XVII Dix mille francs

Charles Balley et Philippe Beaugrand passèrent la nuit entière auprès de leur ami. À minuit, ils avaient obligé Marie à aller se reposer. Elle ne s’était pas déshabillée ; elle s’était jetée sur le lit prête à accourir au premier appel. Vers deux heures, brisée par la douleur et aussi par la fatigue des veilles précédentes, elle s’était endormie d’un profond sommeil.

Le malade était d’une faiblesse extrême ; il avait des sueurs froides successives et dans la gorge un râle de sinistre présage. On voyait que la vie s’éteignait en lui et lui-même le sentait. Il ne perdait rien de sa lucidité ; stoïque, il conservait toute sa présence d’esprit.

Il parlait de sa mort prochaine avec calme, comme d’une chose sans aucune importance. S’il avait toujours le regret de mourir si jeune, de dire adieu au bonheur, à toutes les joies rêvées, il ne le laissait point voir. Du moment qu’il avait su que ses jours étaient comptés, il s’était résigné, et, en lui, le renoncement à la vie s’était fait complet.

Il lui avait été donné de faire une chose qu’il considérait comme un grand devoir, un devoir sacré ; il en remerciait Dieu et ses amis. Pour lui, à cette heure suprême, c’était tout d’avoir donné son nom à Marie Sorel, d’avoir assuré son avenir.

C’était surtout de sa femme, de sa chère Marie, qu’il parlait à ses amis. Et avec quelle émotion, quelle chaleur, quelle âme il la leur recommandait.

Sa voix devenait de plus en plus faible.

Pour la vingtième fois, peut-être, il répétait : « – Veillez sur Marie, ne l’abandonnez jamais, soyez-lui dévoués, » lorsque, tout à coup, il ne put plus articuler un mot ; sa langue semblait paralysée.

Il eut des spasmes violents, puis il se raidit et ses yeux démesurément ouverts devinrent hagards et prirent une fixité effrayante. Le râle, plus fort, semblait déchirer sa gorge.

Il était alors cinq heures du matin.

Un quart d’heure plus tard, Marie entra dans la chambre.

André était à l’agonie. La jeune femme le comprit à l’air consterné, désolé des deux amis. Elle se précipita sur le lit, entoura son mari de ses bras et le couvrit de baisers.

André parut se ranimer et eut encore la force de dire :

– Marie, chère Marie !

La malheureuse était comme folle.

– Puisque tu meurs, s’écria-t-elle, emporte-moi avec toi dans la tombe ! Je suis ta femme, je t’appartiens !

La poitrine du mourant se souleva, un soupir s’en échappa et, brusquement, le râle cessa.

C’était fini, André n’était plus.

Marie poussa un grand cri rauque, et, les lèvres collées sur le front du mort, elle s’évanouit.

Philippe la prit dans ses bras et la porta dans sa chambre, sur son lit, pendant que le docteur Balley fermait les yeux du défunt.

*

* *

Les obsèques eurent lieu le surlendemain.

Quelques personnes seulement y avaient été invitées ; mais, la veille, presque tous les journaux de Paris, ceux de Versailles et de Saint-Germain avaient parlé du duel et de la mort regrettable de M. André Clavière, blessé mortellement par son adversaire, M. le baron Raoul de Simiane ; aussi, bien que le départ de la maison mortuaire eût été fixé à dix heures précises, dès neuf heures et demie, les jardins de la propriété Leblond étaient envahis par une foule nombreuse, qui arrivait de tous les côtés, des communes voisines, de Versailles, de Saint-Germain, de Paris. Beaucoup de journalistes, d’officiers, de médecins ; plusieurs ingénieurs.

Et André Clavière, un inconnu, eut un convoi imposant.

Derrière le char funèbre, conduisant le deuil, marchait péniblement Marie, vêtue de noir, avec le long voile de crêpe des veuves, ayant à ses côtés Charles Balley et Philippe Beaugrand.

Immédiatement derrière eux venaient Me Mabillon, le docteur Abel Chevriot, Mme Leblond, Mme Durand, la concierge de la rue de Chabrol, M. et Mme Pinguet, les amis de Marie Sorel. Plus de trois cents personnes suivaient, graves, recueillies. Comme on ne se connaissait pas, on était silencieux ; de temps à autre, entre voisins, tristement, on échangeait seulement quelques rares paroles.

C’était un coup terrible que la mort d’André avait porté au cœur de Marie. La douleur de la jeune veuve était immense. Revenue de son évanouissement, elle était restée pendant les deux jours dans un état de torpeur qui n’avait pas été sans beaucoup inquiéter ses amis. Elle ne disait rien ; aux paroles qu’on lui adressait, elle répondait par oui ou par non, et c’était tout. Ce mutisme avait quelque chose d’effrayant.

Toujours concentrée en elle-même, elle semblait plongée dans une méditation profonde, et l’on se demandait avec inquiétude à quoi elle pouvait songer.

Pauvre Marie ! elle pensait à son avenir désolé, à ce qu’elle allait devenir.

Que ferait-elle ? Que devait-elle faire ?

André lui laissait une fortune. Ah ! elle n’y pensait guère à cette fortune.

Philippe Beaugrand et Charles Balley y avaient pensé, eux, et ils étaient restés stupéfiée quand, ayant interrogé le notaire, celui ci leur avait fait connaître le chiffre de l’héritage de la veuve.

Ils n’avaient point parlé de cela à Marie, jugeant que le moment serait mal choisi. Ils imitaient en cela la réserve et la discrétion de Me Mabillon.

Absorbée dans sa douleur, comme elle l’était, la jeune veuve ne s’occupait de rien, et si Mme Leblond et Charlotte Pinguet n’eussent pas pris sur elles de se mêler de certains détails, Marie n’aurait pas eu un vêtement de grand deuil pour suivre le cercueil de son mari.

Ce jour-là, la petite église de la Celle-Saint-Cloud se trouva réellement trop petite ; la moitié des assistants n’y purent trouver place et durent rester sur la place, devant le portail ouvert.

Le corps fut inhumé dans le caveau provisoire du cimetière de la Celle, en attendant son transport à Paris, au cimetière du Père-Lachaise, où Philippe Beaugrand s’était déjà occupé de l’achat d’un terrain.

Marie, qui, à l’église et au cimetière, n’avait pas cessé un instant de pleurer, de sangloter, fut ramenée chez elle, rue de Chabrol, par son amie Charlotte et Mme Durand.

Dans la soirée, la jeune femme reçut la visite de Me Mabillon.

– Madame, lui dit-il, je ne viens pas aujourd’hui vous parler de vos affaires ; je dois laisser à votre grande douleur le temps de s’adoucir un peu ; je puis vous dire, cependant, que je vais faire diligence afin que vous soyez mise promptement en possession de l’héritage de votre mari.

– Ah ! son héritage ! fit-elle avec un accent de profonde amertume.

– Vous saurez le bien employer, madame, j’en ai la conviction. Mais voici pourquoi je suis venu vous trouver : M. André Clavière, dans un entretien que j’ai eu avec lui, trois jours avant sa mort, m’a fait plusieurs recommandations, celle, entre autres, de veiller à ce que vous ne manquiez de rien.

Or, madame, comme vous pouvez avoir à prendre certaines dispositions et qu’on ne peut rien faire sans argent, je vous apporte dix mille francs dont vous voudrez bien me donner reçu lorsque j’aurai l’honneur de vous recevoir dans mon étude.

Le notaire posa sur la table une forte liasse de billets de banque.

– Je n’ai pas besoin d’ajouter, madame, reprit-il, que si cette somme n’était pas suffisante, elle serait augmentée selon vos désirs.

La jeune femme regarda le notaire avec une sorte de stupéfaction.

– Mais, monsieur, dit-elle, je n’ai pas besoin d’argent, que voulez-vous que je fasse de cette grosse somme ?

– Je ne le sais pas. Mais si, en ce moment, vous ne voyez pas comment vous pourrez l’employer, dans quelques jours, peut-être…

Marie secoua tristement la tête.

– J’ai toujours été pauvre, monsieur, dit-elle, et je n’aurai jamais de grands besoins. Mes goûts sont modestes, et mon cher André m’aurait-il laissé un million que je ne saurais rien changer à ma manière de vivre.

Le notaire eut un doux sourire.

– Vous ferez du bien autour de vous, dit-il. Ceux qui sont vraiment bons peuvent faire beaucoup, beaucoup quand ils sont riches. Enfin, et en attendant, je vous laisse ces dix mille francs.

Il ajouta, en la regardant avec intérêt :

– Il faut que vous appreniez peu à peu la bonne manière dont les gens riches emploient leur argent.

Sur ces mots il se leva et prit congé de la jeune femme.

– Allons, se disait-il en descendant l’escalier, cette fois, voilà une grande fortune qui tombe en bonnes mains.

Les yeux de Marie, fixés sur les billets de banque, s’étaient mouillés de larmes.

Les dernières paroles de Me Mabillon l’avaient frappée.

– La bonne manière dont les gens riches emploient leur argent, se disait-elle, c’est de faire le bien sous toutes ses formes ; c’est donner aux pauvres, venir en aide aux malheureux, soulager les misères, les souffrances. Faire le bien ! Mais ce ne doit-pas toujours être facile de faire le bien. On doit se tromper souvent et plus souvent encore être trompé. Ce ne sont pas toujours les vrais pauvres qui tendent la main ; ce ne sont pas toujours les véritables misères qui implorent.

Elle serra les billets de banque dans son armoire, revint s’asseoir et pendant un assez long temps, la tête inclinée sur sa poitrine, elle resta rêveuse.

Un peu avant la nuit, la concierge monta à Marie quelque chose à manger.

La jeune femme lui dit :

– Vous savez, madame Durand, que j’ai eu la visite du notaire de mon pauvre André ?

– Oui, car il m’a parlé avant de monter chez vous et encore quand il est descendu ; sa visite n’a pas été longue.

– Il est venu seulement m’apporter de l’argent, une grosse somme, dix mille francs.

– Dix mille francs ! exclama la concierge, mais c’est une fortune.

– C’est vrai, et à ce sujet, madame Durand, je réclame vos conseils.

– Mais je ne vois pas, vraiment, quels conseils je peux vous donner.

– Aidez-moi à trouver l’emploi d’une bonne partie de cet argent.

– Dame, je ne sais pas, moi. Vous pourrez faire dire beaucoup de messes pour le repos de l’âme de votre mari.

– Certainement, madame Durand, je ferai dire des messes à son intention ; mais je crois qu’il m’est possible de mieux encore honorer sa mémoire.

– Je crois comprendre, vous voulez faire des aumônes.

– C’est à peu près cela ; je voudrais venir en aide à quelques malheureux, secourir des gens dans la peine. Ne connaissez-vous pas quelques personnes dignes de mes bienfaits ?

– Si, vraiment, madame Marie, et dans cette rue même vous pouvez exercer votre charité.

– Dites, madame Durand.

– Il y a d’abord Joseph Hallut, le maçon ; l’autre semaine, le pauvre homme est tombé d’un échafaudage et s’est brisé les deux jambes ; la mairie fait quelque chose pour lui et aussi l’entrepreneur, son patron ; mais il a six enfants dont le plus jeune n’a que deux mois, la famille est dans la misère.

– Voilà des malheureux bien à plaindre, dit Marie très émue.

Elle prit une feuille de papier sur laquelle elle écrivit :

« Joseph Hallut : 500 francs. »

– Continuez, madame Durand.

– Il y a la pauvre mère Richard dont le mari est mort l’année dernière, laissant trois enfants en bas âge ; là aussi, misère noire.

– Une veuve, trois orphelins, murmura Marie.

Et elle écrivit :

« Veuve Richard : 500 francs. »

– Après, madame Durand ?

– Je peux vous indiquer maintenant la femme Rateau ; jusqu’au mois de mars dernier elle faisait des ménages, bien qu’elle eût au moins, soixante-cinq ans ; la pauvre est aujourd’hui paralysée des deux jambes ; elle n’a pour vivre que ce que les bonnes gens lui donnent et c’est si peu que, souvent, elle souffre de la faim.

« Femme Rateau, écrivit Marie : 200 francs. »

La concierge continua à signaler les infortunes, les misères qu’elle connaissait.

C’étaient des malheureux qui allaient être expulsés du logement qu’ils occupaient par un propriétaire impitoyable. C’était une brave et honnête mère de famille, dont le mari, un brutal, un ivrogne, n’apportait jamais un sou au logis ; la pauvre victime, sans pouvoir y arriver, se tuait à la peine pour nourrir ses enfants. C’était une malheureuse jeune fille abandonnée par son séducteur ; elle était à la veille d’être mère et ne pouvait pas acheter les choses de première nécessité pour recevoir son enfant.

Marie ne put retenir ses larmes ; l’histoire de cette pauvre fille ressemblait tant à la sienne !

La concierge ne s’arrêtait pas. On aurait pu s’étonner qu’elle connût tant de pauvres gens ; mais, à Paris, les infortunes sont si nombreuses ! Elle avait quitté la rue de Chabrol et, cherchant dans sa mémoire, elle courait à travers la ville.

Quand elle eut fini, Marie fit son addition ; le total donna trois mille cinq cents francs. Elle trouva que ce n’était pas beaucoup et se dit :

– Je recommencerai.

La concierge avait l’air de chercher encore dans sa mémoire.

– Est-ce bien tout ? lui demanda Marie.

– Oui, c’est tout.

– Madame Durand, vous oubliez que vous-même avez une sœur très malheureuse.

– Oh ! madame Marie, je ne voudrais pas…

– Sa maison incendiée, continua la jeune femme, les récoltes brûlées, la ruine complète d’une famille ; le travail de dix années perdu… Pour que la maison soit reconstruite, vous avez envoyé là-bas, au village, toutes vos économies, quelques centaines de francs, et ce n’est pas suffisant. L’habitation ne se reconstruit pas, et votre sœur, son mari et ses enfants sont logés par charité sous un hangar ouvert à tous les vents.

Marie alla prendre mille francs dans son armoire et les mit dans la main de la concierge, en lui disant :

– Demain, madame Durand, vous enverrez ces mille francs à votre sœur et la prierez de mettre quelquefois le nom d’André Clavière dans ses prières.

La concierge tomba à genoux devant la jeune veuve en sanglotant.

– Ah ! s’écria-t-elle, je l’ai toujours dit, vous êtes un ange du bon Dieu !

Dans la soirée, Marie écrivit au maire de Longereau. Elle lui envoyait mille francs pour être distribués aux pauvres de la petite ville, au nom d’André Clavière.

Sa lettre fermée, avec les cinq cachets de rigueur, elle se mit au lit. Cette journée avait été bien remplie.

Le lendemain la jeune veuve se leva de bonne heure, s’habilla, mit dans sa poche dix billets de banque de cent francs et descendit chez la concierge tenant dans sa main la lettre au maire de Longereau et la somme destinée aux malheureux de la rue de Chabrol.

– C’est vous, madame Durand, dit-elle, que je prie de faire cette distribution.

– Ce sera avec le plus grand plaisir, madame Marie ; mais où allez-vous donc de si bonne heure ?

– D’abord porter cette lettre au bureau de poste ; ensuite j’assisterai à une messe à Saint-Vincent-de-Paul.

Marie fit comme elle avait dit, et, après la messe, elle remit au curé mille francs pour les pauvres de la paroisse.

Elle revint chez elle.

Vers dix heures elle reçut Philippe Beaugrand, qui venait s’informer de sa santé.

– Vous voyez, dit-elle, je suis aussi bien que possible, grâce à une occupation que j’ai donnée à mes pensées ; j’ai beaucoup pleuré hier et encore dans la nuit ; ce matin je n’ai plus de larmes, comme si la source en était tarie ; j’en ai tant versé de ces larmes ! Mais si ma douleur ne se manifeste plus extérieurement, elle est toujours aussi vive.

Hier, dans l’après-midi, M. Mabillon est venu me voir. Il s’était imaginé que j’avais besoin d’argent, il m’a remis dix mille francs. « – Que voulez-vous que je fasse de cette grosse somme ? lui dis-je. – Vous en trouverez l’emploi, » me répondit-il. Et il ajouta :

« – Il faut que vous appreniez la bonne manière dont les gens riches se servent de leur argent. » – Ces paroles m’ont fait réfléchir, et en pensant à André, j’ai songé à tous les malheureux qui souffrent sur la terre.

Alors, la concierge m’en a indiqué quelques-uns, et comme si j’étais millionnaire, en véritable prodigue, j’ai déjà dépensé presque tout. Peut-être ai-je eu tort.

– Non, certes, vous avez eu raison, au contraire.

– Ainsi, vous m’approuvez ?

– Absolument. Est-ce que le notaire ne vous a pas fait connaître le chiffre de la fortune que vous laisse votre mari ?

– Il ne m’a rien dit de cela.

– Ah !

– Ce n’est point une de mes préoccupations, il me faut si peu pour vivre ! D’ailleurs, je ne veux pas rester inactive, je travaillerai.

– Quelle adorable femme ! pensa Philippe.

Elle reprit :

– J’ai envoyé mille francs au maire de Longereau pour être distribués aux nécessiteux de la petite ville où André et moi sommes nés ; ce matin je suis allée à l’église et j’ai donné mille francs à M. le curé pour les pauvres. Les malheureux de la rue de Chabrol, que m’avait indiqués Mme Durand, sont maintenant secourus.

Il me reste encore seize cents francs à distribuer à de braves gens qui sont dans le malheur et dont j’ai les noms et les adresses. C’est dans Paris et assez loin ; je ne peux pas y aller moi-même ; si vous vouliez vous charger de cette petite distribution, monsieur Beaugrand, je vous en serais reconnaissante.

– Je le ferai avec empressement.

– Merci. Tenez, voici la somme, et, sur ce feuillet, les noms et les adresses.

Philippe jeta les yeux sur les adresses.

– Ce n’est qu’une petite promenade de moins de deux heures, fit-il.

– Il ne me reste plus, maintenant, que trois mille cinq cents francs. Suis-je assez dépensière ! Et dire que, d’abord, je croyais ne jamais pouvoir trouver l’emploi des dix mille francs.

– Et qu’allez-vous faire de ce qui vous reste ?

– Oh ! je ne le garderai pas longtemps ; j’ai mon idée.

Ils causèrent encore quelques instants, puis Philippe quitta la jeune femme pour aller remplir la mission dont il s’était chargé.

Peu de temps après, Charlotte Pinguet se présenta. Elle venait, comme M. Beaugrand, prendre des nouvelles de son amie.

– Ma chère Charlotte, je t’attendais, lui dit Marie après l’avoir embrassée.

– Oui, n’est-ce pas ? tu savais bien que je ne laisserais point passer la journée sans venir te voir. Tu es calme, tu n’as point l’air trop fatiguée, me voilà tranquillisée.

– Charlotte, depuis cette cruelle maladie qui a failli te l’enlever, ton mari n’a pu encore reprendre ses forces, et ce n’est pas de longtemps qu’il pourra se remettre à voyager. Peut-être même serait-il bon qu’il renonçât à ses voyages.

– Oui, il le faudrait ; mais nous ne sommes pas riches, et tu le sais, Marie, je ne gagne pas beaucoup.

– Je sais aussi que ton rêve serait d’avoir un petit magasin de modes où, à tes chapeaux, tu joindrais les fleurs et la mercerie.

– Rêve irréalisable.

– Peut-être. Voyons, combien te faudrait-il pour t’établir ?

– Oh ! il y a longtemps que j’ai fait tous mes calculs ; il me faudrait cinq mille francs pour ouvrir la petite boutique ; avec les premiers bénéfices, je les crois certains, j’augmenterais au fur et à mesure la quantité des marchandises. Mais il n’y faut plus songer ; ce que nous avions économisé, en vue de notre établissement, a été emporté par la maladie.

Marie était visiblement contrariée. Elle voulait réaliser le rêve de son amie ; mais il fallait pour cela cinq mille francs et elle n’avait plus que trois mille cinq cents francs.

Soudain, elle se rappela que le notaire lui avait dit :

« – Si ces dix mille francs ne sont pas suffisants, j’augmenterai la somme selon vos désirs. »

Aussitôt son visage s’éclaira.

– Charlotte, dit-elle, tu ouvriras ta boutique, car tu auras les cinq mille francs qu’il te faut.

– Marie, que veux-tu dire ?

La jeune veuve se leva, entra dans sa chambre et revint avec ses derniers billets de banque, qu’elle mit dans la main de son amie, en disant :

– Tiens, Charlotte, voilà une partie de la somme, ce soir tu auras le reste.

– Mais… mais… balbutia la modiste, n’en pouvant croire ses yeux et ses oreilles, si je ne réussis pas, je ne pourrai pas te rembourser et tu perdras.

– Je ne te prête pas, mon amie, répondit Marie, je te donne.

Les deux jeunes femmes tombèrent dans les bras l’une de l’autre.

Mme Pinguet pleurait à chaudes larmes.

La jeune veuve éprouvait une satisfaction, disons mieux, une joie qui jusqu’alors lui avait été inconnue.

Elle faisait l’apprentissage de la charité et sentait combien il est doux pour le cœur d’être une bienfaitrice.

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