VI LE BON CURÉ

Un assez long silence succéda aux dernières paroles du berger.

Il avait les yeux mouillés de larmes, car ce n’avait pas été sans une douloureuse émotion qu’il avait évoqué de si terribles souvenirs.

Édouard Lebel était lui-même vivement impressionné. Il ne pouvait s’empêcher d’établir un rapprochement entre sa situation et celle dans laquelle s’était trouvé Prosper vis-à-vis de la belle Clarisse. En effet, la fille du fermier Richard était riche et lui pauvre, élevé un peu par charité ; il avait compris qu’il ne pouvait prétendre à la main de Clarisse, et pendant des années il l’avait aimée sans espoir.

Sans doute, Prosper s’était fait soldat parce qu’il était convaincu que le fermier Richard ne l’accepterait pas pour gendre ; toutefois, il était difficile de lui retirer le mérite de s’être sacrifié pour son cousin.

Mais tous deux n’avaient-ils pas été admirables ?

Et Édouard se demandait si le sacrifice de Prosper n’avait pas été aussi grand, aussi complet que celui de François, se suicidant pour réunir deux êtres qui s’aimaient et leur rendre le bonheur qu’il leur avait pris.

Ce fut le jeune artiste qui reprit le premier la parole.

– Est-ce que Clarisse et Prosper existent encore ? demanda-t-il.

Le vieillard secoua la tête et répondit :

– S’ils étaient encore de ce monde, monsieur, je ne vous aurais pas raconté leur histoire. Voyez-vous, je sais seul que François Bertrand s’est jeté volontairement dans le précipice, et, comme bien vous pensez, je me suis bien gardé de raconter la chose. Car bien sûr, cela aurait mis empêchement au mariage. Après, Prosper et Clarisse étaient si heureux que je me serais coupé la langue plutôt que de dire des paroles qui auraient troublé leur bonheur. Pour tout le monde dans le pays, aujourd’hui encore, François a eu le vertige et est tombé dans le précipice.

– Êtes-vous certain que personne n’a soupçonné la vérité ?

Le vieux berger eut un sourire triste.

– Clarisse seule, monsieur, eut l’idée que François s’était donné la mort.

– Ah !

– Sachant que j’avais été témoin de la chute de son mari, elle m’a interrogé plusieurs fois à ce sujet ; mais je lui ai toujours répondu de façon à la tranquilliser. Et quand elle s’est remariée, elle croyait bien, comme tout le monde, que le pauvre François était mort victime d’un accident, soit qu’il eût reçu dans la tête la charge de son fusil ou que, pris de vertige, il fût tombé dans le précipice, comme c’était l’avis du plus grand nombre.

Quant à Prosper Alain, il ne se douta jamais de rien.

Ce fut lui qui fit élever un beau monument de marbre blanc à la mémoire de son cousin ; vous pourrez le voir, monsieur, s’il vous plaît d’entrer un jour dans le cimetière de Grisolles.

– Mais il y a encore des Alain à Grisolles ?

– Sans doute, monsieur, les deux fils de Clarisse et de Prosper qui sont, comme autrefois Richard et Bertrand, les plus riches fermiers de la commune. Les deux fermes réunies ont été de nouveau séparées après la mort de Prosper. Jacques Alain, l’aîné des deux fils, a pris l’ancienne ferme de M. Richard, le cadet celle de M. Bertrand. Si vous les connaissez, monsieur, vous savez que Jacques Alain a quatre enfants, et Paul Alain trois ; des cultivateurs pour l’avenir. Ah ! les terres de Grisolles ne sont pas près de rester en friche.

Maintenant, mon bon monsieur, il faut que je vous quitte, car voilà le soleil qui commence à baisser.

– Moi-même, dit Édouard, je vais retourner au château.

Tous deux s’étaient levés. Le jeune homme avait la main dans sa poche pour en retirer les deux louis qu’il voulait donner au vieillard ; mais il était hésitant, il ne voulait pas avoir l’air de faire une aumône, et glisser les deux pièces d’or dans la poche du berger sans qu’il s’en aperçût, lui paraissait difficile.

À ce moment, Pierre Barral se mit à fouiller dans le sac qu’il portait en bandoulière, en tira un étui et le présenta à l’artiste.

– Qu’est-ce que c’est que cela ? demanda le jeune homme étonné, en prenant l’objet.

– Vous le voyez, monsieur, tout simplement un étui, qui n’a par lui-même aucune valeur.

Mais pour quelqu’un qui tient aux choses que tout le monde ne peut pas avoir, cet étui vaut la peine qu’on l’accepte.

– Alors, vous me l’offrez ?

– Oui, monsieur, et vous ferez plaisir au vieux berger en l’acceptant. C’est moi qui l’ai fabriqué avec mon couteau, oh ! bien grossièrement.

Édouard tenait délicatement l’étui, comme il eût fait d’un objet d’art précieux, et il le tournait et le retournait, l’examinant curieusement.

– Il est bon que vous sachiez, reprit le berger, avec quel bois j’ai fabriqué cet étui ; venez, je vais vous faire voir.

Il conduisit Édouard au bord du précipice et lui montra le tronc d’un arbre foudroyé autrefois, qui saillait entre deux roches.

– Par exemple, dit-il, ce n’est pas moi qui suis allé couper là le morceau de bois dont je me suis servi : je l’ai trouvé chez nous où il avait été apporté par mon grand-père. Il faut vous dire, monsieur, qu’il y a une superstition dans le pays : on prétend que celui qui possède un morceau du tronc d’un arbre que la foudre a broyé est sûr de vivre longtemps et de ne jamais manquer d’argent.

Le jeune homme sourit.

– Vous riez, monsieur ; eh bien ! moi aussi, je ris de cette superstition, attendu que, mieux que personne, je peux affirmer que c’est une bêtise. Il y a quarante ans que cet étui n’est pas sorti de mon bissac, et je suis toujours pauvre, si pauvre que je n’ai pas même dans mon sac les cinq sous du Juif-Errant.

Et le vieillard se mit à rire de si bon cœur qu’il lui en venait des larmes aux yeux.

– Heu ! heu ! fit Édouard, vous vous trompez peut-être.

Comme machinalement, il avait posé la main sur l’ouverture du sac.

– Oh ! vous pouvez regarder dedans, mon bon monsieur, il n’y a pas d’indiscrétion.

L’artiste jeta un coup d’œil au fond du sac.

– Je m’en doutais ! s’écria-t-il.

– Hein ! de quoi donc ?

– S’il n’y a pas d’argent dans votre sac, il y a de l’or.

– De l’or ! Vous vous moquez, mon bon monsieur.

– Mais pas le moins du monde ; du reste, regardez.

Le vieillard vit les deux pièces d’or. Aussitôt il saisit la main de l’artiste, et la serrant avec émotion :

– Ainsi, dit-il, vous n’avez pas voulu accepter un cadeau sans en faire un autre ?

– Je garderai cet étui en souvenir de vous, mon brave homme, et vous, vous accepterez ces deux louis pour vous donner quelques douceurs.

Le vieux berger secoua la tête en souriant.

– Avec votre permission, mon bon monsieur, et en votre nom, je donnerai ces deux belles pièces d’or à ma petite-fille ; c’est son mari, malade, qui a besoin de quelques douceurs. Moi, voyez-vous, il me faut peu de chose : ma soupe matin et soir, puis un morceau de pain avec du fromage et un verre de vin, quand il y en a. Si le vin manque, je bois de l’eau et je suis content tout de même.

Silencieusement Édouard serra la main du vieillard, et ils se séparèrent.

*

* *

Il y avait au château de Grisolles une chapelle où le curé, le vieil abbé Logerot, aurait pu venir dire sa messe de temps à autre, car le château n’était qu’à une petite lieue du village ; mais la jeune châtelaine, quoique très pieuse, trouvait que c’était assez pour elle et ses domestiques d’assister le dimanche aux offices dans l’église paroissiale.

Elle priait simplement, comme toutes les femmes du pays, avec le recueillement de la foi. Chez elle, pas d’affectation de dévotion. Quand le curé montait en chaire, elle écoutait le sermon avec plaisir, bien que le vieux prédicateur dût mettre son éloquence à la portée des braves gens à qui il s’adressait.

C’est qu’il se tenait étroitement dans son rôle, ce bon prêtre de campagne qui, s’il eût été ambitieux, aurait pu arriver à une haute situation ecclésiastique. Il était intelligent, avait une instruction profonde et aussi, disons-le, une réelle éloquence de la chaire. Mais il ne tirait pas vanité de ses qualités personnelles ; il se contentait d’être simple et bon.

À plusieurs reprises et dès le début de sa carrière, on lui avait proposé des changements avantageux qu’il avait opiniâtrement refusés.

Son évêque, qui le tenait en très haute estime, avait voulu lui donner près de lui le poste de grand vicaire.

– Non, monseigneur, avait-il répondu, laissez-moi au milieu de mon troupeau, là où j’aime et suis aimé.

S’il était chanoine depuis quelques années, c’est qu’il n’avait pu refuser cette dignité que son évêque lui avait conférée.

L’abbé Logerot avait laissé passer les années, ne cherchant qu’à se faire oublier dans sa modeste cure de village.

– Je suis si heureux ici au milieu de mes enfants ! disait-il souvent ; et il ajoutait en souriant, rappelant ce vers d’une vieille chanson :

Où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille ?

Il avait vu grandir les petits, les avait mariés, avait baptisé leurs enfants, et il avait conduit au champ de l’éternel repos les vieux qui l’avaient vu arriver tout jeune à Grisolles.

– Voyez-vous, disait-il un jour à M. Darimon, si l’on m’offrait la mitre, je la refuserais, comme j’ai toujours tout refusé. Mon Dieu, je pourrais encore consentir, à la rigueur, à quitter ceux qui vivent ; ils m’oublieraient peut-être, car un autre curé aurait pour eux autant de sollicitude que j’en peux avoir… Mais il y a mes chers morts, qui reposent là-bas sous les cyprès, derrière l’église ; ceux-là, je ne peux pas les abandonner.

Et de fait, chaque matin, après sa messe, on pouvait voir l’abbé Logerot se promenant lentement dans le cimetière, en mâchonnant des prières. C’était, depuis nombre d’années, toujours la même promenade. Le curé arrachait par-ci par-là les herbes folles qui envahissaient les modestes sépultures ; il redressait ici une croix que le vent avait penchée, replaçait là une couronne tombée.

Et pendant ce pieux pèlerinage de chaque jour, il trouvait toujours quelque chose à faire dans le cimetière où quelques rares tombes monumentales semblaient protester contre l’égalité après la mort.

Dès les premiers jours de son arrivée à Grisolles, Édouard Lebel avait visité l’église, non en curieux, mais en artiste qui espère toujours trouver quelque merveille ignorée et perdue dans un coin de village.

Dans sa modestie artistique, l’église de Grisolles était bien celle qui convenait au desservant de la paroisse si modeste et en même temps si remarquable. L’architecte, demeuré inconnu, tout en se renfermant dans de modestes proportions, s’était complu, avec un amour passionné de l’art, à imiter les chefs-d’œuvre du genre. L’ensemble de l’édifice présentait cette harmonie que l’on trouve dans le gothique, malgré la profusion des détails.

Malheureusement, le temps avait marqué profondément sa griffe un peu partout : sur le péristyle, cicatrisé en maints endroits ; sur la façade écornée et lézardée ; sur les arcs-boutants affreusement ébréchés. Au milieu du fronton, une délicieuse rosace avait subi toutes les intempéries, et un campanile était décapité. Tel qu’il était, on pouvait encore admirer l’édifice, particulièrement le clocher, qui avait résisté à toutes les attaques du temps, au milieu de ses quatre clochetons qui semblaient lui servir de gardes du corps.

L’intérieur de l’église était des plus simples.

Seul, le sanctuaire contrastait par sa richesse d’ornementation, un peu criarde, toutefois, avec la nudité de la nef et du transept. Le maître autel et celui de la Vierge étaient richement entretenus par les dames et les jeunes filles riches de la paroisse. C’était à qui ferait les plus beaux cadeaux à l’église.

Quant à Mlle Dubessy, elle se contentait d’entretenir, sans le laisser soupçonner, la bourse où le vieux curé puisait pour ses aumônes et autres bonnes œuvres.

D’un autre côté, M. Logerot, qui était très pauvre, recevait beaucoup du château, des provisions de toute nature ; de sorte que lui et sa gouvernante n’avaient rien ou presque rien à dépenser.

– Vous êtes ma Providence, comme celle de tous les pauvres de la contrée, disait-il à la jeune châtelaine.

– Vous m’aidez à faire un peu de bien, monsieur le curé, répondait la jeune fille ; c’est moi qui suis votre obligée et qui vous dois des remerciements.

– Soit, mademoiselle, mais je vous apporte les bénédictions de tous ceux que vous soulagez. Ils savent que je suis pauvre et que c’est votre main qui donne par les miennes.

Depuis que M. Darimon avait constaté le changement si brusque du caractère de sa pupille, celle-ci ne se rendait plus comme autrefois à l’église pour la grand’messe ; mais elle ne manquait jamais l’office du matin. Le vieux curé s’étonnait, ne comprenant rien à cette fantaisie de la jeune fille ; toutefois, il ne se permettait pas de lui en demander la raison.

La famille de Lancelin et Mme de Linois et son fils s’étaient empressés d’imiter Mlle Dubessy ; ils assistaient maintenant à la messe du matin, pensant être ainsi agréables à la jeune fille ; jusque dans l’église on faisait la cour à la riche héritière.

Mme de Linois affectait une grande dévotion ; son fils, devenu très rangé, ne quittant jamais sa maman, pouvait passer pour un petit saint. Mme de Linois était de la confrérie de sainte Anne, c’était elle qui portait la bannière de la mère de la vierge Marie. Tous les samedis, dans l’après-midi, elle était à l’église pour parer les autels. Son zèle pieux édifiait tout le monde, particulièrement le bon prêtre, à qui elle avait fait cadeau d’une aube magnifique qu’elle avait, disait-elle, brodée de ses mains, et que le curé ne portait que les jours de fêtes carillonnées. Ces grands jours, c’était Mme de Linois qui faisait la quête dans l’église, et M. Alfred ne dédaignait pas de donner le pain bénit.

Malgré sa finesse et sa perspicacité, le bon vieux curé se laissait prendre à ces manifestations extérieures d’une grande piété. Il est vrai que Mme de Linois jouait admirablement son rôle de femme tout en Dieu ; elle réussissait ainsi à tromper les vraies dévotes qui la prenaient pour exemple. De sorte qu’il y avait à Grisolles une émulation de dévotion et de piété qui enchantait le curé. Naturellement, il avait Mme de Linois et son fils en grande estime et disait, à qui voulait l’entendre, tout le bien qu’il pensait d’eux.

Il s’agissait, pour Mme de Linois, de se faire un ami du vieux curé et, mieux encore qu’un ami, un allié qu’elle ferait agir puissamment, le moment venu, auprès de Mlle Dubessy. Elle savait que la jeune fille avait pour M. Logerot une grande déférence, une affection filiale, qu’elle lui demandait souvent des conseils et l’écoutait toujours avec un profond respect. Évidemment, dans une circonstance aussi grave que celle de faire choix d’un mari parmi les prétendants à sa main, la jeune châtelaine ne manquerait pas de consulter le bon curé ; il était donc important de l’avoir pour soi, de s’en faire un avocat qui plaiderait chaleureusement la cause de M. Alfred et la gagnerait.

Mme de Linois employait tous les moyens pour amadouer le curé, le circonvenir ; comme tous les vieillards, il avait ses manies, et c’était surtout dans ses innocentes manies que l’astucieuse femme s’ingéniait à le flatter.

Aussi, chaque fois qu’elle lui faisait un petit cadeau, était-elle sûre qu’il en éprouverait un grand plaisir.

Tout récemment, deux tableaux, expédiés d’Italie, étaient arrivés à Grisolles à l’adresse de M. Logerot. C’était un envoi de M. le comte de Linois, qui se trouvait alors à Florence, avait dit Mme de Linois. Ces tableaux, dont l’un représentait saint Sébastien percé de flèches, et l’autre saint Georges à cheval, terrassant le dragon, étaient un cadeau que M. le comte offrait à M. le curé Logerot pour son église. Le curé, qui avait pour prénom « Georges » s’était mis à pleurer de joie, comme un enfant, à la vue de son saint patron vainqueur du dragon, c’est-à-dire du démon.

Les tableaux avaient été placés dans le chœur, en face l’un de l’autre, et déjà bon nombre d’habitants de la commune étaient venus les admirer.

Mais le curé désirait vivement qu’Édouard Lebel vînt voir les tableaux, et lui dise sincèrement ce qu’il pensait des deux toiles. Et puis, il avait encore autre chose à demander au jeune artiste, et, à ce sujet, il se promettait de faire prochainement une visite au château.

Un dimanche, après la messe basse, Mlle Dubessy, avant de sortir de l’église, se rendit à la sacristie pour dire bonjour au curé, ainsi qu’elle en avait l’habitude.

Après quelques paroles échangées, M. Logerot reprit :

– Mademoiselle, j’aurais bien du plaisir à vous voir aujourd’hui à la grand’messe.

Et comme la jeune châtelaine ne répondait pas tout de suite, il ajouta en souriant :

– J’ai préparé un sermon… Cette fois, c’est pour vous que je prêcherai.

– S’il en est ainsi, monsieur le curé, répondit la jeune fille, je serai à mon banc, je vous le promets.

– Merci.

– Votre bourse est-elle encore suffisamment garnie ?

– Mais dimanche dernier vous m’avez remis trois cents francs ; malgré mes prodigalités, je n’ai pas donné cent francs cette semaine ; c’est que grâce à vos nombreux bienfaits, sans cesse renouvelés, mademoiselle, les malheureux, les nécessiteux deviennent de plus en plus rares, non seulement à Grisolles, mais dans toutes les communes voisines.

– Eh bien, monsieur le curé, répondit la jeune fille avec son adorable sourire, nous ne devrons être contents, vous et moi, que le jour où nous pourrons dire : nous n’avons plus autour de nous aucune misère à soulager.

Le vieillard saisit les mains de la jeune fille, et avec attendrissement :

– Vous êtes un ange du bon Dieu ! dit-il.

Claire quitta M. Logerot et sortit de l’église.

Mais avant de monter dans son coupé, elle dut répondre aux compliments que lui adressèrent Mme de Linois et M. et Mme de Lancelin ; à Mme Éliane, qui se jeta à son cou et l’embrassa sur les joues ; aux salutations empressées de M. Alfred de Linois et de M. Auguste de Lancelin, qui ne perdaient jamais l’occasion d’obtenir de la belle châtelaine l’aumône d’un regard ou d’un sourire.

Comme toujours et avec sa grâce charmante, Claire tendait la main aux femmes de Grisolles qui s’approchaient pour la saluer, et elle avait pour les unes et les autres des paroles affectueuses.

Puis c’était le tour des petites filles qui l’entouraient et qu’elle embrassait.

– Mademoiselle, lui dit une fillette de dix ans, il y a bien longtemps que vous n’êtes pas venue nous voir à l’école ; nous vous attendions tous les jours ; nous sommes toutes si heureuses lorsque vous venez passer un instant avec nous.

– Vous avez raison, ma mignonne, répondit Claire, je vous ai trop négligées dans ces derniers temps, c’est un devoir auquel j’ai manqué ; mais je n’oublie pas mes petites amies de l’école, je pense à vous souvent, au contraire, et puisque vous me rappelez que je vous dois une visite, je vous la ferai demain, vous pouvez le dire à vos petites camarades et prévenir votre excellente maîtresse.

– Ah ! je suis contente, bien contente ! s’écria la petite fille en frappant dans ses mains.

Puis après avoir fait une révérence, elle rejoignit sa mère, qui l’attendait. Les autres petites filles s’envolèrent comme une bande d’oiseaux joyeux.

– Nous aurons le plaisir de vous revoir ce soir, dit Mme de Linois à Mlle Dubessy.

– Et nous aussi, ajouta Mme de Lancelin.

– Vous êtes mes fidèles, répondit la jeune fille.

– Sortirez-vous dans la journée ? demanda Mme de Linois.

– Je ne sais pas, répondit Claire, cela dépendra du temps, d’abord, et ensuite de la disposition d’esprit dans laquelle je me trouverai.

– Oh ! nous aurons un bel après-midi, dit vivement Mlle Éliane, et si mademoiselle Claire voulait bien venir jusque chez nous…

– Je ne dis pas non, ma chère Éliane, mais je ne promets rien. M. le curé m’a témoigné le désir de me voir assister aujourd’hui à la messe de dix heures.

– Alors ? fit Mme de Linois.

– Je reviendrai. M. le curé m’a parlé d’un sermon…

– Oh ! en ce cas, nous assisterons aussi, Alfred et moi, à la grand’messe.

– Il ne nous sera pas possible de revenir, dit assez piteusement Mme de Lancelin ; nous attendons quelques personnes à déjeuner et les Ridelles sont plus éloignées de l’église que le château de Grisolles. Je le regrette vraiment, car un sermon de M. le curé est toujours très agréable à entendre.

On se sépara. Claire monta dans son coupé et rentra au château, après avoir dit au cocher de se tenir prêt à dix heures moins un quart, pour la reconduire à l’église.

M. Darimon, qui avait entendu donner l’ordre, se montra très surpris. Ce n’était pas assez d’une messe, il en fallait deux, maintenant ; que signifiait cette nouvelle fantaisie ? Est-ce que sa pieuse pupille allait se jeter dans une dévotion outrée, comme cette chère Mme de Linois, qui ne passait pas un jour sans aller prier dans la chapelle de sainte Anne ?

– Moi, se disait l’honnête tuteur, je ne blâme pas les croyants ; chacun a ses idées et j’ai le respect des convictions ; parbleu, j’ai de la religion autant qu’un autre ; mais en cela comme en bien d’autres choses, pas trop n’en faut. L’excès en tout est un défaut, dit le proverbe, et j’ajoute qu’en matière de religion, l’exagération devient ridicule.

Et comme M. Darimon était préoccupé, sa pauvre tabatière en souffrait. Il l’avait constamment, tantôt dans une main, tantôt dans l’autre, et quand il était contrarié, Dieu sait avec quelle rage il la tourmentait.

– Ainsi, Claire, dit-il à sa pupille, vous allez retourner à l’église ?

– Oui, pour assister à la grand’messe.

– Est-ce que ce sera ainsi tous les dimanches ?

– Cela vous déplairait-il, mon cher tuteur ?

– Non, Claire ; mais il me semble qu’une messe suffit. Auriez-vous oublié ce matin de dire une prière ?

– Je vais aujourd’hui à la messe de dix heures pour faire plaisir à M. le curé.

– Ah !

– Il a préparé, m’a-t-il dit, un très beau sermon.

– Oh ! alors, je comprends, je comprends.

– Et vous êtes tranquillisé, rassuré ?

– Mais…

– Avouez-le, mon cher tuteur, vous craigniez que je ne devinsse trop dévote ?

– Oh ! Claire, je sais bien que vous êtes trop raisonnable…

– N’allez pas si vite, monsieur Darimon ; si je vous disais que plus d’une fois déjà j’ai eu l’idée de me faire religieuse.

Le brave homme éprouva une telle commotion que la tabatière faillit s’échapper de ses mains.

– Claire, mon enfant, que me dites-vous là ? s’écria-t-il.

– La vérité.

– Oh ! mon Dieu !

– Elle ne me viendrait pas, cette idée, si j’étais une fille pauvre, si, comme tant d’autres, j’étais obligée de travailler pour vivre. Il est des jours où je me sens écrasée sous le poids de ma fortune, de cette fortune dont vous prenez tant de soins et que vous augmentez constamment.

Claire avait de grosses larmes dans les yeux.

– Ainsi, Claire, ma chérie, c’est donc vrai, bien vrai, vous n’êtes-pas heureuse ?

– Heureuse ! est-ce que je peux l’être ? Est-ce que je le serai jamais ? Mon cher tuteur, il y a de bien étranges destinées. Il semble que je n’ai rien à désirer, que tout me sourit, que tout rayonne autour de moi. On dit : Est-elle heureuse la demoiselle de Grisolles ! Cruelle ironie ! Et l’on m’envie ! Eh bien, moi, j’envie le sort de la plus humble des ouvrières, j’envie le sort de ces jeunes filles que je vois dans les champs, courbées vers la terre du matin au soir. Elles n’ont pas le rire forcé, la parole contrainte ; elles ont l’âme sereine, elles ont l’espérance ! Ah ! l’espérance ! Je ne l’ai pas, moi. Oh ! oui, je suis malheureuse !

– Mais pourquoi, mon Dieu, pourquoi ? Claire, mon enfant, vous me parlez aujourd’hui comme vous ne l’avez pas fait depuis deux mois ; ah ! si vous saviez comme j’ai souffert de votre froideur, de votre tristesse, de vos refus à me répondre quand je vous interrogeais… Et pourtant, vous savez combien je vous aime et vous suis dévoué ; mon Dieu, mais je ne vis que pour vous ! Claire, dites-moi vos ennuis, vos chagrins, ouvrez-moi votre cœur. Si je puis faire quelque chose pour vous, parlez, Claire, parlez, ordonnez. Ah ! mais, je ne suis pas aussi vieux qu’on le croit ; j’ai encore en moi de la vigueur, une grande force à mettre au service de ma chère pupille.

La jeune fille secoua tristement la tête.

– Vous ne pouvez rien, mon ami, dit-elle. On ne détourne pas la fatalité, on la subit.

– Claire, répliqua M. Darimon, le teint animé, les yeux brillants, pourquoi êtes-vous malheureuse ?

– Parce que je suis riche, trop riche.

– Mais ce n’est pas une raison, cela ; je ne comprends pas, Claire, non, je ne peux pas comprendre… Est-ce qu’on se plaint jamais d’être trop riche ? Ah ! si vous étiez d’une mauvaise santé, malade ou infirme, vous pourriez dire… Mais rien de cela… Vous vous portez à merveille et la nature vous a comblée de ses dons les plus précieux. En effet, – et laissez-moi vous le dire, – vous avez toutes les perfections…

La jeune fille sourit amèrement.

– Vous êtes divinement belle, continua M. Darimon, et vous êtes bonne, si bonne que je ne crois pas qu’il y ait un cœur de jeune fille comparable au vôtre. Généreuse et compatissante, vous aimez faire le bien et, grâce à votre fortune, vous en faites autant que vous voulez. Vous êtes la providence des malheureux ; à dix lieues à la ronde vous êtes vénérée, bénie, et l’on vous a surnommée la fée du château. Et vous vous plaignez d’être riche, et, pour un peu, vous maudiriez votre richesse. Ah ! Claire, Claire, vous n’étiez pas ainsi autrefois ; comment ayez-vous pu changer ainsi ? Je me perds en conjectures et constamment je me demande : Qu’est-ce que cela veut dire ?

La jeune fille saisit le bras du vieillard et le serrant fiévreusement :

– Cela veut dire, répondit-elle d’une voix assourdie par l’émotion, que mon âme a des enthousiasmes qui lui sont défendus, des élans que je suis obligée de réprimer, des aspirations que je dois étouffer, des douleurs qui ne peuvent s’apaiser… Cela veut dire, continua-t-elle en s’animant, que j’ai besoin d’affection et de tendresse, d’un cœur qui se donne à moi tout entier, sans réserve, comme je suis disposée à donner le mien ; enfin, j’ai besoin d’être aimée, aimée comme je le voudrais, comme je le désire, ardemment, uniquement, et je ne peux pas l’être et je ne le serai jamais !

– Il me semble, Claire, que vous ne manquez pas d’amoureux, hasarda timidement M. Darimon.

Elle eut un frémissement des lèvres et des narines.

– Des amoureux de mes millions et non de ma personne, répliqua-t-elle en haussant les épaules.

– Oh ! ma chère enfant, fit le vieillard avec un accent de tristesse profonde, est-il possible que vous vous plaisiez à vous tourmenter ainsi ? Mais vous vous faites injure ; voyons, vous êtes belle, charmante, gracieuse, vous possédez toutes les qualités qu’on recherche chez la femme et vous ne croyez pas qu’on puisse vous aimer pour vous-même !

– Si j’étais aimée ainsi, peut-être ne le croirais-je pas.

– Oh !

– Oui, parce que j’aurais toujours cette pensée que ce serait, avant tout, ma fortune que l’on voudrait. J’ai donc raison en disant que je suis malheureuse parce que je suis riche, trop riche.

– Claire, pauvre enfant, c’est vous qui vous rendez malheureuse par le doute qui s’infiltre en vous comme un poison mortel ; chassez-le de votre esprit, chassez-le, il est votre cruel ennemi.

– Impossible, j’ai essayé, il reste.

Le tuteur regarda sa pupille avec compassion.

Elle reprit :

– Puis-je croire à la sincérité de tous ces jeunes gens qui me font la cour et prétendent à ma main, plus ou moins ouvertement ? Non, non. Les plus hardis, ceux qui soupirent le mieux et qui cherchent par tous les moyens à me convaincre de leur amour, sont précisément ceux qui ne m’inspirent aucune confiance. Comédie, mon cher tuteur, comédie ! Ce n’est pas une femme à aimer, à rendre heureuse qu’ils veulent, ce sont nos millions qu’ils convoitent.

– Pourtant, Claire…

– Laissez donc, j’observe et je vois clair dans leur jeu ; ils sont également ambitieux, l’un à cause de ceci, l’autre à cause de cela, et celui-ci vaut celui-là. Tous pareils ! Des dehors charmants, j’en conviens ; mais qu’y a-t-il dans le cœur ? Rien. Si par suite d’une catastrophe quelconque je perdais ma fortune, vous les verriez, ces jolis messieurs, ces prétendants désintéressés, qui se disent épris de ma beauté et de mes adorables qualités, vous les verriez s’enfuir comme une compagnie de perdreaux au coup de fusil du chasseur.

Elle se mit à pleurer, la figure cachée dans ses mains. M. Darimon hocha la tête.

– Décidément, pensait-il, plus nous vieillissons, moins nous marchons vers le mariage ; pourtant je voudrais bien ne pas mourir sans la voir mariée. Mais voilà, avec une petite tête comme la sienne… Et je ne sais plus quoi dire. Diable, diable ! Il me semble que les jeunes filles d’aujourd’hui ne sont plus du tout ce qu’étaient celles d’autrefois.

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