IV LE VIEUX BERGER ET LA LÉGENDE

Édouard Lebel aimait la Côte aux roches. C’était là, seulement, lui semblait-il, qu’il pouvait le mieux se livrer à la rêverie. Il se trouvait si bien là, seul avec ses pensées, au milieu de cette nature sauvage ! il y revenait chaque dimanche, irrésistiblement attiré par quelque charme mystérieux.

Il était sorti de grand matin, ainsi qu’il en avait pris l’habitude, et après un déjeuner frugal, dans une auberge où il s’arrêtait ordinairement et où il était toujours gracieusement accueilli, il s’était dirigé vers la côte dont il avait gravi les pentes escarpées.

Arrivé au sommet, il s’appuya contre une roche énorme, qui émergeait d’environ trois mètres au-dessus des autres, surplombait l’abîme et était comme suspendue par un miracle d’équilibre, tellement elle se détachait de la masse rocheuse.

On se demandait comment un coup de vent de tempête ne l’avait pas déjà ébranlée, arrachée et fait rouler au fond du précipice sur d’autres blocs l’ayant précédée dans sa chute.

Un des côtés de cette énorme pierre, aplatie au sommet et formant une espèce de plate-forme, présentait des saillies, des aspérités pouvant servir de marches ou d’échelons aux audacieux qui auraient voulu tenter de grimper sur la plate-forme.

L’idée vint à Édouard de monter à l’assaut de la roche. L’entreprise n’était pas sans péril ; mais le péril était lui-même une tentation pour l’artiste, qui ne manquait pas de hardiesse, en certaines circonstances, et avait maintes fois bravé des dangers non moins sérieux que celui d’aller se dresser sur l’entablement de la pierre comme sur un piédestal.

Il grimpa et, avec de pénibles efforts, il parvint au sommet de la roche sur laquelle il s’assit, victorieux, les jambes pendantes sur l’abîme, dont il sondait la profondeur.

Soudain, il se sentit atteint de vertige et, avec un mouvement d’effroi, il se rejeta en arrière. Il se remit promptement et, aussitôt, ainsi que chaque fois qu’il venait à la côte, il fut captivé par la majesté imposante du paysage, qu’il ne se lassait jamais de contempler et d’admirer, s’enthousiasmant à chaque nouveau coin qu’il découvrait, s’arrêtant à détailler tous ces merveilleux lointains.

À chaque instant il ramenait son attention sur les roches luisantes de cette effroyable fente au sol raviné, haché, comme s’il eût été meurtri sous les énormes pieds des Titans.

Comme toujours, l’artiste éprouvait une âpre et mystérieuse jouissance à se sentir là, seul, se trouvant grandi au milieu de ce cadre immense.

Et, tout rêveur, il se demandait :

– Pourquoi, ici, cette nature tourmentée, sauvage, et si près, au bas de la côte, cette campagne si belle, si riche, si pleine d’harmonie ? Pourquoi ce contraste étrange ? Pourquoi, à ces riants horizons, ce sombre décor ? Par quel caprice stupéfiant de la nature, ce bouleversement terrestre s’est-il accompli ?

Et en secouant la tête, il se disait :

– Cela n’est-il pas beaucoup l’image de la vie ?

Il avait dans sa poche son album à croquis ; mais il ne lui venait pas à la pensée de l’ouvrir. Autre chose occupait son esprit. Son âme tressaillait au souvenir des émotions éprouvées au château de Grisolles, qu’il voyait, là-bas, se dresser fièrement, enveloppé des rayons du soleil.

Dans le silence de son rêve, son imagination créait-elle un tableau à exécuter où il mettrait tout ce qu’il y avait en lui de talent, de force et d’inspiration ?

Non, l’artiste, pour l’instant, a fait place à l’homme. Et l’homme se laisse aller au fil de la rêverie qui l’entraîne doucement vers le château. Elle est là, l’enchanteresse, qui a pris une si grande place dans son existence.

Il sent des larmes sous ses paupières. Il ferme les yeux et croit entendre la voix aimée.

Le rêve, qui se change en douce vision, continue.

Il voit la belle jeune fille le regarder et lui sourire comme le jour où il s’était présenté au château, venant examiner les travaux artistiques qu’il allait avoir à exécuter ; il la voit s’approcher de lui ; elle lui prend doucement la main, et il entend la voix fraîche et suave murmurer à son oreille :

« Mais vous ne comprenez donc pas que je vous aime ? »

Le rêve était achevé ; Édouard retomba brusquement dans la réalité.

– Ah ! fou, fou que je suis ! s’écria-t-il.

Et quand même elle m’aimerait, est-ce que j’ai le droit d’espérer ? Elle est riche, riche, et moi je suis pauvre, inconnu et, probablement, sans avenir ! Non, non, c’est impossible, jamais, jamais ! Rêve trompeur, rêve menteur, éloigne-toi ; laisse-moi la force de garder mon secret, en même temps doux et douloureux !

Il passa la main sur son front, laissa échapper un soupir et, machinalement, se dressa debout sur la roche.

À ce moment, à quelques pas au-dessous de lui, un homme, un vieillard se dresse au milieu des pierres rocheuses. C’est un berger, on le devine à sa houlette, qui vient de faire un somme à l’ombre. Son troupeau paît tranquillement au flanc de la côte, sous la garde des chiens.

Le berger regarda Édouard, hocha la tête et dit, tout en s’avançant :

– Monsieur, vous êtes bien imprudent ; si le vertige vous prenait, ce serait la mort, une horrible mort, car vous tomberiez dans le précipice qui n’a pas moins de quarante mètres de profondeur, sans compter que dans sa chute votre corps serait mis en lambeaux, haché sur ces roches saillantes et tranchantes comme des couteaux.

Ce bloc sur lequel vous vous êtes perché s’appelle la « Roche maudite », et si intrépide et si insoucieux du danger que soient les gars du pays, je ne crois pas qu’aucun d’eux serait assez hardi ou plutôt assez téméraire pour monter là où vous êtes.

Le vieillard s’était arrêté au pied de la roche.

– Tenez, monsieur, dit-il, prenez ma houlette, elle vous aidera à descendre.

– Merci, mon brave homme, répondit Édouard, votre houlette ne m’est pas utile.

Il s’élança d’un bond et retomba d’aplomb sur ses pieds, devant le berger ébahi.

– Eh bien ! vrai, s’écria-t-il, vous avez du courage et de fameuses jambes ! Oh ! être allé vous percher là-haut, où un cabri ne se risquerait pas !

– Une idée qui m’est venue.

– Mauvaise idée, monsieur.

– Peut-être avez-vous raison.

– Croyez-moi, monsieur, ne recommencez plus, un malheur est si vite arrivé ! Moi, je ne m’approche jamais qu’en tremblant de la Roche maudite.

– Pourquoi l’appelez-vous Roche maudite ?

– C’est le nom qu’on lui a donné.

– Y aurait-il une légende ?

– Ne vous l’a-t-on pas déjà racontée ?

– Non, personne ne m’a encore dit que la Côte aux roches avait sa légende.

– Il y a aussi une histoire, monsieur, oh ! une bien triste histoire !

– Et je ne connais ni la légende, ni l’histoire ; vous allez me raconter cela, n’est-ce pas ?

– Si vous n’êtes pas trop pressé de retourner au château…

– Ah ! il paraît que vous me connaissez ?

– Je vous ai vu venir souvent parmi ces roches.

Je vous connais parce qu’on m’a dit que vous étiez le jeune peintre qui travaille au château de Grisolles. Vous aimez à venir ici, monsieur.

– Cet endroit me plaît.

– Et, sans doute, vous vous êtes plus d’une fois demandé comment ce bouleversement de la terre avait pu se produire ?

– En effet, je me suis adressé cette question.

– Eh bien ! la légende vous l’apprendra. Bien des gens du pays auraient pu vous dire cette légende ; quant à l’histoire, une histoire vraie, monsieur, personne ne la connaît aussi bien que moi. Que voulez-vous ? tout s’oublie, et l’histoire, le drame en question date déjà de longtemps, j’étais alors berger chez le jeune fermier.

– Ainsi, vous avez été berger toute votre vie ?

– À peu près, moins les dix années pendant lesquelles j’ai été soldat.

– Ah ! vous avez été militaire ?

– Oui, monsieur, et tel que vous me voyez, j’ai assisté aux trois Glorieuses.

– Ah ! oui, ces trois journées de 1830 ; Charles X chassé du trône.

– Et remplacé par Louis-Philippe ; j’ai vu cela, monsieur.

– Mais quel âge avez-vous donc ?

– Hé, hé ! fit le vieillard en branlant la tête, j’approche quatre-vingts ans.

Le jeune homme regarda le vieux berger avec un sentiment de compassion.

Quoi ! ce malheureux était encore obligé de travailler pour gagner son pain dur, et avoir un coin où il pouvait reposer ses pauvres vieux membres fatigués par les marches incessantes !

Instinctivement, Édouard fouilla au fond de sa poche où il sentit deux louis qu’il se promit de donner au vieillard avant de le quitter.

Maintenant, l’artiste subissait une impression où la curiosité provoquée par l’annonce d’un double récit se mêlait un vif intérêt pour le vieux berger.

– J’aime les vieillards, dit-il, j’aime ces vaillants qui ont fourni une longue carrière et qui survivent à un passé de travail et d’honneur, et j’aime surtout ceux qui, pauvres comme vous, ne se plaignent pas de leur misère. Ceux-là, mon brave, doivent être considérés, aimés, vénérés.

– Oh ! moi, fit le vieillard, je n’ai rien fait, je ne suis rien ; c’est mon père qui a été un brave parmi les braves ; il a donné toute sa vie au service de la patrie.

– C’était un soldat ?

– Oui, monsieur ; ah ! il a vu de grandes et terribles choses. En ce temps-là, la patrie était en danger, et l’on accourait de tous les coins de la France pour défendre les frontières. Que d’hommes, monsieur ! on en formait quatorze années. Oh ! les nobles enfants de la France !

Et le vieux père, revenu au pays après les grandes guerres, aimait à raconter les batailles aux petits du village, mes camarades, que j’allais chercher tout exprès. Il nous parlait du grand Napoléon, – un gaillard aussi celui-là – et des généraux de ce temps-là donc, des hommes comme on n’en verra plus !

Ah ! il fallait entendre le vieux père nous raconter la bataille de Jemmapes et nous dire comment il avait été blessé sans s’en apercevoir, et comment il avait continué à se battre sans savoir qu’il était blessé.

Le vieillard, enthousiasmé de ses souvenirs, parlait d’abondance et intéressait l’artiste.

Ils s’étaient assis entre deux roches, à l’ombre ; les deux chiens étaient aussi au repos, mais avaient toujours l’œil sur le troupeau, qui tondait ce qu’il pouvait de la lèpre végétale qui couvrait le flanc et le sommet calcinés par le soleil de cette misérable côte.

– Dites-moi, mon brave, avez-vous une famille ? demanda Édouard.

– J’ai enterré ma femme, répondit tristement le berger, puis un fils, qui aurait été mon bâton de vieillesse, car il était bon ; puis après ma fille, que son mari, un misérable, avait lâchement abandonnée. Il me reste de ma fille un petit-fils et une petite-fille. Marie, ma petite-fille, a elle-même deux petits garçons ; le plus âgé va déjà à l’école. Comme vous le voyez, monsieur, je suis à mon tour bisaïeul. Les petits vont grandir et deviendront les soutiens de leur mère. Elle n’a pas eu de chance non plus en se mariant, ma petite-fille, non que son mari ne soit pas un honnête garçon ; mais voici deux ans qu’il ne travaille plus ; il est malade, infirme.

– C’est triste.

– Oh ! oui, monsieur, bien triste.

– Que fait votre petit-fils ?

– Soldat, monsieur, au Tonkin ; il est clairon.

– Un brave aussi. Où votre petite-fille demeure-t-elle ?

– Là-bas, où vous voyez ce clocher et ces maisons qui semblent entassées. J’habite avec mes enfants, monsieur.

– Vous vous appelez ?

– Pierre Barral.

– Et votre petite-fille ?

– Marie Lataille.

– J’irai lui faire une visite.

– Vous serez le bienvenu, monsieur.

– Je parlerai de vous et de votre petite-fille à Mlle Dubessy.

– Oh ! la fée du château connaît bien Marie et moi aussi ; elle ne dédaigne pas de venir de temps à autre s’asseoir sous notre chaume ; elle a fait et fait encore beaucoup pour nous, monsieur.

– Ah ! c’est bien.

– Oh ! la bonne demoiselle ! Elle est la Providence des malheureux ; allez, on ne sait pas tout le bien qu’elle fait ; mais il n’y a plus de pauvres dans le pays ! Aussi, comme elle est aimée ! On appelle sur sa tête toutes les bénédictions du ciel.

Édouard prit la main du berger et la serra silencieusement.

– Avec tout ça, reprit le vieillard, je cause, je bavarde, et si bien que j’en oublie de vous raconter la légende. Excusez-moi, monsieur, on rabâche et on radote à mon âge.

– Du tout, mon brave homme ; je vous ai écouté, je vous assure, avec beaucoup d’intérêt.

– Vous êtes bien bon, monsieur. Enfin, je vais vous dire, à présent, ce que l’on raconte dans le pays, pendant les longues veillées d’hiver, et cela depuis, depuis… je ne sais combien d’années, peut-être des siècles.

En ce temps-là, monsieur, la place où nous sommes n’était pas, comme aujourd’hui, hérissée de ces roches noires qui, si vous y faites bien attention, ont des formes si étranges que l’on croirait que quelques-unes représentent des démons vomis par l’enfer. On dit, cependant, que la côte existait.

Mais c’était alors un riant et verdoyant coteau, pareil à celui que vous voyez à notre droite et qui se chauffe au soleil.

Or, sur le riant coteau s’élevait un magnifique château, comme qui dirait celui de Grisolles, dont nous apercevons les tourelles et clochetons avec leurs flèches s’élançant vers le ciel.

À l’endroit où la terre s’est fendue pour creuser le précipice, il y avait un étang aux eaux limpides, bleues comme l’azur du firmament. Le seigneur du château aimait à venir pêcher dans l’étang des poissons exquis qu’on mangeait à sa table, et qu’on ne trouvait dans aucun autre étang ou rivière.

Il aimait aussi, le seigneur du château, à se promener avec ses amis sur la belle pièce d’eau, dans une nacelle dorée, dont les voiles blanches et roses s’enflaient doucement au vent.

Comment le château, l’étang et sans doute de superbes jardins ont-ils tout à coup disparu ?

C’est ce que va vous apprendre la légende de la côte aux roches.

*

* *

Après quelques instants de silence, le vieux berger reprit la parole : – Cette partie de la plaine comprise entre la côte aux roches et la rivière est le lieu dit « les Armoises ». La grande et belle demeure seigneuriale disparue s’appelait le château des Armoises. Il était habité par le haut et puissant comte des Armoises, baron et seigneur de vingt autres lieux.

Le comte des Armoises était veuf et avait une fille unique qui se nommait Ulrie.

La jeune demoiselle avait dix-sept ans et était si belle, si belle, qu’on la citait comme une merveille et qu’on ne parlait que de son incomparable beauté dans tout le pays poitevin. Elle était toujours vêtue de blanc, ce qui l’avait fait surnommer la châtelaine blanche.

Tous les jeunes seigneurs de la province la demandaient en mariage ; mais elle ne pensait pas encore à l’amour ; son Cœur restait insensible à toutes les brillantes propositions qu’on lui faisait chaque jour.

Le comte des Armoises avait la passion de la pêche et de la chasse, ce qui ne l’empêchait point d’aimer la fable et les plaisirs.

Presque chaque jour le château recevait de joyeux convives, et les nuits s’y passaient en fêtes. Ulrie faisait les honneurs du château avec tant de grâce et d’amabilité qu’on accourait de toutes parts pour l’admirer.

Un soir, une nombreuse société était réunie dans la grande salle d’honneur. On attendait le seigneur des Armoises. Sorti depuis le matin, il n’était pas encore rentré.

Ulrie était fort inquiète, et les invités commençaient à s’inquiéter aussi lorsque le comte parut.

Il était accompagné d’un jeune étranger de bonne mine, qu’il présenta à sa fille et à sa société comme un nouvel ami.

– Je suis charmé de vous voir réunis, messeigneurs, et vous aussi, belles dames, dit-il, en s’adressant à ses compagnons de plaisirs ; vous m’attendiez avec impatience, je le vois.

– Et inquiétude, mon père, répondit Ulrie.

– Eh bien ! j’ai failli ne plus revenir.

– Que vous est-il donc arrivé ? s’écria-t-on.

– Voyez comme je suis fait, mesdames.

On fit alors attention à son piteux état : ses habits mouillés et couverts de boue se collaient sur ses membres.

On s’empressa autour de lui. On le questionnait. Il répondit :

– Je traversais la rivière sur l’étroite passerelle ; mon pied glissa et je tombai dans l’eau, très profonde à cet endroit. Je crus que j’allais périr et je recommandais mon âme à Dieu, lorsque je sentis deux bras vigoureux me saisir, me soulever hors de l’eau, puis me porter sur le rivage.

Et voilà mon sauveur, ajouta-t-il, en montrant le jeune inconnu ; sans lui, le comte des Armoises souperait cette nuit dans l’autre monde.

Des cris d’admiration retentirent ; et tous les regards se tournèrent vers le jeune étranger.

Ulrie s’avança vers lui.

– Vous avez sauvé mon père, lui dit-elle, croyez à ma profonde reconnaissance, messire.

Le jeune homme, sans répondre, la regarda avec des yeux brûlants d’amour.

Sous ce regard qui pénétra comme une flamme dans son cœur, la jeune fille rougit et se troubla ; mais une joie immense, jusqu’alors inconnue, envahit tout son être.

– Il faut penser à changer de vêtements, mon jeune ami, dit le comte, en s’approchant de l’étranger.

Mais, aussitôt, il se recula étonné. Les habits du jeune homme étaient secs et sans la moindre souillure.

– Quoi ! vous n’êtes pas mouillé ! s’écria-t-il.

– Mon vêtement est fait d’un tissu imperméable, répondit le jeune homme, en souriant.

Le comte le regarda encore un instant avec stupéfaction, n’en pouvant croire ses yeux, puis il sortit pour aller changer de costume.

Il revint bientôt, en annonçant qu’on pouvait se mettre à table.

Le repas ne fut pas moins gai qu’à l’ordinaire.

Des mets exquis furent servis. Les délicieux vins de France coulèrent à flots dans les coupes de vermeil. Le jeune inconnu parla peu et mangea moins encore. On remarqua qu’il repoussait avec une sorte d’effroi les plats de poissons qu’on lui présentait.

Ulrie, elle, ne remarquait rien. Elle ne voyait que le beau jeune homme et s’enivrait de la lumière qui jaillissait de ses yeux.

Après le souper, des joueurs d’instruments de musique parurent. On passa dans la galerie pour danser.

L’inconnu prit la main d’Ulrie, qu’il sentit trembler dans la sienne. Ils dansèrent. À un instant, la jeune fille eut besoin de prendre l’air et elle alla s’appuyer à une fenêtre. Le jeune homme vint se placer près d’elle.

– Il y a peu de temps que vous êtes dans ce pays, messire ? demanda Ulrie.

– Ce pays est le mien, répondit-il.

– Alors vous y revenez après une longue absence ?

– Je ne l’ai jamais quitté.

– Comment ! vous avez toujours habité cette contrée ?

– Toujours.

– C’est singulier, je ne vous ai jamais rencontré.

– Il n’y a rien d’étonnant à cela ; on rencontre facilement ceux que l’on désire voir et que l’on cherche un peu.

– Pour désirer voir quelqu’un, il faut le connaître, dit Ulrie, les yeux baissés.

– Et l’aimer, ajouta le jeune homme d’une voix si douce que la jeune fille crut entendre un soupir.

– Souffririez-vous ? dit-elle, en posant sa main sur le bras de l’inconnu.

Celui-ci tressaillit.

– Oui, je souffre, répondit-il, et je suis heureux en même temps.

Ulrie arrêta sur lui son regard étonné.

– Vous passerez le reste de la nuit au château, messire ? reprit-elle après un assez long silence.

– Non, cela m’est impossible.

– Nous aurons le plaisir de vous revoir ?

– Si vous le voulez, cela dépend de vous ; mais pas ici.

– Où donc ?

– Où je vous ai vue souvent.

– Quoi ! Vous me connaissiez ? vous m’aviez vue déjà plusieurs fois ?

– Je vous connais depuis longtemps.

– Mais où m’avez-vous donc rencontrée ?

– À la fontaine du bois, dont la source alimente la pièce d’eau du château.

– Oui, fit Ulrie rêveuse, je vais souvent à la fontaine du bois.

– C’est là que je vous vois.

– Vous êtes là ?

– J’y suis toujours.

– C’est bien extraordinaire ; car si je vous y avais rencontré, je vous aurais reconnu.

– Cependant, Ulrie, chaque fois que vous vous êtes assise au bord de la fontaine, j’étais là, vous contemplant, vous admirant. Lorsque votre gracieux visage se mirait dans l’onde, mes yeux, comme un miroir, reflétaient votre image et s’enivraient de votre beauté. Un jour, vous devez vous en souvenir, vous plongiez votre main charmante dans l’eau jaillissante de la source afin d’en recueillir quelques gouttes pour calmer votre soif… Vous avez cru sentir qu’une main pressait la vôtre et que deux lèvres humides y déposaient un amoureux baiser. Vous avez été effrayée.

– C’est vrai ; mais aussitôt j’ai ri de ma frayeur.

– Eh bien ! Ulrie, une main, avait réellement pressé votre main, et cette main avait reçu le baiser de deux lèvres.

– Oh ! ce que vous me dites est impossible ! s’écria la jeune fille frissonnante. Mais comment pouvez-vous savoir cela ? Je n’en ai parlé à personne.

– Comment je le sais ? Vous allez dire encore que c’est impossible, mais n’importe. Eh bien ! Ulrie, cette main était ma main, et ces lèvres… c’étaient les miennes.

Ulrie eut un mouvement d’effroi.

– Est-ce que je vous fais peur ? lui dit le jeune homme avec tristesse.

– Non. Mais je ne sais que penser.

L’inconnu lui prit la main qu’il serra doucement dans les siennes.

– Pensez tout ce que vous voudrez, lui dit-il, excepté que je puisse vous mentir.

Il l’enveloppa d’un regard caressant, l’entoura de son bras et… l’attirant contre lui :

– Je vous aime ! prononça-t-il.

Sa bouche s’approcha du front d’Ulrie et il y mit un tendre baiser.

La jeune fille frémissante, éperdue, se dégagea vivement et recula avec une sorte d’épouvante.

Et lorsque ses yeux se portèrent sur la place que le jeune homme occupait, elle ne le revit plus. Il avait disparu. Mais elle entendit une voix semblable au murmure plaintif d’un ruisseau qui dirait : « Je vous aime, je vous aime ! » Et au même instant, quelques gouttes d’eau parfumée tombèrent sur son front.

*

* *

La société du seigneur des Armoises passa la nuit à se divertir.

Ulrie était rentrée dans sa chambre. Les paroles de l’inconnu l’avaient bouleversée. Il lui semblait sentir encore sur son front la chaleur du baiser donné ; et ces mots : « Je vous aime » restaient gravés dans sa pensée en lettres lumineuses, et résonnaient à ses oreilles comme le souvenir d’une musique céleste.

Des images souriantes lui fermèrent les yeux, et des rêves de bonheur bercèrent son sommeil jusqu’au réveil.

Elle se leva, s’habilla et se rendit près de son père. Il l’attendait. Il ne lui parla point du jeune étranger ; il avait déjà oublié que ce jeune homme lui avait sauvé la vie. Ulrie imita le silence de son père ; elle craignait de laisser échapper des paroles pouvant trahir le secret de ses impressions. Elle comprenait vaguement qu’elle aimait le bel inconnu, car elle éprouvait pour lui une sympathie qu’aucun autre jeune homme ne lui avait encore inspirée.

À l’heure ordinaire de sa promenade, Ulrie sortit du château. Comme irrésistiblement attirée, ses pas la conduisirent à la source du bois. Elle s’assit au bord de la fontaine. Les rayons du soleil semaient des diamants et des rubis sur la surface de l’eau. La jeune fille se mit à rêver. Elle pensait aux choses extraordinaires que le jeune homme lui avait dites, et elle se disait :

« Je ne comprends pas, je ne peux pas comprendre. »

Soudain, il lui sembla entendre un long soupir se mêlant au clapotement de l’eau de la source tombant dans la fontaine. Elle écouta. Les roseaux chuchotèrent en s’agitant et se courbant, et aussitôt, une douce voix qu’elle reconnut frappa son oreille.

La voix, qui paraissait sortir de dessous l’eau, disait :

« Viens à moi, viens à moi ! Je t’aime ! »

Et à mesure que la voix l’appelait, Ulrie se sentait entraînée. Encore un mouvement et elle va s’enfoncer dans cette eau fraîche et pure qui déjà s’entr’ouvre pour la recevoir.

Ulrie ferma les yeux et glissa. Mais ses pieds ne touchèrent point l’eau ; deux bras la saisirent, la soulevèrent et la portèrent à quelques pas de la fontaine sur un banc de mousse et de fleurs. Un grand saule au feuillage frissonnant la couvrait de son ombre.

En rouvrant les yeux, Ulrie jeta autour d’elle des regards étonnés. L’inconnu était à ses genoux. Il lui tenait les mains et souriait.

– Je me croyais morte, dit-elle.

– Morte ! Vous ne devez point mourir, Ulrie ; vous vivrez éternellement dans mon cœur.

– Mais que s’est-il donc passé tout à l’heure ? J’étais au bord de la fontaine, un nuage passa devant mes yeux et je me sentis tomber dans l’eau… Ah ! vous m’avez sauvée !

Elle inclina la tête et son front toucha le front du jeune homme.

– Ulrie, Ulrie, dit-il de sa voix caressante, voulez-vous m’aimer ?

– Oui, répondit-elle.

– Voulez-vous être à moi ?

– Oui.

– Et vous me suivrez partout, lorsque l’heure sera venue ?

– Oui, partout.

Il l’entoura de ses bras, et la pressant contre son cœur :

– Oh ! comme je t’aime ! murmura-t-il.

Et, passant à travers les branches du saule, la brise embaumée répétait : « Je t’aime, je t’aime ! »

L’inconnu passa un anneau de diamant au doigt d’Ulrie, en disant :

– À partir de cet instant nous sommes fiancés, et rien ne pourra nous désunir.

Ils causèrent longtemps. Vingt fois ils se répétèrent qu’ils s’aimaient. Ils échangèrent mille serments d’amour.

Les étoiles commençaient à briller au-dessus de leurs têtes lorsqu’ils se séparèrent.

Chaque jour, à la même heure, Ulrie revint à la fontaine et y rencontra son bel amoureux.

Un soir, en le quittant, elle se hasarda à lui demander son nom.

– Mon nom, répondit-il, je ne puis encore vous le dire ; sachez seulement que je suis fils de roi.

– Un prince, c’est un prince ! se disait Ulrie.

Les rendez-vous à la fontaine durèrent trois mois.

Un matin, le seigneur des Armoises fit prévenir sa fille qu’il avait à lui parler. Ulrie s’empressa de se rendre à l’ordre de son père.

– Ma fille, lui dit le comte, vous connaissez le baron de Frênoy ?

– Oui, mon père.

– C’est mon meilleur ami.

– Je le sais, mon père.

– Depuis longtemps je désirais resserrer encore les liens de notre amitié. Aujourd’hui, mes vœux sont comblés : le baron de Frênoy vous demande en mariage.

Ulrie devint pâle comme un cierge.

– Je ne veux pas épouser le baron, mon père, dit-elle en tremblant.

– Et pourquoi ?

– Il est laid et il est de trente ans au moins plus âgé que moi.

– Avec l’âge on acquiert de l’expérience, c’est donc une qualité de ne pas être jeune ; quant à sa laideur, vous vous y habituerez.

– Mais, mon père…

– Cela suffit ; votre mariage est décidé. Je le veux, vous n’avez plus qu’à obéir.

Le comte sortit sur ces mots.

Ulrie, restée seule, se mit à pleurer. Allait-elle donc être à jamais séparée de son beau fiancé ? Son père était parti pour chasser. Elle sortit et se rendit à la fontaine.

Le mystérieux inconnu l’attendait.

– Ulrie, lui dit-il, vous avez pleuré.

– Oui ; mon père veut nous séparer.

– Comment ?

– Il m’ordonne d’épouser le baron de Frênoy.

– Rassurez-vous et consolez-vous, ma douce amie ; vous êtes à moi, nous sommes l’un à l’autre, nul mortel n’a le pouvoir de s’opposer à notre bonheur.

– Oh ! oui, vous me protégerez, vous me défendrez ! s’écria Ulrie, en jetant ses jolis bras au cou du jeune homme.

Un éclat de rire ironique répondit à ces paroles. Ulrie se retourna épouvantée.

Son père et le baron de Frênoy étaient à quelques pas d’elle.

– Qui es-tu, jeune audacieux, pour oser parler à ma fille ? dit le comte d’une voix terrible.

– Tu as la mémoire courte, seigneur des Armoises, répondit l’inconnu, as-tu déjà oublié que tu me dois la vie ?

– Je te reconnais, en effet ; mais cela ne m’empêchera pas de te faire pendre.

– Alors, je pourrai parler de ta reconnaissance dans l’autre monde.

– Tu me railles, je crois !

– Oui, seigneur des Armoises, et je ne crains pas tes menaces.

– C’est ce que nous verrons. Puis s’adressant à Ulrie : Suivez-moi ! ordonna le comte.

La jeune fille fit un pas vers son père.

– Ulrie, dit l’inconnu, oubliez-vous vos promesses ?

– Non, non, s’écria-t-elle, je suis à toi !

– Viens donc, alors ! dit-il, en ouvrant les bras. Ils s’enlacèrent étroitement.

Le comte, tremblant de colère, marcha sur eux.

Mais le jeune homme, soulevant la jeune fille, et prompt comme l’éclair, se précipita dans la fontaine et se tint debout sur l’eau qui bouillonnait autour de lui, faisant entendre des sifflements étranges.

À la vue de ce prodige, le comte s’arrêta terrifié.

Le jeune homme partit d’un bruyant éclat de rire.

– Rends-moi ma fille ! cria le comte.

– Ta fille est à moi ; c’est ma fiancée !

Le comte poussa un cri de rage et bondit jusqu’au bord de la fontaine. Mais, aussitôt, des gerbes d’eau jaillirent de tous les côtés. Un bruit sourd qui paraissait venir des entrailles de la terre, se répandit au loin. Les eaux de la fontaine débordèrent tout d’un coup et, mugissantes, s’élancèrent sur le comte et le baron, qui s’enfuirent en jetant des cris d’épouvante.

Les deux amants, toujours enlacés, restaient debout au milieu des flots furieux.

– Ulrie, dit le jeune homme, vous avez promis de me suivre partout ; l’heure est venue, le voulez-vous encore ?

– Oui, répondit-elle.

– Tu ne regretteras jamais ton château, le monde de la terre, ni le beau ciel que tu vas quitter ?

– Avec toi, je n’aurai rien à regretter.

– Merci, ma belle fiancée ! tu seras la femme de l’Ondin et la reine de son royaume. Partons, le bonheur nous attend !

Les eaux s’écartèrent, la source s’ouvrit large et profonde, et tous deux s’enfoncèrent dans le gouffre liquide qui se referma sur eux.

Au même instant, le ciel s’obscurcit ; de tous les côtés ce n’étaient qu’éclairs trouant les nuages et formidables coups de tonnerre. Au milieu de cette épouvantable tourmente se mêlaient des grondements souterrains non moins effroyables.

C’était un tremblement de terre.

Le sol se crevassait, se fendait, s’ouvrait ; des abîmes se creusaient, et du fond de ces abîmes insondables jaillissaient des flammes, des gerbes d’étincelles, des pierres énormes au milieu d’une fumée noire, épaisse, âcre, nauséabonde.

Le château des Armoises s’était englouti dans un abîme, en même temps que les eaux de l’étang, s’engouffrant dans un autre, se perdaient dans les entrailles de la terre.

Quant au comte des Armoises et à son ami, le baron de Frênoy, on ne sut jamais ce qu’ils étaient devenus. Eux aussi, sans doute, étaient tombés dans un abîme.

Le vieux berger resta un instant silencieux, regardant Édouard Lebel, comme pour juger de l’effet que son récit avait produit, puis, il ajouta :

– Depuis ce temps-là, monsieur, c’est par une large crevasse, que l’on voit au fond du précipice, que les eaux de la source du bois disparaissent, et si bien que cet endroit, où il y avait autrefois un étang, est maintenant toujours à sec.

Voilà, monsieur, la légende de la Côte aux roches, telle que je l’ai entendu raconter par les plus vieux du pays. À mon tour, c’est moi qui la raconte aux jeunes.

– Et vous la racontez très agréablement, mon brave homme, dit l’artiste ; votre gentille Ulrie et son bel amoureux, habitant des eaux, m’ont vivement intéressé.

– Vrai, bien vrai ?

– Vous m’avez fait grand plaisir, je vous assure ; je suis enchanté de connaître la légende de la Côte aux roches.

S’il en est ainsi, monsieur, cela m’encourage à vous raconter l’autre histoire.

– Mais je ne vous en tenais pas quitte, répondit vivement le jeune homme ; c’est encore, je présume, une charmante histoire d’amour ?

– Pour de l’amour, il y en a, monsieur, et aussi des larmes. Le dénouement de tout cela a eu lieu là, sur la Roche maudite.

– Je crois deviner : une belle jeune fille, qui se tue par amour.

– Non, monsieur, non, ce n’est pas ça ; la belle Clarisse ne s’est pas tuée, c’est lui qui, du haut de la Roche maudite, s’est précipité dans l’abîme.

– L’amoureux ?

– Non, monsieur, le mari. Mais puisque vous vous intéressez à mes histoires, je vais vous raconter ce drame qui a causé dans toute la contrée, à l’époque, une grande émotion.

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