VII LE TUTEUR

Mlle Dubessy essuya ses beaux yeux et dit d’un ton bref :

– Tenez, mon cher tuteur, ne parlons plus de cela, n’est-ce pas ? n’en parlons plus.

– Mais, Claire, fit-il un peu ahuri, je ne disais rien, absolument rien.

– Ah ! Alors j’ai répondu à une de mes pensées.

Elle se leva. Elle était agitée et paraissait singulièrement énervée. Elle fit plusieurs fois le tour du salon ; puis s’arrêtant brusquement devant le vieillard :

– Avez-vous vu M. Lebel ce matin ? demanda-t-elle.

– Oui, je l’ai vu.

– Alors il n’est pas sorti aujourd’hui de grand matin, ainsi qu’il en a pris l’habitude.

– Je crois même qu’il n’est pas sorti du tout et qu’il est encore, en ce moment, dans son pavillon.

– Ah ! voilà qui est bien étonnant, fit-elle un peu sèchement.

– Il a besoin de se donner du mouvement, ce jeune homme, il aime à courir par monts et par vaux ; allez-vous donc lui reprocher d’employer ses dimanches selon sa fantaisie ?

– Non, certes. Mais croyez-vous, réellement, qu’il passe son temps, le dimanche, à se promener dès le jour naissant, jusqu’à la nuit venue ?

– Dame, n’y étant pas forcé, comme le Juif-Errant, il est probable qu’il ne marche pas constamment. Quand il a les jambes lasses, il doit se reposer, ce qui ne lui est pas défendu.

La jeune fille eut comme un mouvement d’impatience. Elle reprit :

– Savez-vous de quel côté il se dirige de préférence ?

– Il ne m’est jamais venu à l’idée de le surveiller et moins encore de m’enquérir de ses actions, dont il est, après tout, parfaitement libre.

Cependant, je sais qu’on le voit et qu’on le rencontre un peu partout, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre. Je sais également qu’il déjeune dans une petite auberge qui se trouve sur la route de Beauval. Oh ! il ne fait pas là des festins de Balthazar : une omelette, un morceau de fromage avec une demi-bouteille de vin blanc, et c’est tout. Comme vous voyez, ce n’est pas un dépensier, il ne prodigue pas pour sa bouche et son estomac l’argent que vous lui faites gagner. Et, cependant, il n’a pas l’air de tenir beaucoup à l’argent ; il est généreux et semble vouloir vous imiter ; il ne rencontre pas un pauvre sans lui mettre une pièce de monnaie dans la main. Dimanche dernier il a donné deux pièces de vingt francs à Pierre Barral, le vieux berger de Beauval.

– Comment savez-vous cela ?

– Je le tiens du vieux berger lui-même qui, tout en me parlant longuement de M. Édouard, en me faisant son éloge, avait les yeux pleins de larmes. J’ai su aussi par le père Barral que, il y a trois semaines, M. Lebel avait donné deux cent cinquante francs à une pauvre famille de Grécourt que M. Bertillon, le millionnaire, allait faire expulser de la chaumière qu’il loue à ces malheureux. Il n’a pas un bon cœur, M. Bertillon, et je n’aurais jamais cru qu’il fût aussi dur pour les pauvres gens.

Après un silence, la jeune fille reprit :

– Je vois, mon cher tuteur, que vous êtes beaucoup mieux renseigné au sujet de M. Lebel que vous ne voulez en avoir l’air.

– Je répète ce que l’on me dit, voilà tout.

– Ainsi vous pensez que M. Lebel ne va chez personne, pas plus à Beauval et à Grécourt qu’à Grisolles ?

– Je suis certain qu’il ne fréquente aucune maison dans le pays. Depuis quelque temps il ne s’attarde même plus comme autrefois à causer avec les paysans. Il n’est jamais allé chez Mme de Linois, qui l’a cependant invité plusieurs fois à déjeuner ; il trouve toujours une raison pour s’excuser ; Mme de Linois s’en est plainte à moi. M. et Mme de Lancelin cherchent aussi à l’attirer chez eux ; mais il fait la sourde oreille ou feint de ne pas comprendre. Il se tient vis-à-vis de tout le monde dans une réserve absolue qu’on pourrait prendre pour du dédain, s’il n’était pas aussi aimable et toujours d’une politesse exquise.

De temps à autre, l’année dernière, il faisait une visite à la comtesse de Blérac ; la vieille dame était enchantée ; maintenant elle ne le voit plus ; elle s’en étonne et se montre mécontente.

« – Mais, dit-elle, il est encore plus sauvage qu’il ne l’était lors de son arrivée à Grisolles. »

Nous nous en apercevons ici et nous avons été les premiers à ne pas nous féliciter de sa sauvagerie, à nous étonner des singularités de son caractère.

Étrange nature tout de même que ce garçon ; il est pour moi une énigme. On peut l’appeler le bon misanthrope, le misanthrope bien-faisant. Dans tous les cas, il justifie bien le nom qu’on lui a donné.

– On lui a donné un nom ?

– Oui, on l’appelle dans le pays le Beau Ténébreux.

Mlle Dubessy ébaucha un sourire.

M. Darimon laissa aussi glisser sur ses lèvres un sourire malicieux et reprit :

– Je vous parlais tout à l’heure des avances que les de Lancelin faisaient au jeune artiste.

– Oui, eh bien ?

– Eh bien, Claire, entre nous, je crois que M. et Mme de Lancelin ne seraient pas éloignés de donner leur fille à M. Lebel, bien qu’il soit pauvre comme Job, mais dont ils escomptent l’avenir. Mlle Éliane n’est déjà plus de la première jeunesse ; elle se morfond depuis des années à attendre un époux qui ne vient pas, et nous avons remarqué, Julie et moi, Julie surtout, qu’elle fait assez audacieusement les yeux doux à l’artiste.

La jeune châtelaine eut un imperceptible tressaillement.

– Mon Dieu, fit-elle froidement, quoique M. Lebel n’ait pas de fortune et malgré l’étrangeté de son caractère, Éliane pourrait moins bien tomber.

– Et ce serait pour M. Lebel un mariage superbe, car Mme de Lancelin aura deux cent mille francs de dot, sans compter les espérances. Malheureusement, le jeune homme ne répond point aux avances qu’on lui fait, n’a pas du tout l’air de s’apercevoir des petites mines, des agaceries de Mlle Éliane, et j’ai bien peur que la chère demoiselle n’en soit pour ses frais, cette fois encore.

La fortune, qu’est-ce que cela pour notre artiste ? Moins que rien. Il voit plus grand. Son rêve est de se faire un nom, ce qu’il veut, c’est la gloire. Mais la gloire n’est pas à la portée de tous ; c’est une couronne que l’on n’obtient souvent qu’après celle du martyre. N’importe, il y a des obstacles, des souffrances devant lesquels ne reculent pas les âmes vaillantes. Or, autant que j’ai pu en juger, M. Édouard Lebel est un vaillant et il a une volonté de fer.

Je l’ai entendu causer, il répugnerait à sa franchise de déguiser sa façon de penser : eh bien, si haut que puisse le porter son rêve, il veut tout devoir à lui-même ; il dédaignerait, mépriserait l’appui d’une fortune qu’il trouverait dans le mariage.

D’ailleurs, pas plus que moi, vieillard, il ne songe à se marier. Il voit ici de fort jolies personnes, le voyez-vous jamais faire attention à n’importe laquelle de ces demoiselles ? Ah ! bien, c’est là le moindre de ses soucis.

Sans doute, comme tout homme bien élevé, il a le respect de la femme, mais c’est tout. Je ne dis pas qu’il la considère comme un être inférieur, et, cependant, on pourrait le croire, tellement il met de soin à s’en éloigner. Oui, Claire, que ce soit Mme et Mlle de Lancelin, Mme et Mlle Guichard, Mme de Linois ou toute autre, il fuit la compagnie de la femme.

– Vous êtes bien sévère, monsieur Darimon.

– Mais cela saute aux yeux, Claire ; il est vrai, et je dois le reconnaître, qu’il n’est guère plus sociable avec les hommes.

Je vois qu’il ne vous déplaît pas que je parle de M. Édouard, et tout ce que j’en dis n’est que pour expliquer son caractère, autant qu’il est possible de le faire.

J’entends dire autour de moi qu’il a laissé à Paris une maîtresse aimée…

– Comment, on dit cela ? fit la jeune fille qui, depuis un instant, était songeuse.

– Il est si triste, parfois, qu’il faut bien trouver une raison à sa tristesse ; mais, moi, qui pense tout différemment, je hausse les épaules et je ris.

– Pourquoi donc ?

– M. Édouard Lebel ayant une maîtresse, ce serait drôle, et être amoureux plus drôle encore… Lui, amoureux d’une femme, allons donc !

– Pourquoi pas, monsieur Darimon ?

– Ne vous l’ai-je pas déjà dit ? Eh bien, Claire, croyez-moi, M. Lebel n’aime que la peinture ; pour tout ce qui n’est pas du domaine de ses rêves et de son idéal, ce garçon-là est de marbre…

– Oh !

– Il n’y a et il n’y aura jamais dans son cœur qu’un seul et unique amour, l’amour de son art !

– Sincèrement, vous croyez cela ?

– Oui, c’est ma conviction.

– S’il en est ainsi, mon cher tuteur, dit la jeune fille d’une voix qui trembla légèrement, nous devons plaindre Mlle de Lancelin.

– Oh ! répliqua cruellement le vieillard, ce n’est pas d’aujourd’hui qu’elle est à plaindre.

Mlle Dubessy resta quelques instants silencieuse, la tête baissée.

– En vérité, reprit-elle avec un accent qui trahissait un secret dépit, je ne comprends pas quel plaisir si grand peut éprouver M. Lebel à faire constamment les mêmes promenades dans un pays où tous les accidents de terrain et jusqu’aux plus petits sentiers lui sont connus. L’année dernière, c’était bien ; désireux de connaître les environs de Grisolles, ses excursions s’expliquaient ; mais à présent, qu’il n’a plus rien à voir…

– Un artiste, Claire, a toujours quelque chose à voir et à admirer dans la nature ; en hiver, les paysages ne sont pas les mêmes qu’au printemps ou à l’automne. Du reste, l’artiste possède cette faculté de voir la même chose sous vingt, sous cent aspects différents.

Ainsi, M. Lebel, qui est allé maintes fois à la Côte-aux-Roches, y retourne souvent ; il y était il y a quinze jours, il y était dimanche dernier et s’il sort aujourd’hui, je parierais que c’est encore là qu’il ira. Cela prouve que cet endroit si pittoresque l’attire et qu’il se plaît au milieu de ces énormes pierres de formes bizarres.

Il faut bien dire aussi que du haut du monticule, on a des vues superbes, très étendues, et qu’on peut contempler et admirer de magnifiques paysages.

– Est-ce que M. Lebel va là pour dessiner, enrichir ses albums de croquis ?

– Du tout, il grimpe au sommet de la côte tout simplement pour regarder.

– Quoi ?

– Dame, je ne sais pas trop : la vallée avec sa rivière, son étang et ses ruisseaux, les bois, les coteaux, le château de Grisolles, dont les clochetons brillent au soleil, et je ne sais quoi encore… Toujours est-il que, souvent, il reste là pendant plus d’une heure, debout, les bras croisés, et comme en extase, m’a dit le père Barral.

Peut-être bien, ajouta M. Darimon en riant, qu’il s’amuse à compter les cheminées de Grisolles, de Beauval et de Grécourt.

– Enfin, si tel est son plaisir, murmura la jeune fille.

– Claire, reprit le tuteur, croiriez-vous que dimanche dernier il est monté sur la Roche maudite et s’y est tenu debout, au risque d’être pris de vertige et de rouler au fond du précipice, comme dans le temps ce pauvre François Bertrand.

– Oh ! l’imprudent ! s’écria Claire, en pâlissant.

– Un artiste, voyez-vous, ça n’a peur de rien.

Maintenant, Claire, continua M. Darimon, comme vous je trouve singulier que M. Édouard Lebel ait cette manie de s’en aller courir les champs, le dimanche, du matin au soir.

– Ah ! vous êtes donc de mon avis ?

– Oui. Mais n’y a-t-il pas un peu, beaucoup de votre faute ?

– Hein ? que voulez-vous dire ? demanda vivement Claire.

– Convenez, chère enfant, – ah ! Dieu me garde de vous adresser un reproche, – convenez que vous êtes devenue bien froide avec M. Lebel et que, forcément, il a dû trouver singulière votre conduite envers lui. Vous êtes enthousiaste, Claire ; c’est une de vos qualités et peut-être, en même temps, votre seul défaut. Tout d’abord, vous avez été pour ce jeune homme extrêmement aimable et gracieuse, vous le considériez comme un ami ou un parent ; vous preniez plaisir, comme moi-même, d’ailleurs, à causer avec lui, et plus encore à le faire parler afin de l’écouter, car, quels que puissent être ses travers, il est spirituel, instruit, et possède le charme de la parole.

J’ai vu, non sans étonnement, mais je dois dire aussi sans déplaisir, s’établir entre vous une familiarité charmante, enjouée de votre côté, respectueuse du sien. Vous allez jusqu’à vous confectionner un costume de jeune garçon, de rapin – c’est le mot employé dans les ateliers – pour lui tenir compagnie, jouir de sa conversation, bien plus, certainement, que pour l’aider dans son travail.

C’était charmant, jamais l’on n’avait été aussi gai au château, et vous-même, chère enfant, n’étiez plus reconnaissable.

Brusquement, sans qu’on puisse savoir pourquoi, tout cela change. Vous devenez triste, votre caractère s’aigrit, vous avez des mouvements d’impatience inexplicable, vous vous isolez, vous travaillez pendant de longues heures pour les petites filles pauvres de l’école et il vous vient des idées insensées, comme celle de vous faire religieuse, vous me l’avez dit tout à l’heure.

Votre pauvre vieux tuteur ne peut plus trouver un moment pour causer avec vous de vos affaires, et s’il obtient enfin quelques minutes d’entretien, vous l’écoutez distraitement ou ne l’écoutez pas du tout. Et le bonhomme, que sa tabatière ne parvient pas à consoler, en est réduit à se demander sans cesse :

« – Qu’est-ce que cela veut dire ? »

M. Édouard Lebel n’est plus l’ami des premiers jours ; l’hiver vient, ils sont passés, les beaux jours ! C’est à peine si vous le regardez, si vous lui adressez la parole. Plus un sourire, plus un mot affectueux, plus rien ; vous le traitez comme un étranger.

Alors, lui aussi devient triste, sombre, morose, inquiet ; il ne parle plus, ne rit plus, ne chante plus ; on déjeune, on dîne sans mot dire, on est à table comme des chiens de faïence, et l’on mange vite, tellement on a hâte de ne plus être ensemble. Et, sans doute, pour ne pas avoir à se contraindre devant vous, à souffrir, peut-être, M. Lebel, le dimanche, s’en va de grand matin courir la prétantaine. Comme il n’entend plus votre voix, il va dans le bois écouter le chant des oiseaux, et il regarde le ciel, lui demandant le sourire que vous lui refusez.

Eh bien, oui, ma pauvre Claire, voilà où nous en sommes. Je vois bien que je vous fais de la peine et que vous vous retenez pour ne pas pleurer : mais, voyez-vous, chère enfant, tout ce que je viens de vous dire, je l’avais sur le cœur.

Respirant bruyamment, il ajouta :

– Je me dégonfle, enfin !

Et comme la jeune fille restait muette, la tête penchée sur sa poitrine :

– Ah ! continua tristement M. Darimon, il faut que M. Édouard Lebel ait sérieusement pris à cœur d’achever les travaux que vous lui avez confiés pour ne pas avoir déjà bouclé sa valise, enfermé dans leur boîte palettes, couleurs et pinceaux, et repris la route de Paris après vous avoir dit : – « Mademoiselle, je vous prie de recevoir mes humbles salutations et de ne pas trouver mauvais que je prenne congé de vous ; je ne me plais plus en votre beau château de Grisolles, et comme tout me fait croire que vous serez enchantée d’être délivrée de ma présence, je m’empresse de vous être agréable, en retournant à Paris par le train express. »

Claire ne put s’empêcher de tressaillir, et se redressant brusquement :

– M. Édouard Lebel ne ferait pas cela, dit-elle.

– Et pourquoi, s’il vous plaît, ma chère pupille ?

– Mais… mais… balbutia-t-elle embarrassée, parce que la restauration des peintures est loin d’être terminée et que, en entreprenant ces travaux, il a pris l’engagement de les achever.

– Hé, riposta le vieillard presque durement, on voit tous les jours se rompre des engagements que l’on ne peut tenir pour une raison quelconque. D’ailleurs, M. Lebel ne s’est lié vis-à-vis de vous que par une promesse verbale ; il n’y a rien d’écrit ; et quand même il y aurait un engagement écrit, même sur papier timbré et enregistré, quelle action auriez-vous sur lui, s’il vous disait nettement : « Je ne veux plus travailler pour vous, mademoiselle » ?

– Avant tout, M. Lebel est honnête, dit Claire devenue très pâle, et il est incapable de manquer à sa parole.

– Heu, heu, ne vous y fiez pas trop.

– Vous croyez que M. Édouard Lebel quitterait Grisolles ? s’écria la jeune fille toute frémissante.

– Oui, oui, je le crois, si on lui rendait la vie insupportable.

– Oh !

– Il ne m’a rien dit de ce qu’il pense, mais je ne serais pas surpris qu’il eût déjà songé à nous quitter. Mais il ne dépend que de vous de le retenir, Claire.

– Ah ! fit la châtelaine, dont le regard s’éclaira. Et que dois-je faire pour cela ? demanda-t-elle.

– Oh ! bien peu de chose.

– Mais encore…

– Redevenez simplement telle que vous étiez il y a quelques mois ; chassez cette mélancolie, cette tristesse qui éteint l’éclat de vos yeux ; que le sourire refleurisse sur vos lèvres ; enfin, ramenez la gaieté au château. Soyez heureuse, Claire, et tout le monde le sera, votre vieux tuteur plus encore que les autres.

La jeune fille passa la main sur son front et répondit :

– J’essayerai.

– En ce qui concerne M. Lebel, reprit M. Darimon, sans être pour cela familière avec lui, ne lui faites plus trop mauvaise mine, traitez-le, comme autrefois, un peu en ami, et vous verrez que tout ira bien.

Claire eut un sourire indéfinissable.

Après un assez long silence, elle reprit vivement :

– Si M. Lebel ne sort pas aujourd’hui, peut-être l’aurons-nous à déjeuner.

– Peut-être, Claire, peut-être. Mais il est probable qu’il s’en ira courir les champs, selon son habitude.

Mlle Dubessy étouffa un soupir, secoua sa belle tête lourde de pensées, puis jetant un regard sur la pendule :

– Ah ! fit-elle, voici l’heure de retourner à l’église.

Elle fit de la main un signe amical à M. Darimon et sortit du salon.

Quelques instants après, elle remontait dans son coupé, qui disparaissait bientôt au bout de l’avenue.

M. Darimon, descendant au jardin, rencontra la jeune femme de chambre.

– Eh bien, monsieur Darimon, lui dit-elle, vous n’avez pas à vous plaindre aujourd’hui ; vous êtes content, n’est-ce pas ? bien content ?

– Content, content, grommela le vieillard, je ne sais pas.

– Pourtant, vous avez causé longtemps avec mademoiselle.

– C’est vrai, nous avons causé.

– Comme cela ne vous était pas arrivé depuis trois mois.

– C’est encore vrai, Julie.

– Ma foi, si vous n’êtes pas satisfait, c’est que vous êtes difficile.

– Je suis satisfait et je ne le suis pas.

– Prenez garde, monsieur Darimon, voilà une réponse de Normand.

– Julie, je ne sais toujours rien et je reste dans mes inquiétudes.

– Voyons, monsieur Darimon, que pensez-vous ?

– Ce que je pense, Julie ? Je pense… je pense… que je ne sais plus que penser.

Deux fortes prises de tabac avaient ponctué cette phrase de points suspensifs.

La femme de chambre s’était mise à rire de bon cœur.

– Eh bien, dit-elle, voulez-vous savoir ce que je pense, moi ?

– Oui, vraiment, Julie, et cela me fera plaisir.

– Eh bien, monsieur Darimon, je pense, d’abord, que mademoiselle fait bien d’aller une seconde fois à la messe puisque cela lui plaît, et qu’elle ferait également bien d’aller aux vêpres si cela lui était agréable.

– Julie, dit sévèrement le vieillard, vous vous permettez de plaisanter…

– Mais non, mais non, monsieur Darimon, et si vous m’aviez laissé achever… Eh bien, et cette fois je suis sérieuse, je pense que d’ici peu personne ne s’ennuiera plus au château de Grisolles.

– Ah ! puisses-tu dire vrai, ma fille.

– Vous verrez cela, monsieur Darimon. Je connais ma maîtresse, allez, je la connais bien ; elle n’est pas née pour la tristesse et elle sent bien que cela ne lui va pas du tout d’être triste. Je m’aperçois depuis quelques jours que chaque fois qu’elle se met à une fenêtre et promène ses regards sur les belles pelouses vertes du jardin et les plates-bandes fleuries, la joie lui revient au cœur.

– Ah ! Et à quoi attribues-tu cela, Julie ?

– Au soleil qui fait naître les fleurs et habille les arbres de verdure. Un effet du printemps, monsieur Darimon. Voyez la belle verdure ; c’est gai, le vert… Le vert est la couleur…

– De l’espérance, acheva le vieillard.

– Eh bien, voilà, monsieur Darimon, l’espérance !

Le brave homme, cherchant à comprendre, regardait Julie avec ahurissement.

– Ah ! s’écria la gentille femme de chambre, voilà le Beau Ténébreux qui se montre à sa fenêtre ; est-ce croyable, monsieur Darimon ? il vous sourit ; regardez, il vous fait signe qu’il va descendre et venir !

Et Julie, qui était toujours de bonne humeur et ne perdait jamais sa gaieté, s’éloigna en riant.

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