ; si ce n’est pas une migraine qu’elle a à son service, c’est autre chose. Et son refrain habituel :

– Qu’est-ce que tout cela veut dire ?

Il causait assez fréquemment avec la jeune femme de chambre ; mais malgré l’envie qu’il en avait et imitant la réserve de sa pupille et de l’artiste, il n’abordait pas le grave sujet qui lui tenait au cœur.

Un jour, cependant, que Claire lui avait répondu avec une sorte de brusquerie, ce dont il avait été fort ému, il dit à la femme de chambre :

– Julie, je veux, aujourd’hui, causer sérieusement avec vous.

– Mon Dieu, monsieur Darimon, fit-elle, vous me rendez inquiète ; qu’avez-vous donc à me dire ? Et pourquoi avez-vous cette figure sévère ?

– Non pas sévère, Julie, mais soucieuse, assurément.

– Et à quel propos ?

– Je ne suis pas content.

– En vérité, monsieur Darimon ! Il me semble pourtant…

Le vieillard hocha la tête.

– Voyons, monsieur Darimon, racontez-moi ce qui vous tourmente.

– Julie, il s’agit de ma pupille.

– Ah ! Eh bien ?

– Elle devient de plus en plus, comment dirais-je ?… singulière.

– Dame, monsieur Darimon, des inégalités d’humeur ne sont pas rares chez les jeunes filles.

– Toute chose a sa cause, Julie.

– Peut-être pas toujours, monsieur Darimon.

– N’avez-vous pas remarqué, comme moi, que Mlle Dubessy n’est plus la même ?

– Si, vraiment, monsieur Darimon.

– Je ne me trompe donc pas ! Julie, elle a quelque chose, bien sûr.

– Il y a lieu de le supposer.

– Mais quoi ?

– Ah ! voilà, monsieur Darimon.

Le tuteur avait ouvert sa tabatière et prisait, sans s’en apercevoir, à pincées redoublées.

– Julie, reprit-il, qu’a donc votre maîtresse ?

– Elle ne me l’a pas dit.

– Comment ! vous ne savez rien ?

– Rien de rien, monsieur Darimon.

– Heu, heu ! fit le vieillard, n’ayant point l’air convaincu.

– Je vous assure, monsieur Darimon, reprit la femme de chambre, que ma maîtresse n’est pas plus expansive avec moi qu’avec vous.

– Elle est parfois d’une tristesse…

– Oh ! oui, soupira Julie.

– Cela m’inquiète.

– Peut-être à tort, monsieur Darimon.

– Julie, ne soupçonnez-vous pas ?…

– Mais je n’ai rien à soupçonner, rien à supposer. Reprenez votre chère tranquillité, monsieur Darimon, et dites comme moi : Ça se passera.

– Julie, c’est plus grave que vous ne le croyez.

– Vous vous faites des idées drôles, monsieur Darimon.

– Quand on est inquiet, alarmé…

– Oh ! alarmé ! que dites-vous là ?

– Pourquoi est-elle ainsi ? Voyons, Julie, n’a-t-elle pas tout ce qu’elle peut désirer ?

– Tout ! tout ! comme vous y allez !

– D’abord une fortune princière.

– Sans doute.

– Elle est recherchée en mariage par tous les jeunes gens du pays ; elle n’a qu’à choisir entre eux.

– C’est vrai ; seulement…

– Dites toute votre pensée.

– Seulement, elle ne choisit pas.

– Voilà bien ce qui me désole.

– Monsieur Darimon, voulez-vous que je vous dise ?

– Mais je ne demande que cela.

– Eh bien ! mademoiselle ne se hâte pas de choisir, et je crois qu’elle a raison.

– Et de cela, Julie, vous concluez ?

– Qu’au lieu de vous tourmenter, comme vous le faites, vous n’avez qu’à laisser couler l’eau, comme on dit, et à attendre.

– Attendre quoi ?

– Que la lune change.

Le bon tuteur quitta la femme de chambre et s’en alla, tête baissée, frappant à grands coups sur sa tabatière.

Quant à Julie, elle riait maintenant de bon cœur, de ce bon rire de jeune fille, qu’elle avait retenu devant le vieux tuteur par respect pour son âge et sa personne.

Julie en savait plus long qu’elle ne le laissait voir.

Mlle Dubessy ne l’avait pas prise pour confidente ; loin de là, sachant combien la jeune femme de chambre avait de finesse et de perspicacité, elle avait mis tous ses soins à lui cacher ses secrètes pensées.

Mais sans rien dire et sans en avoir l’air, Julie avait observé, et bien des choses, que le vieux tuteur aurait pu remarquer aussi bien qu’elle, l’avaient mise sur la voie des découvertes.

Elle avait deviné, sinon tout, du moins en partie, ce qui était l’objet des préoccupations constantes de sa maîtresse.

L’intelligente femme de chambre s’était facilement aperçue que, depuis quelque temps, Mlle Dubessy, toujours charmante, d’ailleurs, affectait de se montrer, tour à tour, gracieuse, aimable avec ceux qui avaient des prétentions à sa main.

Tout d’abord, Julie avait été étonnée, ne comprenant pas ces excès d’amabilité de sa maîtresse, à l’égard de ces jolis messieurs qu’elle s’était amusée à voir papillonner autour d’elle, plus ou moins attirés et fascinés par ses millions.

Et Julie se disait :

– Il est impossible que mademoiselle ait ainsi changé d’idées en si peu de temps.

Après réflexion, elle avait pensé que sa maîtresse se jouait comme par le passé de ses soupirants, qui devaient lui produire l’effet de ces grimpeurs acharnés à monter au mât de cocagne dans l’espoir d’arriver à décrocher la timbale.

Julie avait également remarqué que Mlle Dubessy, tandis qu’elle semblait tendre la perche, tantôt à l’un tantôt à l’autre des jeunes gens qui aspiraient à sa main, affectait de moins s’occuper d’Édouard Lebel.

Pour un esprit subtil comme celui de Julie, il y avait là toute une révélation.

– Car, enfin, pensait-elle, il ne s’est rien passé entre eux qui les ait pu froisser mutuellement. M. Lebel est toujours aimable, respectueux, absolument correct en tout. S’il est devenu encore plus timide et plus sauvage qu’il ne l’était dans les premiers temps de son séjour à Grisolles, n’est-ce pas un peu la faute de mademoiselle qui, la première, lui a montré un front soucieux, chargé de tristesse ?

Alors, il a repris de plus belle ses longues promenades à travers champs. Il appelle cela des excursions artistiques. Je crois plutôt, moi, qu’il s’en va ainsi par monts et par vaux porter sa mauvaise humeur, cherchant à se distraire des pensées qui lui trottent aussi par la tête.

Il n’y a pas longtemps encore, il passait tous ses dimanches enfermé dans son pavillon. Il écrivait des lettres à ses amis ; elles devaient être longues, ses lettres, à en juger par le temps qu’il mettait à les écrire : la journée entière. Je crois plutôt qu’il écrivait son histoire ; cela doit être très intéressant. Je serais contente de jeter un coup d’œil sur son travail. Je suis curieuse, il faudra que je trouve le moyen de voir… oui, ça me taquine, je voudrais savoir ce qu’il faisait pendant de si longues heures enfermé dans cette pièce dont il a toujours la clef dans sa poche et où personne n’entre plus.

À présent, s’il écrit encore des lettres à ses amis, ce n’est plus le dimanche ; il me semble qu’il les néglige beaucoup, ses amis.

Quant à mademoiselle, elle n’écrit plus à personne, pas même à son amie Henriette, et cependant, elle en aurait long à lui raconter. Mais lui a-t-elle seulement parlé une seule fois de M. Édouard Lebel ? Je crois bien que non.

Autrefois, quand le peintre n’était pas là à l’heure des repas : « – Mais où donc est M. Lebel ? disait-elle ; voyez donc, Julie, pourquoi il ne vient pas. » Aujourd’hui, plus rien de tout cela. Si le jeune homme est un peu en retard, on l’attend tranquillement. Est-ce tranquillement, qu’il faut dire ?

À table, on ne cause plus, ou presque plus, et l’on a l’air de se regarder en chiens de faïence.

Et ce bon M. Darimon tourmenté, tourmente sa tabatière ; et le cher homme, qui n’y entend pas malice et ne voit clair ni de l’œil droit, ni de l’œil gauche, ne trouve à dire que ces mots :

« – Qu’est-ce que cela veut dire ? »

Nous le saurons, M. Darimon, nous le saurons.

Alors il y en aura des surprises et des étonnements à Grisolles et ailleurs.

Voyez-vous, cher M. Darimon, – et je pourrais vous dire cela pour vous ouvrir les yeux, – c’est précisément lorsqu’on n’a pas l’air de vouloir s’occuper de quelqu’un qu’on y pense le plus.

Mais ce que j’ai deviné, compris, je le garde pour moi ; j’aime ma maîtresse, et mon affection pour elle me fait un devoir de respecter son secret.

Laissons couler l’eau et attendons.

 

Julie, comme on le voit, avait deviné que Mlle Dubessy aimait Édouard Lebel et, probablement deviné aussi que le jeune artiste n’avait pas su défendre son cœur contre les irrésistibles séductions de l’adorable jeune fille.

– Cela devait être, se disait-elle, bien qu’elle ne fût nullement fataliste ; c’était ce charmant garçon qu’elle attendait.

Connaissant bien Mlle Dubessy et ses idées, Julie voyait dans le jeune artiste, intelligent, instruit, distingué et bien élevé, le mari que sa maîtresse avait rêvé.

Il était pauvre, elle riche ; qu’était-ce que cela, s’ils s’aimaient ?

Claire, avec son caractère impétueux et son adorable franchise, saurait bien amener le dénouement de la situation, en disant à Édouard :

– Vous m’aimez et je vous aime ; vous êtes l’époux que je choisis ; et si je suis heureuse d’être riche, c’est parce que je peux partager ma fortune avec vous, qui êtes pauvre.

Ainsi raisonnait Julie, et elle voyait l’heureux dénouement dans un avenir très rapproché.

Elle ne se doutait pas de quelles craintes l’esprit de Claire était torturé, de l’angoisse qu’elle avait dans l’âme ; elle ne savait pas combien la jeune fille redoutait l’instant où Édouard apprendrait qu’elle était sa cousine, sa cousine dont il n’avait pas même voulu connaître le nom, et qu’il avait maudite en même temps que tous ceux qui avaient fait souffrir sa mère, la pauvre Marceline Rondac, morte de chagrin et de misère.

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