XVIII RUSE INUTILE

Édouard était rentré fort troublé dans son pavillon, après sa conversation avec le mystérieux inconnu.

Il n’eut pas besoin de réfléchir beaucoup pour comprendre que cet homme, qui se disait son ami, lui avait sagement parlé, bien que certaines de ses paroles lui eussent paru assez énigmatiques.

L’artiste ne croyait pas qu’on pût en vouloir à sa vie ; mais ne devait-il pas tenir compte de l’avertissement, tout au moins pour s’entourer de certaines précautions ? Et puis, bien qu’il n’eût rien à se reprocher, et malgré la pureté de ses intentions, devait-il se montrer complètement dédaigneux des conseils qu’on lui avait donnés ?

C’est que, en effet, ses visites à Louise Moranne pouvaient être interprétées avec malveillance et servir de base à une monstrueuse calomnie.

Le monde est si méchant ! Et au village, quand on s’y met, on mord à belles dents ; les moutons deviennent loups !

Mais Édouard s’était mis à aimer Louise Moranne comme une sœur et avait pris déjà la douce habitude de venir se reposer de son travail de la journée entre elle et son mari. Il était comme le dieu de la maison, on lui était dévoué, on l’aimait, non pas seulement parce qu’il était le bienfaiteur, mais encore et surtout parce qu’on devinait en lui de secrètes souffrances. Et en écoutant le menuisier et sa jeune femme parler à cœur ouvert de leurs projets d’avenir, du petit frère ou de la petite sœur qu’aurait bientôt Armand, l’artiste oubliait pendant quelques instants les déchirements de son âme tourmentée.

Lui serait-il possible de ne plus aller chercher, une dérivation à ses pensées, un adoucissement à sa peine dans ce milieu calme et honnête où, chaque soir, il était impatiemment attendu ? Il essayerait ; mais, maintenant, l’isolement le tuait, et il sentait bien que, quelles qu’en dussent être les conséquences, il ne pourrait pas rester longtemps sans retourner là où l’on était si heureux de sa présence.

Mais qui donc était-il, cet homme qui savait tant de choses et s’était fait comme un malin plaisir de jeter l’effroi dans son âme ?

Il ne chercha pas à le deviner, comprenant que ce serait inutilement fatiguer son esprit.

Ne lui avait-il pas dit d’espérer, ce mystérieux inconnu, en lui faisant entendre que le bonheur rêvé n’était pas aussi éloigné qu’il ne le croyait.

Ah ! il ne savait pas tout, cet homme aux paroles d’espoir ; il ne savait pas que la fortune de Claire Dubessy était le seul et unique obstacle devant lequel Édouard s’arrêterait, devant lequel il reculerait toujours, quand même il serait encouragé à le briser.

Il ne savait pas non plus, cet homme, que si Claire aimait l’artiste pauvre et inconnu, elle en souffrait cruellement. Ah ! ses bizarreries d’humeur, son attitude changeant constamment, disaient assez qu’elle rougissait de son amour et faisait de violents efforts pour s’en délivrer.

Ainsi pensait Édouard. Comme il était loin de soupçonner la vérité !

Le lendemain et les jours suivants, se faisant violence, il ne retourna pas à la maison du menuisier. Aucune crainte ne le retenait si ce n’est celle de causer un préjudice moral à la jeune femme, en la livrant aux attaques des méchantes langues, ce qui lui avait été présenté comme possible.

Bien que les manières de Claire eussent encore subitement changé à son égard et qu’elle se montrât de nouveau on ne peut plus gracieuse et aimable avec lui, il ne se laissait pas entraîner à une causerie plus ou moins intime ou à faire de la musique ; il se retirait immédiatement après le repas du soir et rentrait dans son pavillon où il s’enfermait à double tour, comme s’il eût craint qu’on ne vint le déranger.

Quand, vers dix heures, Mlle Dubessy remontait dans sa chambre, son premier soin était de porter ses regards sur le pavillon. Voyant les fenêtres éclairées, elle murmurait :

– Ce soir encore il n’est pas allé au village.

Elle soupirait et reprenait :

– Mais que fait-il ainsi, seul ? À quoi peut-il penser ? À elle ? Mais non, je ne veux pas croire… Cela n’est pas, ne peut pas être, c’est impossible !… Oh ! lui, un misérable ! Non, non, jamais !… Je me monte la tête, je me crée des fantômes… Et cependant… Non, je n’ai pas vu ce que j’ai cru voir. J’étais aveuglée par cette jalousie qui me déchire, qui me ronge. Oh ! jalouse, moi, c’est honteux !

Elle se mettait au lit, mais de longues heures s’écoulaient ayant qu’elle pût s’endormir. À onze heures, à minuit elle se relevait et courait à une fenêtre.

– Mais pourquoi donc veille-t-il si tard ? s’écriait-elle, voyant le pavillon éclairé ; il écrit, sans doute.

Elle se remettait au lit, mais pour se relever encore une heure plus tard. Alors, si la lumière du pavillon était éteinte, elle poussait un soupir de soulagement et se disait :

– Enfin, il s’est couché, il va se reposer !

L’artiste avait cessé toute correspondance avec ses camarades de Paris et ce n’était plus que rarement qu’il écrivait à Mme Clavière et à André, ainsi qu’à la supérieure de la Maison maternelle. Ce n’était donc pas pour aligner des phrases de style épistolaire qu’il veillait jusqu’à minuit ou une heure du matin, mais pour reprendre, tout éveillé, le même rêve toujours interrompu et qui ne s’achevait jamais.

C’était tout son passé, aussi loin que sa mémoire pouvait remonter, qu’il faisait revivre. Il retrouvait ses anciennes émotions, les unes douces, les autres poignantes, ses joies, ses douleurs, ses espérances, ses déceptions, ses heures d’allégresse, ses longs jours d’angoisse. Et sortant du passé et franchissant les dernières étapes du présent, lequel commençait pour lui à son arrivée au château de Grisolles, il poursuivait son rêve en se lançant dans le vaste domaine de l’avenir, c’est-à-dire dans l’insondable, dans l’inconnu.

Quelles seraient les nouvelles étapes qu’il aurait à faire ? Pourrait-il aller loin ? S’il rentrait dans l’arène ouverte aux lutteurs, ne serait-il pas de nouveau terrassé ? Il souffrait et il sentait que de son fatal amour, dont il ne pourrait jamais guérir, naîtrait forcément le découragement. Alors, plus rien, il serait bien vaincu, écrasé sous l’effondrement de toutes ses anciennes espérances, de ses plus chères illusions.

Oh ! comme elle était douloureuse et angoissée, cette partie de son rêve, et comme tout ce qu’il y trouvait emplissait son âme d’amertume !

Et comme pour augmenter sa souffrance et lui fournir un aliment, c’était dans cette pièce, où personne n’entrait plus, dont il avait toujours la clef sur lui, c’était devant le portrait en pied inachevé de Claire, qu’il s’abandonnait tout entier à son rêve désolant.

Longuement ses yeux restaient fixés sur cette tête adorable due à son pinceau, et si vivante et d’une ressemblance si parfaite qu’on aurait pu croire que les lèvres allaient sourire, que la bouche allait parler.

– Oh ! comme je l’aime, mon Dieu, comme je l’aime ! s’écriait-il.

Et, à genoux, en pleurant, il baisait ces mains qu’il avait peintes, croyant sentir la moiteur de la chair sous ses lèvres frémissantes.

Une fois, il avait osé mettre sur le front un baiser brûlant d’amour. Il se l’était reproché comme une action indigne, comme une profanation. Il s’était porté, en sanglotant, des coups furieux dans la poitrine, et n’avait pas eu l’audace de recommencer.

Un jour la pensée lui vint de prendre une brosse et d’effacer la gracieuse image, voulant ainsi détruire son œuvre. Mais, aussitôt, serrant sa tête dans ses mains, il s’était écrié :

– Non, non, jamais cela ! J’aimerais mieux me tuer !

Nous savons comment l’artiste avait fait ce portrait de mémoire, avec l’aide seulement d’une photographie de la jeune fille. Sa mémoire, grâce à l’étude qu’il avait faite de la physionomie de Claire, l’avait merveilleusement servi ; car, ainsi que nous venons de le dire, la figure, la coiffure, les épaules, le cou, les bras presque entièrement nus, enfin tout ce qu’il avait pu achever, était d’une ressemblance parfaite.

La jeune châtelaine était représentée en toilette de soirée, robe de soie gris perle – dans la pensée de l’artiste – légèrement décolletée, mais suffisamment pour laisser voir des formes admirables sous les tons chauds d’une peau ferme, satinée, éblouissante de fraîcheur.

Mais il n’existait encore du costume que les principales lignes du dessin. Édouard s’en était tenu là, sentant bien que pour rendre exactement le chatoiement de la soie selon les clairs-obscurs et les ombres, le mouvement des plis de l’étoffe, ses brisures, etc., il était absolument nécessaire que Mlle Dubessy elle-même ou tout au moins une personne de sa taille, posât devant lui en toilette de soirée. Et encore fallait-il que cette personne sût porter une robe avec cette grâce et cette élégance qui étaient particulières à la châtelaine.

Du reste, ne voulant confier son secret à personne, l’artiste n’avait pas même songé à chercher son modèle ; il préférait laisser le portrait, inachevé. Mais, telle qu’elle était, cette peinture n’en était pas moins un pur chef-d’œuvre.

Mlle Dubessy avait de superbes bijoux, dont la plupart lui venaient de sa mère ; c’était ce que l’on pouvait trouver de plus beau en rubis, saphirs, émeraudes, diamants et perles. À l’exception d’un collier à trois rangs de perles magnifiques, l’artiste préférait, parmi les bijoux de la jeune fille, les moins riches, ceux qui attiraient le moins les regards. Claire devait être de l’avis d’Édouard, car c’était toujours de ces bijoux dont elle se parait dans les grandes circonstances.

Naturellement, l’artiste les avait choisis, pour le portrait. Le collier de perles était au cou de la jeune fille ; boutons d’oreilles, broche, bague, étaient des perles entourées de brillants ; un bracelet au bras droit était, en plus gros, la reproduction de la bague ; le bras gauche était cerclé d’un porte-bonheur sur lequel courait une ligne de perles très serrées. Une églantine diamantée piquée dans les cheveux complétait la parure.

Tout cela avait été peint si délicatement ou plutôt si artistement qu’on croyait voir les bijoux eux-mêmes.

Ainsi que nous l’avons dit, depuis qu’Édouard, dans l’intérêt de Louise Moranne, avait momentanément cessé d’aller passer la soirée chez le menuisier, Claire était redevenue gracieuse et fort aimable avec lui.

On aurait pu croire que Mlle Dubessy était capricieuse et d’humeur fantasque, il n’en était rien ; elle s’abandonnait trop à ses impressions et celles-ci agissaient sur son caractère. Cependant, imposant silence à sa jalousie, elle se refusait énergiquement à admettre que son cousin se fût oublié au point de porter le trouble dans le ménage Moranne. Et constamment elle se disait :

– Non, il n’aime pas cette jeune femme ; il s’est senti attiré vers elle, un instant subjugué par sa beauté de blonde, il ne voudrait pas en faire sa maîtresse.

En se parlant ainsi, elle ruminait quelque chose ; elle se préparait à faire subir à Édouard une rude épreuve qui, selon elle, devait être décisive.

C’était le samedi soir ; comme l’artiste se disposait à sortir de la salle à manger pour aller s’enfermer dans son pavillon, comme les jours précédents, Claire l’arrêta, en lui disant :

– Monsieur Édouard, je désire causer quelques instants avec vous ce soir ; ne voulez-vous pas m’accorder cette faveur ?

– Mademoiselle, je suis entièrement à vos ordres, répondit le jeune homme en s’inclinant.

Un doux sourire et un regard plus doux encore le remercièrent. Le tuteur, comme s’il eût été prévenu, se leva aussitôt, disant :

– Moi, j’ai des comptes à faire ce soir, je vous laisse.

– Monsieur Édouard, reprit la jeune fille, dès que le vieillard se fut retiré, venez dans mon petit salon, nous serons mieux.

Édouard suivit Claire, surpris, un peu inquiet et très ému.

Quand ils se furent assis, elle sur la causeuse, lui dans un fauteuil, en face d’elle, Claire reprit la parole d’une voix douce, mélancolique, pénétrante.

– Monsieur Édouard, dit-elle, vous connaissez mon existence et moi-même un peu aussi ; il n’y a pas encore bien longtemps, je vous ai fait connaître beaucoup de mes pensées, en vous parlant avec franchise, le cœur ouvert, comme on parle seulement à un véritable ami. Vous êtes mon ami, n’est-ce pas ?

– Vous n’en doutez pas, mademoiselle ; oui, je suis votre ami, je n’ose dire le meilleur, mais certainement un des plus dévoués.

– Je le crois. Ah ! continua-t-elle, poussant un soupir, je n’ai jamais mieux senti que maintenant combien l’amitié sincère et le dévouement d’un ami sont précieux. J’ai en vous une grande confiance, monsieur Édouard ; vous êtes sérieux, réfléchi ; vous avez, quoique jeune, l’expérience des choses de la vie, et en maintes circonstances j’ai pu apprécier la justesse de vos jugements.

– Mais, mademoiselle…

– Laissez-moi dire, monsieur Édouard et écoutez-moi ; il faut bien que je vous fasse comprendre pourquoi je m’adresse à vous dans la grave situation où je me trouve afin d’obtenir un bon conseil de votre amitié.

– En vérité, mademoiselle, balbutia Édouard, vous me faites un honneur que je ne mérite pas. Bien mieux que moi, M. Darimon…

– Mon tuteur est de bon conseil, assurément, mais il est vieux et ses idées, dans beaucoup de cas, ne peuvent plus être celles d’un jeune homme.

Monsieur Édouard, je suis à la veille de prendre une décision grave, je ne peux plus être une Célimène, se plaisant à recevoir les hommages d’une foule d’adorateurs ; il faut que je me marie.

L’artiste sursauta et, un instant, son cœur cessa de battre. Mais se remettant promptement :

– Vous le pouvez, mademoiselle, et je pourrais ajouter, vous le devez, répondit-il.

– Oui, fit-elle d’un ton langoureux, car tout doit avoir une fin. Eh bien ! monsieur Édouard, c’est à ce sujet que je veux vous consulter.

– Moi, mademoiselle, moi ! exclama-t-il.

– Oui, avec toute la confiance que j’ai dans votre amitié. Monsieur Lebel, écoutez : Depuis trois semaines mon tuteur et moi sommes harcelés, c’est chaque jour un nouvel assaut ; les demandes de ma main se succèdent, je me trouve aujourd’hui en présence de huit de ces demandes, et je me trouve si bien assiégée que, pareille à une forteresse qui ne peut plus se défendre, je me vois forcée de me rendre. Mais je ne peux me donner qu’à un seul de mes prétendants et je ne vous le cache point, je suis très perplexe ; ils ont chacun leurs mérites, leurs avantages physiques, leurs qualités personnelles ; lequel dois-je prendre ?

– Comment ! c’est à moi que vous demandez cela ?

– Oui, je demande cela à l’ami.

Le jeune homme resta un instant tout ahuri, puis froidement :

– Votre choix est facile à faire, répliqua-t-il, consultez votre cœur.

– Mon cœur ne m’indique pas suffisamment que je doive préférer celui-ci à celui-là ; de là l’embarras très grand dans lequel je me trouve, et dont il faut que je sorte en accordant ma main à l’un de ces messieurs et en congédiant les autres.

Édouard la regardait avec stupeur, tout en s’efforçant de rester calme.

– Mon Dieu, continua-t-elle avec une tranquillité irritante, si j’étais éprise, sérieusement éprise de l’un d’eux, je ne serais pas hésitante comme vous me voyez. Aucun de ces messieurs ne me déplaît, et comme je ne peux plus retarder longtemps le jour de mon mariage, je me dis – et cela avec conviction, – que j’aimerai celui qui sera mon mari. En attendant, il faut le choisir parmi ses concurrents, et j’ai pensé que vous, monsieur Édouard, qui les connaissez tous, qui êtes mon ami et souhaitez que je sois heureuse, vous me désigneriez celui à qui je peux confier sans crainte le soin de me rendre heureuse.

– En vérité, mademoiselle, vous ne parlez pas sérieusement ?

– Si, très sérieusement, monsieur Lebel.

– Eh bien ! mademoiselle, commença-t-il, en se levant brusquement.

Elle l’empêcha d’achever sa phrase en s’écriant, l’implorant du regard :

– Attendez, ne me quittez pas ainsi !

Il se rassit et fit entendre comme une plainte. Il était devenu affreusement pâle.

– Mon Dieu, reprit-elle prête à pleurer, vous voyez mes perplexités, mes angoisses même, vous êtes mon ami et vous refuseriez de m’aider à sortir d’une situation si pénible ?

– Ce que vous me demandez est tellement étrange !

– Étrange, oui, si vous voulez ; mais est-ce donc une raison pour me refuser votre appui, vos conseils ?

– Ainsi, mademoiselle, répondit-il d’une voix oppressée, vous voudriez que je vous dise : Mademoiselle Claire Dubessy, voilà celui que vous devez épouser ?

– Oui, et je vous en prie !

Le jeune homme fut sur le point d’éclater, de se trahir ; mais bien que son cœur battît à se rompre, que des flots de sang lui montassent à la tête, par un effort surhumain il parvint à se rendre maître de lui, à se contenir.

– Mademoiselle, répondit-il doucement et d’une voix à peine altérée, je vous assure que je ne puis être bon juge en cette grave circonstance ; je vous le répète, M. Darimon saura vous conseiller infiniment mieux que moi.

– Mon tuteur m’a dit tout ce qu’il pouvait me dire, et, maintenant, c’est votre avis que je veux avoir. Tenez, procédons tout d’abord par quatre ou cinq éliminations et restons seulement en présence de MM. Marcillac, de Linois et Trumelet.

– Marcillac, de Linois, Trumelet, répéta l’artiste comme rêveur.

– En prenant pour mari M. Hector Bertillon, le plus riche de tous, ou M. Auguste de Lancelin, je craindrais de ne pas trouver le bonheur dans le mariage ; l’un pourrait me préférer ses chevaux et ses chiens, et l’autre aimerait peut-être mieux que sa femme son doux farniente et ses chères heures de sommeil.

Avez-vous quelque chose à objecter à cela ?

– Rien, mademoiselle.

– Que pensez-vous de M. Marcillac ?

– C’est un charmant garçon, spirituel, beau causeur.

– Qu’avez-vous encore à en dire ?

– C’est tout.

– J’ai compris. Rayons M. Jules Marcillac. Restent M. Alfred de Linois et M. Gustave Trumelet. Vous voyez, monsieur Édouard, que nous arrivons à la solution de la grosse question. Voyons, parlez-moi franchement, toujours en ami : lequel des deux préférez-vous me voir épouser ?

Le jeune homme respira avec force et répondit :

– M. Gustave Trumelet.

– La raison ?

– Parce que c’est un homme !

– D’une ambition démesurée.

– L’ambition raisonnable et raisonnée n’est pas un vice ; on ne s’élève, on ne devient grand que par l’ambition. M. Gustave Trumelet a un magnifique avenir devant lui, et il arrivera certainement à une haute position. N’est pas quelqu’un qui veut, mademoiselle ; M. Gustave Trumelet, homme de volonté, de courage, d’énergie, travailleur infatigable, sera ce qu’il voudra être. Il est intelligent, très instruit et, noble de cœur, il a les sentiments élevés.

– Comme vous plaidez bien sa cause ! fit nerveusement la jeune fille ; est-il donc votre ami ?

– M. Trumelet ne m’a pas offert son amitié et je n’ai pas eu à lui proposer la mienne ; mais il m’est sympathique, et je crois qu’il vous aime.

– Ah ! vous croyez qu’il m’aime ?… Enfin, selon vous, c’est le mari qui me convient ?

– Oui, mademoiselle, répondit l’artiste, s’étonnant lui-même de la fermeté de sa voix.

Claire eut un mouvement d’impatience qu’accentua une flamme dans le regard.

– Eh bien ! monsieur Lebel, dit-elle d’un air pincé, malgré la haute opinion que vous avez de M. Gustave Trumelet, qui m’aime, croyez-vous, j’ai le regret de ne pas me trouver d’accord avec vous ; je n’épouserai pas votre protégé parce que, je le sens, je ne pourrais jamais l’aimer.

Le jeune homme s’inclina sans répondre.

– Maintenant, reprit Claire toute frémissante, parlez-moi de M. Alfred de Linois.

– Mais, fit Édouard, se redressant brusquement, je n’ai rien à dire de ce monsieur.

– Si, dites-moi ce que vous pensez de lui, en bien ou en mal.

– Mademoiselle, répliqua l’artiste, ayant à son tour un mouvement d’impatience, je me récuse absolument, et je vous prie en grâce de ne pas insister.

– Je comprends : vous devinez ma résolution.

– Votre résolution ?

– M. Alfred de Linois est l’époux que je choisis.

Édouard la regarda avec stupéfaction et comme s’il eût cru avoir mal entendu.

– Il est fort bien, ce jeune homme, continua Claire, et de vieille et bonne noblesse. Voilà, monsieur Lebel, le mari qui me convient.

L’artiste se dressa d’un bond, effaré et ne put s’empêcher de s’écrier.

– Vous, sa femme, vous ! vous !

– Ses ancêtres ont rendu de grands services à la France, riposta l’impitoyable jeune fille en se levant à son tour ; et puis, il m’aime aussi lui, et en m’épousant, ce qui n’est pas à dédaigner, il me fait vicomtesse.

– Ah ! c’est juste, fit Édouard, qui avait eu le temps de reprendre son sang-froid ; je ne pensais pas à cela.

– Dites-moi que vous m’approuvez.

– Pardon, mademoiselle, mais je n’ai plus à exprimer mon opinion et je me demande pourquoi, votre décision étant prise d’avance, vous m’avez fait l’honneur de réclamer de moi une consultation inutile.

– Monsieur Édouard, vous ne m’approuvez pas ?

– Dieu me garde, mademoiselle, de dire quoi que ce soit contre vos intentions.

– Encore une fois, je vous le répète, monsieur Lebel, il faut que je me marie ; mon tuteur, M. le curé, mes amis, tout le monde le veut. Aussi longtemps que cela m’a été possible, j’ai résisté ; maintenant, je ne peux plus. Oh ! je vois bien qu’il ne vous est pas agréable que j’épouse M. Alfred de Linois ; mais trouvez-moi donc, vous, un autre jeune homme que je puisse aimer ?

– Ce qui est trouvé n’est plus à chercher, répondit Édouard, forçant un sourire à venir sur ses lèvres ; vous avez choisi parmi vos nombreux prétendants, mademoiselle ; c’est bien, épousez M. Alfred de Linois, soyez vicomtesse.

Ces paroles avaient été prononcées avec beaucoup de calme, mais si Claire avait senti toute l’amertume qu’elles contenaient, elle aurait deviné ce qui se passait dans l’âme du malheureux qu’elle faisait horriblement souffrir. Mais irritée de ne pas avoir réussi à entraîner le jeune homme sur le terrain où elle voulait l’amener, elle ne s’apercevait de rien, ne pouvait rien remarquer.

– À la bonne heure ! dit-elle, mais non sans une intention ironique, vous voulez bien, enfin, vous mettre d’accord avec moi. C’est décidé, j’épouserai M. Alfred de Linois, je serai vicomtesse.

Le jeune homme ne sourcilla pas ; mais quelle tempête dans son cerveau !

Claire attendit un instant, et voyant qu’il s’obstinait à garder le silence :

– Monsieur Lebel, dit-elle, ayant peine à contenir son irritation, il me reste à vous remercier d’avoir bien voulu me donner ce soir une heure de votre temps, que vous auriez pu sans doute mieux employer.

– Mademoiselle…

– Vous ne m’en voulez point, n’est-ce pas ? de vous avoir dit franchement que je ne voulais pas être la femme de M. Gustave Trumelet ?

Sur ces mots prononcés d’une voix saccadée, elle ouvrit une porte, salua d’un mouvement de tête et disparut, laissant Édouard tout décontenancé au milieu du boudoir Pompadour.

Claire, à bout de forces, sentant sa poitrine se gonfler, s’était enfuie pour ne pas éclater en sanglots devant son cousin ; elle avait trop de fierté pour lui donner le spectacle de sa douleur. Et c’était heureux pour Édouard qui, si maître de lui qu’il fût, pouvait être facilement vaincu par les larmes.

La jeune fille, rentrée dans sa chambre, s’affaissa dans un fauteuil et fondit en larmes.

– Ah ! malheureuse, malheureuse ! s’écria-t-elle en se tordant convulsivement les bras, ce n’est pas moi qu’il aime, ce n’est pas moi, c’est l’autre !

FIN DE LA SEPTIÈME PARTIE

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