VIII Drame nocturne

Depuis combien de temps Marie dormait-elle ? À peine depuis une heure. Elle était dans son premier sommeil, sommeil doux et paisible de l’innocence qu’aucun mauvais rêve ne venait troubler.

Tout à coup elle se réveilla en sursaut, en sentant une main qui passait sur sa poitrine. La couverture avait été jetée de côté et elle se trouvait ainsi presque nue sur son lit.

Elle poussa un grand cri, rauque, horrible et voulut s’élancer à bas du lit.

Mais, aussitôt, des bras nerveux la saisirent, l’enlacèrent et, pour un instant, paralysèrent ses mouvements. Des baisers ardents, qui la brûlaient comme du feu, étouffaient ses cris.

Il lui semblait que la respiration allait lui manquer, qu’elle allait perdre connaissance.

Et les bras de l’homme la serraient toujours plus fortement.

– Vous êtes un misérable ! s’écria-t-elle en se débattant avec une énergie sauvage, lâchez-moi, laissez-moi !

– Non, je t’aime, je te veux, sois à moi !

– Jamais, jamais !

– J’ai juré que tu m’appartiendrais.

– Plutôt la mort, la mort mille fois !

– De gré ou de force, tu seras à moi.

Et il l’embrassait avec passion, avec rage ; et ses baisers horribles étaient comme des morsures.

– Lâche, lâche ! criait la jeune fille.

– Je t’aime !

– Vous êtes un infâme !

– Je t’aime !

– Vous me faites horreur, vous me dégoûtez !

– Alors, tu ne veux pas ?

– Je veux mourir ; tuez-moi, bandit, tuez-moi, lâche, assassin !

– Eh bien, ma belle, ce qu’on ne me donne pas, je le prends.

La jeune fille était haletante, prête à suffoquer.

Mais rassemblant tout ce qu’elle avait encore de force, et puisant une nouvelle énergie dans son épouvante, elle parvint à dégager un de ses bras de l’étreinte terrible.

Alors, à poing fermé et à coups redoublés elle frappa le misérable au visage.

Dans l’obscurité elle ne voyait pas où portaient ses coups ; mais elle frappait, elle frappait sans relâche, de toutes ses forces, avec fureur, sur la tête, sur les yeux, sur le front, sur le nez.

Le sang du misérable coulait, et il hurlait de douleur et de rage. À la fin, étourdi, aveuglé, il lâcha prise.

Marie poussa un cri de triomphe, et avant que Gallot ait eu le temps de la ressaisir, elle sauta à bas du lit et se précipita vers la porte pour s’enfuir. Mais la clef avait été enlevée de la serrure.

Elle poussa un nouveau cri ; il lui était arraché, cette fois, par la douleur et le désespoir.

Lui s’essuyait la figure avec des grognements d’ours en colère. Marie était-elle donc à la merci du misérable ?

Elle se réfugia dans le coin le plus noir de la chambre et se retrancha derrière les chaises sur lesquelles elle avait placé sa robe et ses jupes.

Incapable de réfléchir, tellement elle était troublée et secouée par la peur, elle ne songea pas à ouvrir la fenêtre pour appeler à son secours. Elle aurait peut-être ainsi intimidé Gallot qui, épouvanté à son tour, se serait décidé à quitter la place. Mais ce drame nocturne devait avoir un autre dénouement.

Soudain un petit craquement se fit entendre et fut immédiatement suivi d’une lueur bleuâtre qui jeta une clarté dans la chambre. Une allumette venait de prendre feu et Gallot allumait la bougie.

Marie, toute frémissante, était immobile dans son coin ; mais l’éclair d’une résolution terrible brillait dans son regard. Elle ne voulait pas être la victime de cet infâme ; elle se défendrait par tous les moyens, jusqu’à la mort.

Le serrurier, à demi vêtu, les pieds nus, s’était dressé en face de la jeune fille et dardait sur elle son regard enflammé. Barbouillé du sang qui lui était sorti par le nez, le misérable était hideux.

Les regards se croisaient ; sombres, farouches étaient ceux de la jeune fille, ceux de l’homme, menaçants, terribles.

Il fit un pas en avant, se préparant, comme le tigre, à se précipiter d’un bond sur sa proie.

– Ne m’approchez pas, s’écria la jeune fille, ne m’approchez pas, je vous le défends !

– Marie, tu ne me connais pas, répliqua-t-il en ricanant, quand je veux quelque chose, je le veux bien et je ne recule devint rien.

– Vous êtes un monstre, et je ne crois pas qu’il y ait dans les bois et forêts des bêtes plus immondes et plus horribles que vous.

– Prends garde, Marie, prends garde ! La passion que tu as mise en moi et qui depuis trop longtemps me brûle, me dévore, cette passion m’empêche de raisonner et me rend fou. Prends garde ! Quand la colère me monte à la tête, je ne me connais plus moi-même, je vois rouge, tout rouge. Prends garde ! Dans un moment de fureur, je suis capable de tuer.

– Je ne crains pas la mort ; ce que je crains, la seule chose qui m’épouvante, c’est votre contact impur. Retirez-vous, monsieur, sortez d’ici !

– Ici, c’est chez moi.

– Misérable, lâche !

– Allons, Marie, tu sais bien que je t’aime, que je suis fou de toi… Allons, sois gentille, sois bonne fille. Tiens, si tu veux, je t’épouserai.

– Je vous l’ai déjà dit et je vous le répète, vous me dégoutez !

– Ainsi, riposta-t-il d’une voix sourde, étranglée, tu ne veux rien prendre ?

– Rien, rien, rien ! Encore une fois, sortez d’ici !

Il haussa les épaules et répondit :

– Ici, c’est moi qui commande et qui ordonne.

– À votre tour, Joseph Gallot, prenez garde !

– À quoi ?

– À ce qui peut vous arriver.

– Je t’ai dit que je ne reculais devant rien.

– Moi, je suis prête à me défendre ! s’écria la jeune fille, en se dressant superbe d’énergie et prenant une attitude menaçante.

Elle avait pongé sa main dans la poche de sa robe et en avait retiré une paire de ciseaux.

– Eh bien, nous allons voir, grogna le serrurier, qui ne voyait pas que la main de la jeune fille était armée.

Il se ramassa sur lui-même, un éclair fauve traversa son regard et il s’élança d’un bond sur Marie, qui épiait ses mouvements et attendait l’attaque de pied ferme et avec une résolution désespérée.

Le misérable renversa les chaises dont la jeune fille s’était fait un rempart ; mais avant qu’il ait eu le temps de la saisir à bras-le-corps, elle avait levé le bras, tenant écartées les lames de son arme.

Elle frappa.

Gallot se rejeta en arrière en faisant entendre un rugissement de bête féroce.

La lame pointue des ciseaux s’était enfoncée dans son œil.

Un sang noir, mêlé à une matière visqueuse, s’échappait de l’horrible blessure, et l’œil crevé était presque complètement sorti de l’orbite.

Le malheureux, hurlant, rugissant de douleur, chancela, tourna un instant sur lui-même, puis s’abattit lourdement, comme un aigle atteint par le plomb du chasseur.

Pendant un moment, il se tordit convulsivement, pareil à un reptile blessé ; puis, la face sur le parquet, les poings crispés, il ne fit plus un mouvement. Il avait perdu connaissance. Néanmoins son corps et ses membres étaient secoués par une sorte de tremblement, qui révélait une violente irritation des nerfs.

La jeune fille resta quelques instants les yeux hagards, comme hébétée, ne se rendant pas compte de ce qui venait de se passer.

Enfin, elle revint au sentiment de la réalité. Alors des larmes jaillirent de ses yeux. Elle était terrifiée de son action et peut-être avait-elle des regrets.

Elle s’approcha de son oncle, et, pensive, le front courbé, les yeux fixés sur cet homme qu’elle venait de terrasser, de tuer peut-être, elle se sentit frissonner jusque dans la moelle des os.

– Et, pourtant, murmura-t-elle, c’est lui qui l’a voulu, je me suis défendue.

Que devait-elle faire ? Elle ne le savait pas.

Éperdue, affolée, elle s’habilla. Son idée fixe était de se sauver de cette maison maudite, d’aller se cacher n’importe où. Elle entra dans le cabinet pour prendre son chapeau ; c’est alors qu’elle vit comment son oncle avait pu pénétrer dans sa chambre. Après avoir réparé dans l’obscurité, tant bien que mal, seulement par le toucher, le désordre de sa chevelure et mis son chapeau, elle sortit du cabinet. Elle agissait machinalement, presque inconsciente.

Le blessé était revenu à lui ; Marie le vit se soulever, se mettre sur son séant, et regarder autour de lui, cherchant à distinguer les objets. Il poussait des plaintes sourdes ; il y avait dans sa gorge un gargouillement de sons rauques.

La jeune fille fut reprise d’une épouvante folle ; elle se renfonça dans le cabinet, franchit la porte ouverte par Gallot, traversa le salon, gagna l’antichambre, ouvrit la porte de l’appartement, la referma derrière elle et descendit précipitamment l’escalier noir.

– Cordon, s’il vous plaît.

Le concierge, à peine réveillé, par habitude, tira le cordon.

Marie s’élança dans la rue et se mit à courir comme si elle avait été poursuivie par une légion de démons.

Elle allait droit devant elle, montant la rue. Arrivée sur le boulevard Poissonnière, très essoufflée, elle s’arrêta pour reprendre haleine. Cependant l’air de la nuit avait rafraîchi son cerveau, un peu calmé son agitation.

– Où vais-je donc ? se demanda-t-elle.

Elle ne connaissait bien, à Paris, qu’une personne, une femme d’une trentaine d’années, née comme elle à Longereau. Celle-ci était modiste et demeurait rue de la Chaussée-d’Antin. Malgré la différence d’âge, Marie Sorel et Charlotte Pinguet étaient liées d’amitié. Elles se voyaient aussi souvent que possible, et quand Marie sortait le dimanche, c’était toujours avec Charlotte qu’elle allait se promener au bois de Vincennes, au bois de Boulogne ou dans les environs de la ville où les sites sont si beaux, si pittoresques et si délicieusement agrémentés de fleurs et de verdure.

Marie ne pouvait aller demander asile qu’à son amie Charlotte.

Elle se dirigea donc vers la Chaussée-d’Antin.

Il était près de deux heures du matin quand elle sonna à la porte de la modiste. Celle-ci, réveillée par le bruit de la sonnette, se leva, alluma une bougie, passa un jupon et vint à la porte demander :

– Charles, est-ce que c’est toi ?

Charles Pinguet, le mari de Charlotte, était voyageur de commerce et parti en tournée depuis trois semaines.

– Non, Charlotte, répondit la jeune fille, c’est moi, Marie, ouvre-moi.

La clef grinça dans la serrure, la porte s’ouvrit toute grande et les deux amies tombèrent dans les bras l’une de l’autre. Marie se mit à pleurer à chaudes larmes.

– Viens, lui dit Charlotte, l’entraînant.

Quand elles furent dans la chambre à coucher, la modiste fit asseoir sa jeune amie, et après l’avoir regardée attentivement :

– Maintenant, dit-elle, tu vas m’apprendre pourquoi tu es venue ici à une pareille heure ; que se passe-t-il donc chez vous ?

La jeune fille raconta dans ses moindres détails le drame de la nuit. Charlotte était devenue blême de terreur.

– Quel brigand que cet homme-là ! s’écria-t-elle emportée pas l’indignation.

– Comme tu vois, Charlotte, je n’ai fait que me défendre mais je l’ai grièvement blessé, je crois bien lui avoir crevé un œil.

– Tant pis pour lui, il n’a pas encore tout ce qu’il mérite.

– Charlotte, j’ai peur.

– De quoi ?

– D’être mise en prison.

– En prison, toi ! En prison pour t’être défendue contre un misérable gredin qui voulait te déshonorer ! Allons donc !… Sois tranquille, ma petite Marie, le scélérat se gardera bien de dire à qui que ce soit ce qui s’est passé entre toi et lui ; il sait bien que c’est lui et non toi que la justice frapperait. S’il a l’œil crevé, il ne se vantera point d’avoir été éborgné par les ciseaux d’une vaillante petite ouvrière qui ne voulait pas permettre un infâme de la souiller.

Ah ! le gueux ! Ah ! le vaurien ! Ah ! le monstre ! Est-il assez canaille. Il ne m’est jamais revenu cet homme-là ; je lui trouvais un air sournois, faux, hypocrite ; sa face était sinistre et son regard fatal. Qu’est-ce que je te disais dernièrement encore ? Je te disais : Ma petite Marie, tiens-toi sur tes gardes, méfie-toi de ton oncle. Tu vois si je me trompais !

– Oh ! je ne l’aurais jamais cru capable d’une chose pareille.

– Tu es jeune, et tu ne sais rien encore de la vie. Mais je te le dis, il y a des hommes qui ne valent pas grand’chose ; ce sont ceux-là qui font valoir les qualités des autres.

Maintenant, qu’est-ce que tu vas faire ? J’espère bien que tu ne vas pas retourner chez ce misérable.

– Oh ! j’aimerais mieux m’aller jeter dans la Seine.

– Je comprends ça.

– Je sais travailler, je trouverai de l’ouvrage.

– Dans un atelier, peut-être. Mais un atelier n’est pas ce qui te convient ; tu serais là avec des femmes qu’une jeune fille comme toi ne peut pas fréquenter. Et puis la curiosité s’en mêlerait, on voudrait savoir pourquoi tu as quitté ton oncle, tu serais le point de mire des moqueries, d’un tas de mots au gros sel ; car si innocente que tu sois, ton aventure se tournerait contre toi.

– Pourtant, Charlotte, il faut que je fasse quelque close.

– Certainement ; mais je m’occuperai de cela et je ne serai pas longtemps, je pense, sans te trouver une place.

– Je ne peux plus compter que sur toi.

– Mon amitié ne te fera pas défaut.

– Je ne peux plus retourner chez mon oncle, et j’y ai laissé mes effets et tout mon linge.

– Il faudra bien qu’il rende tout ; j’en fais encore mon affaire. Nous laisserons passer la journée de demain, et après-demain M. Joseph Gallot aura ma visite ; gare à lui, s’il ne marche pas droit. Il rendra tout. Tu as de l’argent ?

– Quelques centaines de francs à la caisse d’épargne. Mon livret est dans un tiroir de la chambre où je couchais avec d’autres objets.

– Et la somme assez importante qui te vient de Longereau ?

– Tu sais comment je l’ai employée.

– Oui, mais cet argent t’appartient, il faut qu’il te soit rendu.

– Non, non, je ne le réclame pas ; ce serait des histoires à n’en plus finir : je ne veux avoir aucun démêlé avec cet homme. J’aime mieux perdre.

Charlotte hocha la tête.

– Au fait, dit-elle, il serait probablement difficile à retrouver, ton pauvre argent. Depuis que sa femme est morte, Gallot ne travaillait plus ; il se grisait moins, mais il jouait davantage.

Les deux jeunes femmes avaient grand besoin de repos, Marie surtout, après les violentes secousses qu’elle venait d’éprouver. Elle partagea le lit de son amie.

*

* *

Charlotte Pinguet ne s’était pas trompée en disant que Gallot ne se vanterait pas d’avoir reçu de sa nièce un coup de ciseaux dans l’œil.

Le misérable passa le reste de la nuit dans d’atroces souffrances. Le jour venu, l’œil caché sous un mouchoir, il se rendit chez un médecin à qui il raconta qu’il avait glissé sur le parquet et était tombé, la figure sur une paire de ciseaux ouverte et si malheureusement placée qu’une des lames lui était entrée dans l’œil.

Après avoir examiné la terrible blessure, le médecin le renvoya chez un célèbre oculiste dont il lui donna l’adresse.

Gallot rentra chez lui avec un bandeau d’étoffe noire, qui maintenait et couvrait un emplâtre.

À ceux qui l’interrogèrent, il réédita le conte qu’il avait fait aux deux médecins.

Pour expliquer la disparition de sa nièce, il dit à la servante et aux ouvrières que Marie s’en était allée, comme une sans cœur, à la suite d’une assez vive discussion à propos d’argent, qu’ils avaient eue ensemble.

Les ouvrières crurent ce qu’elles voulurent. Mais quand elles se trouvèrent seules elles se dirent que dans un mois il n’y aurait plus un ourlet à coudre dans la maison.

Heureusement, on était en pleine bonne saison, et, sans perdre de temps, il fallait chercher du travail dans un autre atelier.

Ce que prévoyaient les ouvrières devait forcément se réaliser. L’une après l’autre, les clientes allaient disparaître.

Comme elle l’avait dit à sa jeune amie, Charlotte Pinguet se présenta chez Gallot et, le verbe haut, réclama ce qui appartenait à Marie Sorel.

D’abord, il voulut faire le récalcitrant ; mais il changea vite d’attitude quand Charlotte parla d’aller trouver le commissaire de police.

– Voyons, voyons, fit-il, Marie ne veut donc pas revenir ?

Charlotte répondit par un haussement d’épaules significatif.

– On a besoin d’elle ici, ça ne va plus aller, hasarda-t-il encore.

– Ne vous plaignez pas, monsieur Gallot, répliqua la jeune femme, accompagnant ses paroles d’un regard foudroyant, vous n’avez pas du tout ce que vous méritez.

Il n’osa plus rien dire.

Charlotte put alors, aidée par la bonne, remplir deux malles et faire des paquets, de tout ce qui appartenait à la jeune fille et qu’elle allait faire transporter rue de la Chaussée-d’Antin.

La domestique n’avait pas été sans adresser à Charlotte plusieurs questions auxquelles la jeune femme avait invariablement répondu :

– Demandez cela à M. Gallot.

Se conformant au désir de Marie, Charlotte n’avait point parlé au serrurier de la somme relativement importante avancée par la jeune fille, et Gallot n’en avait pas soufflé mot. Si ce sujet délicat eût été abordé, il aurait été certainement fort embarrassé.

En somme, tout s’était arrangé ainsi que la jeune fille l’avait souhaité.

Maintenant, il s’agissait de trouver quelque chose à faire. Le voyageur de commerce allait revenir à Paris et elle ne pourrait plus demeurer avec Charlotte, qui n’avait qu’un très petit logement.

Mais Charlotte, comme elle l’avait promis, s’occupait de placer son amie.

Elle avait parmi ses clientes, la patronne d’une grande maison de confiserie du quartier Vivienne. Elle lui parla de Marie Sorel. Le jour de l’an approchait, le moment était propice. La dame demanda à voir Marie, qui lui fut présentée et n’eut pas de peine à lui plaire et à se faire agréer. Ce à quoi l’on tient tout particulièrement dans ces maisons de détail, c’est à la jeunesse, à la beauté, à l’élégance, à la bonne tenue des demoiselles, qui doivent être constamment en rapport avec le public.

Comme elles ont la tête nue, il faut qu’elles aient de beaux cheveux et sachent se bien coiffer ; il faut de jolis yeux, qui entraînent le client à la dépense ; il faut de belles dents pour rendre plus gracieux le sourire obligé.

Marie avait cela et plus encore.

Par exemple, elle ne savait rien, absolument rien du métier ; mais il ne faut pas un long apprentissage pour connaître tels et tels bonbons, savoir les mettre en cornets, les envelopper, les ficeler avec des faveurs de couleurs variées. Avant qu’on arrivât à la fin de l’année, elle serait une demoiselle de magasin accomplie.

Mais plus la jeune fille a de beauté, de grâce, de distinction, plus sont grands les périls auxquels elle est sans cesse exposée. Elle est assiégée par messieurs les don Juan du boulevard, et, si son cœur n’est déjà donné, il faut qu’elle ait une vertu bien solide pour ne pas se laisser prendre aux belles paroles d’un de ces audacieux séducteurs.

Marie était à peine investie de ses fonctions de demoiselle de magasin lorsque le comte Maxime de Rosamont la vit et aussitôt la désira. Dès lors, le jeune homme, sous le nom de Lucien Gervois, devint le plus assidu client de la maison. C’était deux fois et même trois fois chaque jour qu’il venait acheter. Il demandait toujours Mlle Marie, il ne voulait être servi que par elle. Ils échangeaient quelques paroles. Le jeune homme était gracieux, aimable, avait de longs regards expressifs qui avaient d’abord troublé Marie et auxquels elle s’était vite habituée.

Elle n’avait pas été longtemps à voir qu’elle était l’objet d’une attention toute particulière du jeune homme. Cela fit naître en son cerveau un monde de pensées que sut exploiter une imagination ardente. Marie, dont le cœur était jusqu’alors resté fermé aux provocations de l’amour, arrivait à cet âge où la jeune fille éprouve l’impérieux besoin d’aimer ; elle était mûre pour l’amour ; elle aima celui qu’elle appelait Lucien Gervois, elle l’aima de toute la force de son jeune cœur, comme on aime la première fois, ardemment, sans réserve.

Quand il tardait à arriver, aux heures où il avait l’habitude de venir, elle l’attendait, préoccupée, inquiète ; et dès qu’il paraissait, son beau visage s’épanouissait, le bonheur brillait dans ses yeux ; c’était le soleil dans son cœur.

Il ne fut pas difficile au jeune homme de s’apercevoir qu’il était aimé ; il n’avait plus qu’à se féliciter de son succès et à compléter son triomphe.

La jeune fille avait loué une chambre d’hôtel rue de Provence, à une faible distance de la maison où demeurait son amie Charlotte. Mais obligée de se rendre de bonne heure au magasin et revenant tard le soir, elle ne voyait plus que très rarement la modiste.

Elle ne lui parla point de Lucien Gervois. Si elle se fût confiée à son amie, il est probable que celle-ci l’aurait mise en garde contre le danger qui la menaçait et défendue contre elle-même.

Mais il y a des fatalités ; il arrive toujours ce qui doit arriver.

Le soir et souvent le matin, dans le trajet du boulevard à la rue de Provence et vice versa, Marie rencontrait Lucien ; ils causaient, se pressaient les mains. Ce que Lucien disait à Marie la ravissait ; c’était un poison qui descendait dans son cœur, mais comme elle le trouvait doux et agréable, ce poison habilement distillé par de trompeuses paroles !

Bientôt ils se donnèrent des rendez-vous : Marie était allée trop loin, elle ne pouvait plus se défendre. Seule au monde, entièrement libre de ses actions, elle se donna à l’homme qui était venu combler le grand vide de son cœur.

Elle avait déjà quitté le magasin de confiserie et venait de s’installer rue de Chabrol lorsque Charlotte Pinguet apprit, avec autant de douleur que de stupéfaction, la chute de sa jeune amie.

Ainsi avait commencé ce joli duo d’amour, tout parfumé de poésie et d’idéal, tout rempli de beaux rêves, dont le lecteur connaît le brusque et terrible dénouement.

Hélas ! comme la plupart de ces idylles amoureuses, il n’avait pas duré longtemps.

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