XI Comment André emploie son temps

André Clavière n’était pas à Paris depuis assez longtemps pour y avoir beaucoup d’amis ; du reste, il n’avait pas cherché à s’en créer ; il avait eu toute autre chose à faire.

Cependant il avait retrouvé à Paris un de ses anciens camarades de lycée. Après avoir été séparés pendant des années et même s’être complètement perdus de vue, les deux copains d’autrefois s’étaient revus avec le plus vif plaisir. On s’était serré les mains, on s’était embrassé, puis, longuement, on avait parlé des beaux jours du lycée, du proviseur, des professeurs, des maîtres d’études, des gamineries et des farces faites aux uns et aux autres.

« Te souviens-tu de ceci ? Te rappelles-tu cela ? »

Pendant qu’André Clavière continuait ses études à l’École de droit, Philippe Beaugrand était à l’École polytechnique, et ce dernier recevait le diplôme d’ingénieur des mines quand André arrivait au doctorat.

Philippe Beaugrand était aussi une nature d’élite, un homme d’un grand cœur, et André savait qu’il avait en lui un ami sincère, dévoué, sur lequel il pouvait compter, n’importe en quelle circonstance.

En sortant de l’hôtel de Rosamont, André consulta sa montre. Il était quatre heures et quelques minutes.

– Il faut absolument que je voie Philippe ce soir, se dit-il ; s’il n’est pas encore rentré, je l’attendrai.

Il prit une voiture de place et se fit conduire rue de l’Arcade. C’est dans cette rue que demeurait le jeune ingénieur des mines. Il était chez lui.

– Mon cher Philippe, lui dit André, je suis heureux de te rencontrer.

– Et moi enchanté de ta visite. Mais tu es pâle, agité, qu’as-tu donc ?

– J’ai, mon ami, que demain ou au plus tard après-demain, je me bats en duel.

– Tu as un duel, toi !

– Mon Dieu, oui.

– Mais pourquoi te battras-tu ?

– Pour l’honneur d’une malheureuse jeune fille odieusement outragée.

– Ah !

– Je ne t’ai pas dit pourquoi j’étais venu à Paris.

– C’est vrai.

– J’y suis venu pour elle.

– Un amour, alors ?

– Un grand amour.

– Tu es aimé ?

– Non.

– Et tu veux te battre, risquer de te faire tuer pour une femme qui ne t’aime pas !

– Je l’aime ! moi… Elle est dans la douleur, elle est malheureuse, je la défends.

– C’est chevaleresque, mais…

– Je ne peux pas tout te dire, Philippe ; mais, le moment venu ; je te raconterai une lamentable histoire.

– Cette affaire ne peut-elle pas s’arranger ?

– Impossible.

– Pourquoi ?

– Parce que je veux ce duel aussi ardemment que mon adversaire.

– Mon cher André, un duel est toujours une chose grave.

– Je le sais.

– Est-ce ton adversaire qui est le provocateur ?

– Non, c’est moi.

– Comment ; toi, si bon, si doux d’habitude.

– La douceur du lion endormi.

– On dit, en effet, qu’il n’y a pas de pire eau que celle qui dort. Et quand a eu lieu la querelle ?

– Il y a à peine une demi-heure. Tu vois, je suis venu tout de suite te trouver. Je n’ai à Paris qu’un seul ami, toi. Je pense que tu voudras bien être un de mes témoins, mon premier témoin.

– La mission que tu veux me confier est aussi délicate que peu agréable ; mais, en cette circonstance, je ne peux pas refuser de t’assister.

– Merci, Philippe.

– Seulement je te préviens que je suis un antagoniste du duel et que je ferai tout ce qui dépendra de moi pour t’éviter cette rencontre.

– Tu n’y parviendras point.

– Si, cependant, ton adversaire était prêt à accepter des excuses ?

– Faire des excuses, moi !

– Pourquoi pas, si tu as tort ?

– Des excuses à cet homme, jamais, jamais !

– C’est donc une haine ?

– Une haine mortelle.

– Je ne te connais plus : André Clavière ayant de la haine !

– Ah ! mon ami, si tu savais, si tu savais, tu comprendrais.

– Je comprends, mon pauvre André, que quelque chose d’extraordinaire se passe en toi.

– C’est une colère, une fureur que rien ne peut apaiser.

– Et voilà l’action que l’amour, surexcité par la jalousie, sans doute, peut avoir sur un homme.

– Je ne suis pas jaloux. Dans le cas présent, Philippe, c’est l’indignation qui m’anime et non la jalousie.

– Comment s’appelle ton adversaire ?

– Il se nomme le baron Raoul de Simiane ; et ce noble nom est porté par un misérable.

– Diable, Raoul de Simiane !

– Est-ce que tu connais cet homme ?

– Un peu, pour l’avoir vu quelquefois.

– Ah !

– Raoul de Simiane est un des viveurs de Paris les plus en vue. Il a une très grande fortune, ce qui lui permet de faire toutes sortes de folies. Il fréquente les salles d’armes ; c’est là que je l’ai rencontré cinq ou six fois. Il est de première force à l’épée et au pistolet et connaît à fond, paraît-il, tous les jeux de l’escrime. Il a été champion dans plusieurs assauts d’armes. Mon cher André, ton adversaire est extrêmement redoutable, je ne dois pas te le cacher. Es-tu bon tireur, toi ?

– Non, vraiment. J’ai bien fait des armes, mais si peu… Enfin je sais tenir une épée et c’est ce qu’il faut.

– Oui, c’est ce qu’il faut, d’abord ; mais ce n’est pas assez pour que tu puisses te mesurer sans trop de désavantage avec Raoul de Simiane. Sais-tu, mon pauvre André, que si ce duel a lieu le baron peut te tuer ?

– Tout est possible. M. de Simiane a eu, d’ailleurs, la gracieuseté de me prévenir qu’il me tuerait. Mais, poursuivit le jeune homme en souriant, je ne suis pas encore un homme mort.

– Ne plaisante pas ainsi, André, je t’en prie.

– Est-ce que tu crois que je vais m’effrayer ?

– Oh ! je sais bien que tu es brave ; mais la situation est grave.

– Sois tranquille, mon cher Philippe, je n’ai pas peur ; si fort que soit M. de Simiane, je ne tremblerai pas devant lui.

– Soit ; mais cela ne détournera pas de ta poitrine la pointe de son épée. Si je ne peux rien faire pour empêcher cette rencontre, que je déplore je te conduirai chez Pons, le célèbre maître d’armes.

– Bah ! à quoi bon ?

– Comment, à quoi bon ? D’abord tu te dégourdiras les bras et t’assureras de la solidité de ton poignet ; ensuite, Pons, en deux heures t’enseignera le moyen de te défendre et de déconcerter ton adversaire par la hardiesse de tes feintes et la rapidité de tes mouvements offensifs. André secoua la tête.

– Ce n’est pas en deux heures ni en quatre, répondit-il, que ton maître d’armes pourra faire de moi un habile tireur. Cependant, pour te faire plaisir et aussi pour ne pas me laisser égorger comme un mouton, sans me défendre, je t’accompagnerai à la salle d’armes de maître Pons.

– À la bonne heure.

– Maintenant il s’agit de trouver mon second témoin.

– À qui as-tu pensé ?

– Mais à personne. J’ai compté sur toi pour me sortir d’embarras.

L’ingénieur réfléchit un instant.

– Oui, dit-il, comme se parlant à lui-même, le docteur Balley ne refusera pas de nous rendre ce service.

– Balley, dis-tu ?

– Oui, Charles Balley d’Auxonne.

– Qui était, au lycée, notre bon camarade. Je sais qu’il a étudié la médecine. Est-ce qu’il est à Paris ?

– Non, pas à Paris, mais à Versailles où il est médecin-major au cinquième régiment de cuirassiers. Je vais, tout à l’heure, me rendre à Versailles, une petite heure de chemin, ce sera bientôt fait. Je verrai Balley et je suis sûr d’avance qu’il consentira aussi à être ton témoin. De cette façon nous aurons dans la même personne le témoin et le médecin.

– Cela se trouve à merveille, sans compter que je serai charmé de revoir un ancien camarade.

– Y a-t-il un lieu de rendez-vous fixé pour l’entrevue des témoins ?

– Oui, chez moi, Grand hôtel du Louvre.

– À quelle heure ?

– À dix heures demain matin.

– C’est bien. Comme la politesse la plus élémentaire exige qu’on ne se fasse pas attendre, nous serons chez toi avant dix heures, Balley et moi.

– Merci, Philippe, merci, mon ami. Voilà bien de la peine que je te donne.

– Petite peine. L’important est que cette aventure ait un heureux dénouement.

André sourit tristement.

– Nous verrons ce qui arrivera, fit-il.

– As-tu encore quelque chose à me dire ?

– Non.

– Alors, quittons-nous ; je ne veux pas manquer le train qui va partir dans quelques minutes. Je trouverai Balley à son restaurant, hôtel de la Chasse, et je dînerai avec lui.

Tout en parlant, M. Beaugrand avait mis son chapeau et pris sa canne. Les deux amis se séparèrent dans la rue en se disant :

– À demain.

André se dirigea vers la place de la Madeleine. C’était, d’ailleurs, le chemin à prendre pour rentrer chez lui. Il marchait lentement, la tête inclinée, pensif.

– Philippe n’a pas tort, se disait-il, de manifester certaines craintes et je ne sais pas, vraiment, à quoi je dois ma tranquillité d’esprit. Cette aventure, comme Philippe appelle mon affaire avec le baron de Simiane, peut fort bien avoir un dénouement fatal ; je puis être mortellement blessé et même tomber mort sous un coup rudement porté. Chaque être en ce monde a sa destinée, il faut que la mienne s’accomplisse. On ne saurait éviter ce qui doit arriver, pas plus qu’on ne peut arrêter la marche du temps. Si je dois mourir d’un coup d’épée, c’est que c’est écrit depuis longtemps au livre du destin.

Comme on le voit, André Clavière avait le fatalisme des Orientaux.

– Mais, reprit-il, si ce duel m’était fatal, si j’étais tué, que deviendrait ma pauvre Marie ? Elle aurait quelques larmes pour son ami d’enfance. Hélas ! n’ayant point son amour, elle ne pourrait pas me pleurer, comme on pleure celui qu’on aime.

Pauvre Marie ! elle se retrouverait seule au monde, sans un parent, sans un ami, seule, seule avec un enfant abandonné par son père, livrée au mépris des gens malveillants et sans cœur, qui n’ont aucune pitié pour le malheur.

Sa beauté ne lui serait-elle pas encore fatale ? De nouveaux pièges lui seraient tendus, saurait-elle les éviter ? Les rôdeurs du boulevard, débauchés éhontés, sont toujours là avec leurs convoitises, prêts à se précipiter sur la proie qu’ils guettent. Ah ! la malheureuse enfant n’est pas née pour vivre parmi les méchants ; elle est de celles qui sont destinées à être toujours des victimes.

Ma pauvre Marie, ma pauvre Marie !

André se laissait aller au cours de ses réflexions lugubres. Soudain il s’arrêta brusquement et, portant la main à son front :

– Mais oui, murmura-t-il, voilà ce que je dois faire. Comment n’ai-je pas eu tout de suite cette idée ? Où donc avais-je la tête ?

Il se jeta dans un fiacre, dont le cocher cherchait un client, en disant :

– Boulevard Beaumarchais, numéro 43.

Sans répondre, le cocher cingla de la mèche de son fouet le flanc du cheval, qui prit le trot.

À l’adresse donnée par le jeune homme demeurait un notaire appelé Mabillon. C’était un homme de quarante-cinq ans, très considéré, très estimé, jouissant enfin d’une excellente réputation qu’il avait acquise plus encore par son honnêteté, sa probité, sa bienveillance, que par ses capacités réelles d’officier ministériel.

Il était seul dans son cabinet lorsqu’un de ses clercs lui annonça M. André Clavière.

Le jeune homme fut immédiatement reçu.

– Hé, bonsoir mon jeune ami, dit le notaire qui s’était levé et s’avançait au-devant d’André la main tendue ; qu’est-ce qui vous amène ce soir à l’étude ?

– Une affaire sérieuse, importante.

– Oh ! sérieuse, importante !… Enfin vous allez me parler de cela ; mais, d’abord, asseyez-vous, là, dans ce fauteuil.

– Cher monsieur, vous êtes pour moi d’une bonté…

– Mais je ne suis méchant pour personne, fit le notaire en riant. En ce qui vous concerne, monsieur Clavière, vous m’avez été vivement et chaleureusement recommandé par mon ami Desbarres, mon meilleur ami, conseiller à la cour de Dijon ; j’étais déjà prévenu en votre faveur et je n’ai pas eu de peine, dès vos premières visites, à vous prendre en grande amitié.

– Oh ! monsieur.

– Vous méritez l’affection que j’ai pour vous ; vous êtes franc, loyal ; j’aime les natures droites, moi. Mais vous n’aimez pas à entendre faire votre éloge, je me tais. Parlez-moi maintenant de votre affaire… sérieuse.

– Monsieur Mabillon, je veux faire mon testament.

– Hein, fit le notaire ébahi, votre testament ?

– Oui, monsieur, et je désire le signer demain, dans la journée, à l’heure que vous voudrez bien me donner.

– Bigre, mais vous êtes plus pressé qu’un vieillard à son lit de mort. À votre âge on peut attendre.

– On meurt à tout âge, monsieur.

– Sans doute, mais vous jouissez d’une santé parfaite.

– Les accidents mortels sont communs dans la vie ; on peut être écrasé par une voiture ; une pierre détachée d’une cheminée, d’une corniche ou d’un balcon peut vous tomber sur la tête, sans parler de la rencontre, sur une voie ferrée, de deux trains lancés à grande vitesse. Il est bon de prendre ses précautions contre toutes les éventualités.

– Oui, certainement ; est-ce là le véritable motif ?

– Oui, monsieur.

– Enfin il n’est pas défendu de faire son testament, au contraire ; et, comme vous le dites fort bien, il n’est pas mauvais de prendre certaines précautions. Un testament est rarement définitif ; à votre âge, monsieur Clavière, il ne peut l’être ; il est certain qu’en avançant dans la vie vous aurez à changer plus d’une fois vos dispositions testamentaires.

– Oui, peut-être.

– Donc vous tenez à faire votre testament ?

– J’y tiens absolument.

– En faveur de qui voulez-vous tester ?

– Je veux qu’une jeune fille de Longereau, qui demeure actuellement à Paris, soit ma légataire universelle.

Le notaire plongea son regard dans les yeux du jeune homme, comme s’il eût voulu fouiller jusqu’au fond de sa pensée.

– Ah ! fit-il.

Puis il reprit aussitôt :

– À quel degré de parenté est-elle avec vous, cette jeune fille ?

– Elle n’est pas ma parente ; sa mère a été ma nourrice, elle est mon amie d’enfance, je l’ai appelée autrefois ma petite sœur.

– Mais vous devez avoir des parents ?

– Des petits cousins très éloignés, qui ne me connaissent pas, que je n’ai jamais vus.

– Cette jeune fille, dont vous voulez faire votre légataire universelle, a une famille ?

– Comme moi elle est orpheline et n’a plus aucun proche parent.

– Monsieur Clavière, avez-vous bien réfléchi, êtes-vous bien décidé !

– Oui, oui.

– Je suis notaire, mon jeune ami, et mon devoir est de vous mettre en garde contre un entraînement qui pourrait être regrettable.

– Je vous remercie, monsieur Mabillon ; mais n’ayez aucune crainte il n’y a pas d’entraînement irréfléchi dans mon intention, mais une résolution fermement prise. D’ailleurs, comme vous venez de le dire vous-même, je pourrai toujours modifier et même changer complètement mes dispositions testamentaires.

– C’est bien, je n’ai plus d’objections à faire. Donnez-moi les nom et prénoms de votre jeune fille.

– Sorel, Marie-Henriette.

Le notaire avait pris la plume pour écrire ses notes.

– Où demeure Mlle Sorel ?

– Rue de Chabrol, numéro 42.

– Née à Longereau, Côte-d’Or. Savez-vous la date de sa naissance ?

– J’avoue que cette date n’est pas dans ma mémoire.

– Nous la laisserons en blanc.

– Elle a dix-huit ans et demi.

– La date de sa naissance donnera exactement son âge. A-t-elle une profession ?

– Elle est couturière.

– Et vous lui léguez tout ?

– Biens fonciers, immeubles, valeurs mobilières, tout, tout.

– Ce tout est énorme, monsieur Clavière.

– Vous connaissez mieux maintenant mes affaires que moi, monsieur Mabillon. Cependant, si j’ai quelques renseignements à vous donner…

– Nous trouverons ici tous les renseignements nécessaires, puisque nous avons à l’étude les actes de vos propriétés foncières, fermes et bois, et les récépissés de vos valeurs mobilières déposées à la banque de France.

– Alors, dès ce soir, vous allez pouvoir vous occuper du testament ?

– Tout autre affaire cessante, mon premier clerc va s’y mettre, sous ma surveillance.

– Et demain il sera prêt à signer ?

– Oui, demain, mais tard dans l’après-midi. La minute ne pourra guère être terminée que vers dix heures et il faudra copier les rôles.

– Naturellement, il faut le temps. À quelle heure pensez-vous que je doive revenir ?

– À quatre heures, si vous voulez ; je m’arrangerai de façon à ce que vous n’ayez pas à attendre.

– Alors, monsieur Mabillon, dit André en se levant, à demain, à quatre heures.

– C’est entendu.

Le notaire et son client se serrèrent la main.

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