XVIII Le notaire

IL pouvait être deux heures et demie.

Me Mabillon, seul dans son cabinet, s’occupait à classer les pièces d’un volumineux dossier ouvert devant lui, lorsqu’un de ses petits clercs vint lui demander s’il pouvait recevoir Mme André Clavière.

Le notaire se redressa brusquement.

– Comment, si je peux recevoir Mme Clavière ? fit-il, mais tout de suite, tout de suite.

Le clerc se retira et, sur le seuil de la porte :

– Madame, dit-il, M. Mabillon vous attend.

La jeune femme entra.

Le notaire s’était levé ; il s’avança vers Marie et lui tendit la main, en disant :

– Chère madame, je ne m’attendais pas à avoir aujourd’hui l’honneur de votre visite ; soyez la bienvenue.

– Je vous remercie, monsieur, du gracieux accueil que vous me faites, répondit Marie un peu émue.

– L’accueil sera toujours le même.

Me Mabillon repoussa une chaise qui se trouvait près de son bureau et s’empressa d’avancer un fauteuil.

– Prenez la peine de vous asseoir, ma chère cliente.

– Oh ! monsieur, que d’attentions !

Il n’eut pas l’air d’avoir entendu, et, s’étant assis en face de la jeune femme :

– Ma chère cliente, veuillez me dire maintenant pourquoi vous êtes venue.

– J’ai un reçu à vous donner, balbutia-t-elle, devenant très rouge.

– C’est vrai, mais ce n’était pas aussi pressé que cela. Et vous venez exprès pour ce reçu ?

– Non, pas exprès, monsieur.

– Ah ! il y a autre chose.

– Oui, monsieur.

Voyant la jeune femme embarrassée, Me Mabillon lui dit avec sa bonhomie habituelle :

– Je vous écoute, ma chère cliente, de quoi s’agit-il ?

– Monsieur, je suis confuse, honteuse…

– Par exemple, répliqua vivement le notaire, voilà ce que je ne peux pas vous permettre.

– Vous allez me gronder, monsieur.

– Vous gronder, moi ?

– Monsieur Mabillon, la somme que vous m’avez remise hier…

– Eh bien ?

– Je l’ai déjà dépensée.

Le notaire eut un fin sourire et, en se frottant les mains :

– Cela prouve, chère madame, dit-il, que je n’avais pas tort en vous parlant hier comme je l’ai fait et que l’emploi des dix mille francs n’a pas été aussi difficile que vous le pensiez. Eh bien, vous voyez, je ne vous gronde pas, au contraire, je vous félicite. Je ne vous demande pas comment vous avez employé cet argent, cela ne me regarde en rien ; seulement, pourquoi me dire que vous l’avez dépensé, quand, en réalité, vous l’avez donné, ce qui n’est pas la même chose.

– Monsieur Mabillon, qui donc vous a appris ?

– On ne m’a rien appris, je devine ; je vous connais assez déjà pour être certain que votre première pensée a été pour les malheureux ; alors, sans tarder, vous avez soulagé quelques infortunes.

– Oui, monsieur. J’ai été un peu vite, n’est-ce pas ?

– Mais non, mais non ! On ne se hâte jamais trop quand il s’agit de faire le bien.

– Je voulais dire, monsieur, que vous trouviez peut-être que j’avais trop donné.

– Madame Clavière, répondit gravement le notaire, quand on le peut, on ne donne jamais trop à ceux qui souffrent.

– Quand on le peut, monsieur.

– Assurément. Ce n’est pas le pauvre qui peut sauver les autres de la misère.

Mise tout à fait à l’aise par les paroles encourageantes du notaire, la jeune femme reprit :

– Monsieur Mabillon, je ne vous ai pas tout dit.

– Ah !

– J’ai eu le désir de faire aussi quelque chose pour Charlotte Pinguet, mon amie, ma meilleure amie.

– C’est très bien.

– Pour faire ce que je voulais en faveur de mon amie, monsieur Mabillon, je me suis trouvée n’avoir plus assez d’argent.

– Et quelle somme vous a manqué ?

– Quinze cents francs.

– Mais vous vous êtes souvenue que je vous ai dit : « Quand il vous faudra de l’argent, vous n’aurez qu’à m’en demander.

– Oui, monsieur, je me suis souvenue.

– Eh bien, quelle somme voulez-vous ?

– Les quinze cents francs que j’ai promis à mon amie pour parfaire la somme de cinq mille francs.

– Et si, demain, une grande infortune imméritée vous est signalée, vous ne pourrez pas lui venir en aide. Ma chère cliente, vous ne me demandez pas assez.

– Je ne veux pas abuser…

– Abuser ? n’ayez pas cette crainte. D’ailleurs, l’argent que je vous donnerai n’est pas le mien, c’est le vôtre. Madame Clavière, vous avez le droit de faire beaucoup, vous entendez ? beaucoup, selon votre cœur et votre conscience.

Me Mabillon se leva et alla ouvrir son coffre-fort où il prit dix mille francs en billets de banque.

– Tenez, dit-il, en les remettant à la jeune femme, voici dix mille francs, ce sera un reçu de vingt mille francs que vous me signerez.

– Oh monsieur, fit Marie, vous venez de me dire que j’avais le droit de faire beaucoup ; mais pour donner à des malheureux, comme je l’ai fait hier et aujourd’hui, – plus de dix mille francs en moins de vingt-quatre heures, – il faut être riche, très riche.

– Oui, sans doute ; mais vous êtes riche, très riche, madame. Quand on est venu m’annoncer votre visite, je m’occupais précisément de vous, de votre fortune, veux-je dire. Elle se compose de propriétés foncières, d’immeubles et principalement de valeurs mobilières, rentes sur l’État, actions et obligations de chemins de fer, etc.… etc.… Toutes ces valeurs ont été déposées par mes soins à la Banque de France, au nom d’André Clavière. Il y a là, à la Banque de France, un capital de près de cinq millions. Trois maisons à Dijon, des vignes à Nuits et aux environs de Beaune, deux belles fermes dans la Côte-d’Or et une autre en Normandie, la forêt d’Armaillé, les bois de Liffol, de Cintré et de la Friouze représentent un capital d’environ trois millions. Enfin, ma chère cliente, la fortune qui vous est laissée par votre mari, peut être évaluée à huit millions en capital.

La jeune femme ahurie, stupéfiée, n’en pouvait croire ses oreilles. Elle se demandait si elle ne rêvait point.

Mais elle était bien dans le cabinet du notaire d’André, et c’était bien M. Mabillon qui lui parlait, la main posée sur le volumineux dossier. Celui-ci poursuivit :

– Les valeurs mobilières sont de premier ordre et la bonne moyenne du revenu est de cinq pour cent. Les fermes sont bien louées et en pleine prospérité. Les maisons sont gérées par un homme en qui nous pouvons avoir une entière confiance. Pour les bois, vu leur étendue et les distances qui les séparent, il y a deux régisseurs ; ils ont été choisis par M. Clavière père ; c’est dire qu’ils sont intègres et que nous pouvons compter sur eux. Les coupes de bois ont été aménagées avec intelligence et l’exploitation suit son cours régulier.

Jusqu’à présent, chère madame, et de tous les côtés, l’administration de l’immense fortune dont vous allez bientôt entrer en possession, ne laisse rien à désirer. Les recettes se font facilement, avec régularité, et les dépenses, fort importantes, étant donné le nombre des personnes que l’on emploie, n’ont rien qui soit de nature à attirer une attention soupçonneuse.

– Est-ce possible, monsieur, une si grande fortune ! fit Marie d’une voix vibrante d’émotion.

– Eh, oui, c’est possible, puisqu’elle existe. Croyez-vous, maintenant, avoir le droit de dépenser beaucoup.

– Je suis tout étourdie, monsieur ; il me semble que le poids de ces millions m’écrase.

Me Mabillon sourit.

– Vous aimerez faire le bien, dit-il ; alors ce qui vous semble si lourd aujourd’hui vous paraîtra léger. Écoutez, dussiez-vous dépenser chaque année vos revenus, votre fortune augmentera encore en capital, car les valeurs mobilières ne sont pas, actuellement, à beaucoup près, au cours qu’elles doivent forcément atteindre.

– Je ne connais rien à ces choses-là, dit tristement Marie.

– Soit. Mais je dois vous faire connaître, à quelque chose près, quel sera votre revenu annuel.

– Ai-je donc besoin de savoir cela, monsieur ?

– Sans doute, afin que vous puissiez baser vos dépenses sur vos ressources. Eh bien, ma chère cliente, vous n’aurez guère moins de trois cent soixante mille francs à dépenser par an.

– Trois cent soixante mille francs ! répéta-t-elle comme un écho.

– C’est-à-dire quelque chose comme mille francs à dépenser chaque jour.

Des larmes jaillirent des yeux de Marie.

Elle joignit les mains et leva ses beaux yeux vers le ciel en s’écriant d’une voix entrecoupée et avec un accent de tendresse indicible :

– Oh ! André ! Oh ! André !

– Oui, dit le notaire, cette grande fortune, il voulait la partager avec vous.

– Et il est mort, il est mort, lui qui méritait si bien de vivre !

Des sanglots s’échappèrent de sa poitrine gonflée.

Au bout de quelques instants elle reprit :

– Il me laisse cette immense fortune, je dois l’accepter ; je le dois à son affection pour la pauvre Marie Sorel et par respect de sa volonté.

– Et comme un devoir à accomplir, ajouta M. Mabillon.

– Oui, monsieur, comme un devoir, et ce devoir m’impose de faire tout le bien qu’il me sera possible. Sans doute, je me trouverai souvent embarrassée ; mais je penserai à lui, je me souviendrai de sa bonté, de sa générosité, des belles qualités de son noble cœur et je serai inspirée par ce souvenir.

– Oui, vous trouverez là l’inspiration.

– Il n’est plus, monsieur, mais il sera toujours avec moi.

– Voilà, pour le bien qu’il vous plaira de faire, les premiers jalons jetés ; parlons maintenant un peu de vous.

– De moi ?

– Vous avez une grande fortune, madame, et la fortune a ses exigences, elle réclamera que votre existence, votre manière de vivre, si vous aimez mieux, soit en rapport avec elle.

– Je ne comprends pas bien, monsieur.

– La fortune, ma chère cliente, impose le luxe. Vous devrez avoir une maison, c’est-à-dire des serviteurs, des chevaux, des voitures, des toilettes, des bijoux.

La jeune femme secoua la tête.

– Oh ! cela, monsieur, fit-elle, jamais !

– Permettez : on vit généralement selon ses moyens, chacun doit rester dans sa sphère ; ce que peut le riche n’est pas permis au pauvre ; il n’est pas admissible que le millionnaire puisse vivre comme un employé de bureau ou un ouvrier.

Pourquoi y a-t-il des domestiques ? Pour servir ceux qui peuvent les payer. Pourquoi, à Paris et ailleurs, toutes ces merveilles du luxe, madame ? Pour être achetées par ceux qui le peuvent.

Derrière le marchand, chère madame, il faut voir les petits, ceux qui vivent par le travail, les créateurs de toutes ces choses. S’il n’y avait personne pour acheter ce qu’ils produisent, ils ne pourraient plus travailler ; alors que deviendraient-ils ?

Ne faut-il pas que le littérateur vende ses livres, le peintre ses tableaux, le sculpteur ses statues ?

Je viens de parler du littérateur ; combien d’autres vivent avec lui de son travail. Il donne un manuscrit, il faut en faire un livre. Pour arriver à ce résultat que de bras employés : ceux qui préparent les matières qui serviront à la pâte du papier ; ceux qui fabriquent le papier ; ensuite viennent les compositeurs typographes, les employés d’imprimerie, machinistes et autres, puis les plieuses, les brocheuses et enfin les libraires.

Il faut que tout le monde vive et, Dieu merci, grâce à l’écoulement de ce qui est produit dans tous les genres, tout le monde vit.

Pour le riche, chère madame, se livrer à des dépenses qu’il peut faire est encore une manière de faire le bien et de se rendre utile aux autres.

– Vous avez raison, monsieur Mabillon, et, cette fois, je vous ai très bien compris ; mais quoi que vous en disiez, j’ai des habitudes de simplicité et des goûts modestes que la fortune ne changera point.

Elle ajouta avec un sourire doux et triste :

– Je ne suis point née pour les grandeurs ; mais si je ne m’entoure pas du luxe que vous désirez, je m’efforcerai, néanmoins, d’être utile aux autres.

Souvent, je crois, monsieur Mabillon, j’aurai besoin de vos bons conseils, j’espère que vous ne me les refuserez point.

– Je suis naturellement votre conseil, puisque vous êtes ma cliente, et permettez-moi d’ajouter que je suis aussi votre ami sincère, comme j’étais celui de M. André Clavière. Chaque fois que vous aurez besoin de moi et de mes conseils, chère madame, je serai à vos ordres.

Vous avez aussi un ami, un ami précieux dans M. le docteur Abel ; dans maintes circonstances il pourra vous donner d’excellents conseils.

– Oh ! je n’oublie pas le bon docteur.

– Ainsi vous allez rester dans votre petit logement de la rue de Chabrol ?

– Pendant quelque temps encore ; mais dès que vous n’aurez plus besoin de moi à Paris, je m’en éloignerai.

– Où irez-vous ?

– Je ne le sais pas encore ; je verrai.

– N’avez-vous pas déjà quelques projets ?

– Aucun.

– Cependant, vous pensez à votre enfant ?

– Beaucoup, monsieur, beaucoup ; André et lui occupent entièrement mon cœur.

Elle se remit à pleurer.

– Ah ! s’écria-t-elle d’un ton douloureux, pourquoi André n’est-il pas réellement son père ?

– Il se passe d’étranges choses dans l’âme de cette malheureuse, pensa M. Mabillon.

Il prit la main de Marie, et la serrant doucement :

– Allons, allons, dit-il d’un ton affectueux, ne vous faites aucun reproche ; vous avez été trompée, la responsabilité de votre faute retombe sur un autre, et tout vous sera pardonné, car vous serez une bonne mère.

– Je ne vivrai que pour mon enfant, monsieur, et pour garder pieusement le souvenir d’André.

– Sans doute, vous garderez le souvenir de votre époux ; mais vous êtes jeune, très jeune, dix-huit ans et demi, vous n’êtes pas condamnée à un éternel veuvage.

La jeune femme tressaillit et se redressa brusquement. Il y avait dans son regard comme une flamme.

– Monsieur Mabillon, dit-elle d’un ton accentué, je porterai toute ma vie le vêtement de deuil.

*

* *

Le comte Maxime de Rosamont était marié.

Ainsi qu’André Clavière l’avait annoncé à Marie Sorel, le mariage civil avait eu lieu le lundi, jour du duel dans le bois de Saint-Cucufa, et le lendemain, mardi, la bénédiction nuptiale avait été donnée aux jeunes époux en l’église Sainte-Clotilde devant une nombreuse assistance.

En entrant à l’église, le regard du comte avait rencontré celui du baron de Simiane et ils avaient échangé un froid salut. Entre eux l’amitié n’existait plus.

Le baron le comprit si bien qu’il ne se rendit point à la sacristie, après la cérémonie religieuse, comme c’est l’usage.

Comme nous le savons, la provocation qui avait amené le duel, avait eu lieu en présence du comte de Rosamont ; mais n’ayant pas revu de Simiane et n’ayant entendu parler de rien, il avait pu supposer que l’affaire s’était arrangée. Du reste, au milieu de toutes les préoccupations de son mariage, ses pensées avaient été forcément éloignées des choses extérieures.

Le mardi soir, après la réception et le lunch à l’hôtel de Noyons, le comte et sa jeune femme étaient partis pour faire leur voyage de noces.

Ils devaient visiter la Suisse, se rendre ensuite en Allemagne et en Autriche, entrer en Italie par le Tyrol, traverser la péninsule à petites journées, puis revenir à Paris.

L’absence devait être de six ou huit mois.

Pendant ce temps les deux familles de Rosamont et de Noyons agiraient afin d’ouvrir la carrière diplomatique au jeune comte, en le faisant nommer secrétaire d’une ambassade.

Ce fut seulement en Allemagne, par un journal parisien qui lui tomba sous la main, que M. de Rosamont apprit le duel et en même temps la mort de l’adversaire du baron de Simiane. Toutefois, le journal ne parlait pas de Marie Sorel et était muet sur le mariage qui avait précédé de quelques heures la mort d’André Clavière.

Le comte éprouva un sentiment de pitié en pensant à ce jeune homme, au cœur noble et généreux, qui avait payé de sa vie son dévouement à une amie d’enfance, le titre de défenseur qu’il s’était donné.

– Car, se disait le comte, c’est pour elle qu’il est mort. Pauvre jeune homme !

Toute cette journée M. de Rosamont fut en proie à une tristesse et à de sombres pensées que la jeune comtesse ne put parvenir à dissiper. Maxime songeait à celle qu’il avait abandonnée et il se demandait :

– Que va-t-elle faire ? que deviendra-t-elle ?

Ah ! s’il avait su qu’elle portait un enfant dans son sein et que cet enfant était le sien !

Si quelqu’un était venu lui dire cela, il aurait été atterré.

Peut-être le sort de la mère et de l’enfant l’aurait-il constamment préoccupé. Peut-être il aurait eu des regrets et même des remords.

Trop tard. Le mal qu’il avait fait était irréparable.

Dans les premiers temps, le souvenir de la pauvre Marie lui revenait sans cesse et l’image de celle qui l’avait trop aimé le poursuivait jusque dans son sommeil. Il la voyait pâle, flétrie, accablée par la douleur, les yeux rougis par les larmes. Il croyait l’entendre encore lui crier d’une voix étranglée :

« – Je travaillais, je gagnais ma vie, j’étais tranquille, heureuse, pourquoi ne m’avez-vous pas laissée où j’étais ? »

Que de reproches et en même temps que de douleur vraie il y avait eus dans ces paroles de Marie !

La jeune comtesse de Rosamont, sans être jolie, nous l’avons dit, avait dans l’expression de la physionomie, dans le regard et le sourire ce qui plaît, ce qui charme. Elle avait une instruction solide, la finesse de l’esprit et une grande pénétration. Tour à tour sérieuse et enjouée, et toujours d’une humeur charmante, sa conversation était on ne peut plus agréable ; elle trouvait facilement le moyen de captiver son mari.

Mais il y avait mieux que cela encore, une autre chose qui ne pouvait laisser le comte indifférent : la jeune comtesse aimait, adorait Maxime.

Quand deux êtres ont été unis pour la vie, toujours l’amour de l’un appelle l’amour de l’autre, et il est impossible, à moins d’une de ces antipathies insurmontables dont les causes sont ou morales ou physiques, que l’amour sollicité ne réponde pas aux avances qui lui sont faites.

Le comte de Rosamont ne s’était pas marié par entraînement d’amour ; il avait épousé Louise de Noyons parce que sa mère et d’autres personnes l’avaient désiré et lui avaient fait voir tous les avantages de ce mariage.

Mais il sentit bien vite que le cœur de sa femme était tout à lui, et, à son tour, il aima sa femme.

Dès lors il pensa moins à Marie Sorel et, peu à peu, sous les chaudes caresses de l’épouse, le souvenir de la maîtresse abandonnée s’effaça.

La Comtesse n’avait pas lutté contre un ennemi ignoré ; elle avait travaillé à ce qu’il n’y eût dans le cœur de son mari qu’une seule place, celle qu’elle avait le droit d’y occuper.

Victorieuse, elle ne fit point parade de son triomphe, et ce fut discrètement qu’elle en savoura la jouissance.

Cependant l’ancienne maîtresse n’était pas si complètement oubliée que son souvenir ne pût revivre.

Plus tard, après des années écoulées, la pensée du comte de Rosamont devait se reporter fatalement sur Marie Sorel.

C’était là, entre une mère et son enfant, que le séducteur était attendu pour le châtiment.

*

* *

Il nous reste peu de choses à dire pour terminer la première partie de notre récit, que nous pourrions appeler aussi bien la première époque ; car c’est pendant vingt-six années que nous allons suivre nos personnages à travers les événements et les péripéties dramatiques auxquels ils seront mêlés.

Le baron Raoul de Simiane et les quatre témoins du duel devaient être poursuivis ; c’était inévitable.

Trois jours après les obsèques d’André Clavière, ces messieurs reçurent chacun une lettre du parquet de Versailles les invitant à se présenter devant le juge d’instruction. L’affaire, peu intéressante, d’ailleurs, allait suivre son cours.

M. de Simiane n’avait pas beaucoup à craindre, car en ces circonstances, la justice, selon nous, ne se montre pas assez sévère. Mais pour le meurtrier d’André et les témoins il y avait les dérangements et les ennuis de toutes sortes occasionnés par une poursuite judiciaire.

Étant donnée la bénignité de la justice en matière de duel, laquelle voit dans celui qui a tué, un homme ayant donné la mort sans intention de la donner, le baron de Simiane en serait quitte pour une forte amende et peut-être, si le juge était quinteux, pour quelques jours de prison. Quant aux témoins, ils ne pourraient être condamnés qu’à payer une légère amende.

Quinze jours après son inhumation dans le caveau provisoire du cimetière de La Celle-Saint-Cloud le corps d’André Clavière fut transporté au cimetière du Père-Lachaise. Déjà le monument funèbre, tel que l’avait désiré la veuve, était édifié. C’était une petite chapelle fermée par une porte de bronze, presque sans ornements extérieurs, mais entièrement construite en beau marbre blanc d’Italie. À l’intérieur il y avait un autel, également en marbre blanc et noir, sur lequel la main pieuse de Marie avait placé une statuette de la vierge, un Christ et deux anges agenouillés ayant les ailes traînantes.

Sur le devant de l’autel on lisait l’épitaphe suivante :

ICI REPOSE

LE CORPS DE LOUIS-ANDRÉ CLAVIÈRE

NÉ À LONGEREAU (Côte-d’Or), LE 28 AVRIL 1836

DÉCÉDÉ À LA JONCHÈRE (Seine-et-Oise)

LE 19 MAI 1862

Requiescat in Pace.

Deux mois plus tard, la jeune veuve entrait en possession de son héritage et déléguait tous ses pouvoirs à Me Mabillon qui devenait ainsi, au nom de sa cliente, l’administrateur général de l’immense fortune laissée par André Clavière.

La présence de Marie à Paris n’était plus nécessaire.

Elle partit.

À l’exception de Me Mabillon, du docteur Abel Chevriot, de Philippe Beaugrand, du chirurgien-major Charles Balley et des époux Pinguet, personne ne savait où elle était allée.

Les habitants de la rue de Chabrol et même de tout le quartier s’étaient intéressés à la jeune femme ; ils s’occupèrent beaucoup de son départ précipité, inattendu, qui ressemblait à une fuite.

On ne pouvait pas interroger à ce sujet Mme Durand, la concierge ; celle-ci avait disparu le même jour que la jeune veuve. Et l’on se demandait :

– Qu’est-il donc encore arrivé à cette pauvre Marie ? Bien sûr, il y a là un nouveau malheur. Et la concierge, qui disparaît aussi ; est elle donc partie avec sa locataire ? Qu’est-ce que tout cela veut dire ?

On cherchait à s’expliquer, à deviner les causes, mais on ne comprenait pas.

On ne savait pas, on ne pouvait pas savoir que ce jeune homme, qui avait épousé Marie Sorel à son lit de mort, lui avait laissé une fortune de huit millions.

Un seul individu, en causant avec une personne de Longereau, de passage à Paris, avait appris, sans en connaître toutefois l’importance, qu’André Clavière avait laissé à sa veuve une assez belle fortune.

Cet individu dont nous parlons était l’oncle par alliance de Marie Sorel, Joseph Gallot, que ses camarades de débauche avaient surnommé le Borgne.

Joseph Gallot avait jeté son marteau au pied de l’enclume et brisé sa lime sur l’étau ; il ne travaillait plus. Faire de la serrurerie, c’est dur, ça donne trop de mal. Associé à des repris de justice, à des forçats en rupture de ban, le misérable était devenu voleur. Il devait en arriver là. Il prenait part à des attaques nocturnes et, en sa qualité de serrurier, il était passé maître en l’art de forcer les portes et les serrures des meubles des maisons de la banlieue.

– Puisque ma nièce est riche, s’était-il dit, il faut que j’aie ma part du gâteau qu’elle a à manger.

Mais la jeune femme n’était plus à Paris.

– Où est-elle ? se demanda Gallot avec un sinistre grincement de dents.

Oh ! je la chercherai, et si bien que je la retrouverais.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE

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