IX Le charbon

Marie Sorel, la pauvre abandonnée, avait résolu d’en finir avec la vie, se figurant qu’elle guérirait ainsi André Clavière, son ami d’enfance, du fatal amour qu’elle lui avait inspiré et le délivrerait à jamais de l’horrible pensée du suicide.

Comme nous l’avons dit, elle ne songeait plus à son enfant ; le sentiment de sa prochaine maternité n’avait plus d’action sur elle.

Tout l’après-midi, elle réfléchit froidement à l’acte de femme désespérée qu’elle allait accomplir. Au lieu de faire comprendre que, le suicide, de quelque manière qu’on l’envisage, est un crime commis sur soi-même, souvent un acte de démence ou une lâcheté, ses réflexions la fortifièrent, au contraire, dans sa funeste résolution.

La malheureuse s’était dit que la mort la plus douce était celle par asphyxie. Elle voulait mourir par le charbon.

Un peu avant la nuit ; ayant un seau de fer battu à la main et un panier à son bras, elle descendit.

La concierge l’arrêta au passage.

– Où donc allez-vous ainsi, mademoiselle Marie ?

– Vous le voyez, madame Durand, aux provisions.

– Quoi, vous allez chercher du charbon ; est-ce que vous ne pouviez pas faire dire au charbonnier de vous en monter ?

– Oh ! cela ne me coûtera pas beaucoup, puisque je sors pour faire d’autres achats.

– Mademoiselle Marie, vous êtes toujours bien pâlotte, et je crois bien que vous avez encore pleuré.

– Mais, je vous assure…

– Allons, c’est bon, je vois bien et je sais bien que vous avez un gros chagrin ; mais il ne faut pas vous tourmenter, ni trop vous effrayer des mauvaises choses de la vie. Hélas ! en ce bas monde, tout n’est pas couleur de rose ; j’en sais quelque chose, moi, qui ai été riche autrefois, et qui devrais aujourd’hui rouler carrosse, au lieu de balayer des escaliers et de tirer le cordon. C’est comme ça, la vie ; on a des malheurs et, pa ta tra, on dégringole. Et il n’y a pas à dire, mon bel ami, il faut qu’on se fasse à ces choses-là.

Vous êtes jeune, mademoiselle Marie, vous avez loin à regarder devant vous. Allez, les mauvaises heures passent vite pour ceux à qui il est réservé tant de beaux jours. Ah ! la jeunesse, la jeunesse ! C’est tout, la jeunesse.

À propos, j’espère que vous en avez eu aujourd’hui de la visite. Oh ! je ne parle pas du premier monsieur ; je suis sûre, qu’il ne vous a pas été agréable. Mais l’autre… M. André Clavière…

– Vous savez son nom ?

– Mais oui, mais oui, et je sais mieux encore je sais qu’il a une grande amitié pour vous.

– Vous avez donc causé avec lui ?

– Certainement, et je vous assure que j’ai su l’apprécier. Ah en voilà un qui vaut quelque chose ! Quel bon et gentil garçon ! Rien qu’à le voir on a envie de lui sauter au cou et de lui mettre un bon gros baiser sur chaque joue.

C’est poli, c’est aimable, c’est riche, savant jusqu’au bout des ongles et pas fier du tout. Ça cause avec une pauvre portière comme moi ni plus ni moins qu’avec une marquise et ça vous embrasse dans la rue les gosses en leur donnant des sous.

– Ah ! vous l’avez vu embrasser des enfants ?

– Aujourd’hui même, quatre, cinq, six, après la visite qu’il vous a faite. Tout de même, il est joliment resté longtemps avec vous. J’ai compris, moi, ne le voyant toujours pas descendre, que vous aviez du plaisir à causer ensemble. Vous vous connaissez depuis longtemps ?

– Oui, depuis longtemps.

– C’est, paraît-il, un ami d’enfance ?

– Oui. Ma mère a été sa nourrice ; il avait huit ans lorsque je suis venue au monde ; il m’a portée dans ses bras, il m’a bercée…

– Voilà qui prépare bien à l’amitié.

– C’est vrai.

– Tenez, mademoiselle Marie, M. André ne m’a pas dit ses secrets, mais, je sais voir, j’ai, voyez-vous, l’œil malin ; je crois que l’amitié de ce beau jeune homme, qui vous a portée dans ses bras, qui vous a bercée, est d’une nature toute particulière. Enfin je crois que cet ami d’enfance pourrait bien devenir pour vous…

La concierge fit une pause, regarda la jeune fille avec un sourire drôle et ajouta :

– Un mari !

Marie ne put s’empêcher de tressaillir.

– Ne vous imaginez pas cela, madame Durand, répliqua-t-elle.

– C’est bon, c’est bon, fit la femme, je sais ce que je pense et ce que je dis ; laissons venir et nous verrons.

Un pli sombre s’était creusé sur le front de la jeune fille.

– Je vous écoute, dit-elle, et je ne fais pas mes commissions. Il est tard, la nuit vient ; je vous quitte madame Durand. Bonsoir.

– Oh ! j’espère bien que vous me le direz, le bonsoir, tout a l’heure, quand vous reviendrez, avant de monter chez vous.

Marie n’avait pas à aller ailleurs que chez le charbonnier. Elle fit remplir son seau de charbon, acheta en plus un quart de braise qu’elle mit dans son panier, enveloppé de papier ; elle paya et donna vingt-cinq centimes à la petite fille du charbonnier, accompagnés d’une petite tape sur la joue.

– Mademoiselle, on va vous monter ça, dit la charbonnière.

– Non, non, merci ; ce n’est pas bien lourd.

Quand elle passa devant la loge de la concierge, celle-ci avait une assez vive discussion avec un locataire en retard de deux termes et que le propriétaire faisait prévenir que son congé allait lui être signifié par ministère d’huissier.

Mme Durand ne vit point Marie, qui remonta chez elle sans avoir à répondre à des questions qui l’auraient peut-être embarrassée, surtout si la perspicace concierge avait remarqué que, c’était en dehors de ses habitudes que la jeune fille avait acheté une si forte mesure de charbon.

Marie, craignant qu’une visite quelconque et inattendue ne vînt la déranger, avait tout d’abord caché ses matières combustibles dans sa petite cuisine. Ensuite, tout en préparant les bourrelets qu’elle voulait mettre aux portes et aux fenêtres, afin de supprimer l’air venant du dehors, elle attendit que tous les locataires fussent rentrés et que le silence se fît dans la maison, complet.

Elle ne savait pas que l’air que nous respirons et qui nous fait vivre est composé de vingt et une parties d’oxygène mélangé de soixante-dix-neuf parties d’azote, et que la combustion du charbon peut produire, suivant qu’elle est plus ou moins active, de l’acide carbonique ou de l’oxyde de carbone ; elle ignorait également le changement de composition que subit l’air par suite de l’absorption de l’oxygène remplacé dans l’atmosphère par les gaz carboniques.

Mais elle avait entendu dire ou avait lu dans les journaux que l’asphyxie par la combustion du charbon ne pouvait se produire et être complète qu’autant que l’air ne pénètre plus dans la pièce où le feu est allumé.

Il était plus d’une heure du matin lorsque, après avoir apporté dans sa chambre le réchaud de la cuisine, la braise et le charbon, elle se mit en devoir de placer les bourrelets et des morceaux d’étoffe qu’elle enfonçait dans les jointures et les fissures à l’aide de la lame d’un couteau. La plus petite fente par où l’air pouvait passer était soigneusement bouchée. Et, pour qu’un tirant d’air ne pût s’établir par la cheminée, elle remplit l’âtre de vieux linge jusqu’au tuyau montant vers le toit.

Ce premier travail terminé, – il avait pris du temps, – elle se mit à sa toilette. Elle ne voulait pas qu’on la trouvât morte sur son lit comme une cendrillon.

C’était une suprême coquetterie de jeune fille, laquelle est si commune chez les poitrinaires, la coquetterie dans la mort.

Marie se lava à grande eau le visage et les mains ; elle dénoua ses beaux cheveux qui tombèrent en cascade sur ses épaules et jusqu’à sa ceinture, la couvrant comme un manteau. Elle se peigna et se coiffa avec un goût exquis. Elle changea complètement de linge, glissa ses pieds dans ses meilleures bottines, mit ses plus beaux jupons blancs et acheva de s’habiller avec une robe de cachemire noir à larges plis, qu’elle avait faite elle-même et qui lui allait à ravir. Sur son col blanc ressortait un étroit ruban de velours auquel était attachée une petite médaille d’argent, souvenir de sa première communion.

Il ne lui restait plus qu’à mettre ses manchettes ; c’était pour tout à l’heure, quand le feu serait allumé.

Malgré sa pâleur et un peu d’égarement dans les yeux, elle était délicieusement belle dans sa mise en même temps simple et élégante.

À la voir, nul n’aurait pu supposer qu’elle marchait vers la mort ; on aurait dit plutôt qu’elle était prête à se rendre à une fête.

Cependant elle avait enlevé ses boucles d’oreilles et retiré ses deux bagues de ses doigts. Pourquoi ? Peut-être était-ce chez elle un raffinement de coquetterie.

Toutes ses dispositions étaient prises, tout était préparé.

Le réchaud, d’une grandeur moyenne, était placé au milieu de la chambre ; elle mit au fond la moitié d’un journal, qu’elle recouvrit de braise. Sans hésitation, sans un tremblement, sans pousser un soupir, elle mit le feu au papier, et bientôt après la braise fut entièrement embrasée. Alors, avec des pincettes, elle mit le charbon sur la braise rouge, morceau par morceau, d’abord les croisant, puis les élevant en dôme.

Il y avait des pétillements, de petites explosions suivies d’un jaillissement d’étincelles. À son tour le charbon s’enflammait. À travers les morceaux noirs encore, passaient en tous sens des flammes courtes lécheuses, bleues, cuivrées, jaunâtres, et une légère fumée s’élevait au dessus du réchaud.

En arrangeant son charbon comme elle l’avait fait, elle ne pouvait pas deviner que la combustion allait être active, et que les petites flammes sortant du réchaud étaient dues à l’oxyde de carbone brûlant lui-même au contact de l’air et se transformant en acide carbonique.

Marie se lava de nouveau les mains, se nettoya les ongles et mit ses manchettes.

Elle entendait dans la rue le bruit des voitures des laitiers, et celui plus sourd des premiers camions qui passaient.

Quelle heure pouvait-il être ? Elle ne le savait pas. Sa pendule ne marchait pas et sa montre, qui n’avait pas été remontée depuis l’avant-veille, s’était arrêtée.

Elle alla à la fenêtre, écarta les rideaux, et, à travers les lames des persiennes, elle vit les lueurs du crépuscule. Dans quelques instants le jour allait paraître.

– Comme tout cela m’a pris du temps, murmura-t-elle. Et après la mauvaise nuit que j’ai passée hier, je ne me sens point fatiguée, pas la moindre envie de dormir.

Elle eut un sourire doux et triste.

– Il va venir le sommeil, et cette fois je dormirai longtemps, et le bruit des lourds camions ne me réveillera pas.

Elle avait de l’oppression, elle sentait quelque chose de lourd sur ses yeux.

– Voilà que cela commence, se dit-elle.

Elle se mit sur son lit, allongea les jambes, arrangea ses jupons, la jupe de sa robe et laissa tomber sa tête de côté, au milieu de l’oreiller, la figure tournée vers la porte.

Elle était bien ainsi pour mourir.

Au bout d’un temps assez long, elle éprouva un malaise indéfinissable. Elle se sentait prise d’une lassitude extrême, il lui semblait que, le voulût-elle, il lui serait impossible de se mouvoir ; elle était brisée, comme anéantie. Ses oreilles bourdonnaient, la respiration devenait de plus en plus difficile, et, sur son front couvert de sueur, elle sentait un poids énorme qui l’écrasait.

La tête lui tournait, elle croyait voir les objets se renverser et tout danser devant ses yeux.

Presque subitement, à cet état de malaise et de vertige succéda une demi somnolence qu’accompagna une sensation de bien-être infini. Il lui sembla qu’elle était enveloppée de ouate. Sa pensée, qu’elle ne pouvait plus fixer, s’échappait et se perdait dans le vague, et elle sentait son corps doucement bercé, enlevé par des mains invisibles et transporté dans une atmosphère fraiche, bienfaisante, inondée de rayons lumineux et parfumée d’enivrantes senteurs.

Elle ne dormait pas encore.

Elle était seulement dans cet état d’accablement général et de torpeur qui ressemble à une demi syncope.

Soudain, au milieu d’une illumination féerique, produite par une quantité innombrable de cierges allumés, elle se vit dans l’église de Longereau. Le prêtre, à l’autel, couvert des ornements sacerdotaux, chantait, accompagné de fraîches voix de jeunes filles et des sons harmonieux et sonores de l’orgue. Elle chantait aussi avec ses compagnes. Elle était vêtue de blanc, avait sur la tête, posée sur ses cheveux, une couronne de roses blanches, et le voile de mousseline claire qui l’enveloppait tombait sur ses pieds. Elle faisait sa première communion. Son père était là, grave, recueilli, à sa place habituelle, du côté des hommes. Sa mère aussi était là, versant des larmes de joie, qu’elle cachait en mettant sur sa figure son livre de messe ouvert.

Elle aspirait l’odeur de l’encens dont la fumée montait en spirales à la voûte du temple. Et tout à coup, à l’élévation, après un silence, quand tous les fronts étaient courbés, des milliers de voix venant du ciel se faisaient entendre. C’était le céleste concert des joies ineffables, le concert des anges.

Le silence se faisait de nouveau. Mais pourquoi ce jour était-il si beau pour Marie ? Pourquoi ce soleil de mai était-il plus éclatant que jamais ? Pourquoi aux arbres une si belle verdure qu’elle croyait la voir pour la première fois ? Pourquoi les fleurs avaient-elles de si doux parfums ? Pourquoi les oiseaux chantaient-ils comme ils n’avaient jamais chanté ? Pourquoi dans l’air tant de joie et de bonheur ?

Ah ! pourquoi, pourquoi !

C’est que, sur le seuil de l’église, au moment où elle y entrait, conduite par sa mère, un jeune homme de vingt ans, qu’elle n’avait pas vu depuis longtemps, s’était trouvé devant elle et lui avait mis dans la main un livre à fermoir d’argent, à dos d’ivoire, avec couverture de velours blanc, ayant un écusson sur lequel on lisait, incrusté en lettres d’or, le mot : Marie.

Le jeune homme, qu’elle ne s’attendait pas à voir et qui venait ajouter, par sa présence, à la beauté, à la splendeur de ce jour de fête, c’était André Clavière, son ami d’enfance, son frère. Le matin, n’avait-elle pas pleuré en pensant à lui et en se disant :

– Il ne sera pas là !

Et il était venu, et une grande partie de cette journée, elle la passerait avec lui.

Ce n’était pas un rêve, ni même une véritable hallucination, c’était un souvenir du passé que le temps n’avait pas effacé et qui se représentait à elle.

Quelles pouvaient être alors les pensées de la jeune communiante ? Nul ne saurait le dire. Dès la première enfance jusqu’au déclin de la vie, le cœur de la femme est insondable comme l’infini ; tout y est mystère. C’est l’inconnu.

Un second tableau succéda au premier. La tête travaillait toujours.

Marie passait devant une rangée de cercueils ouverts ; là, étaient couchés les morts qu’elle avait connus, aimés : son père, sa mère, sa marraine, des oncles, des tantes, des cousins, des cousines, d’autres encore. Elle s’arrêtait un instant devant chaque cercueil pour contempler la figure du cadavre, et à chacun elle adressait cette question :

« Est-ce que l’on est bien au ciel ? »

Arrivée au dernier cercueil, elle poussa un grand cri rauque, tout son corps frissonna et ses cheveux se hérissèrent.

Ce dernier cadavre était celui d’André Clavière. Il avait au milieu du front un trou profond d’où s’échappait du sang.

Ces lugubres images disparurent et Marie se trouva de nouveau transportée dans une église…

Ce n’était pas un jour de première communion ; mais comme aux plus grands jours de fête les orgues chantaient. Il y avait devant le maître-autel un homme et une femme agenouillés. La femme était jeune, très jolie, vêtue de blanc, couverte d’un voile très, long, très ample. C’était une mariée ; elle avait la couronne de fleurs d’oranger et le bouquet de mêmes fleurs à son corsage. Marie ne la connaissait pas ; mais au moment où, dans le marié, elle reconnaissait, le comte de Rosamont, des cris d’enfant retentirent, douloureux, désespérés.

Marie s’élança vers l’endroit d’où venaient ces cris et se trouva dans une pauvre chambre où il n’y avait pour tout meuble qu’un berceau et dans ce berceau l’enfant, qui criait toujours.

Cet enfant était un garçon, c’était l’enfant de Marie Sorel, le fils du comte de Rosamont, abandonné par son père. Elle le prit dans ses bras et, par de tendres caresses, le consola.

Sous la chaleur de ses baisers maternels, l’enfant prenait une vigueur extraordinaire ; il grandissait, grandissait, grandissait encore et devenait beau comme un prince de féerie. Ce n’était plus un enfant, c’était un homme.

Pendant ce temps le charbon enflammé poursuivait son œuvre.

Soudain, l’excitation du cerveau s’arrêta ; toutes les images du rêve s’effacèrent. Plus rien.

Et pâle, les yeux fermés, la bouche entr’ouverte, Marie était immobile sur son lit de mort.

Le soleil était levé. La grande ville ayant pris son repas s’était remise au travail. Partout du mouvement, du bruit.

Dans la rue, sous la fenêtre de Marie, une vieille femme criait d’une voix chantante :

– Du mouron pour les p’tits, p’tits oiseaux.

À son tour, une voix de petite fille, grêle et éraillée, répétait :

Du mouron pour les p’tits, p’tits oiseaux. Le charbon brûlait toujours.

Share on Twitter Share on Facebook