XVI Le fils

À la gare d’Orléans, André Clavière se jeta dans une voiture de place et se fit conduire rue de Varenne, à l’hôtel de Rosamont. Telle nous avons vu cette opulente demeure pendant la maladie de la comtesse et après sa mort, telle nous la revoyons aujourd’hui, silencieuse derrière ses persiennes closes.

Il semble que, déjà, la mort a apporté là un nouveau deuil. André entra dans l’hôtel et fut reçu dans une antichambre par un vieillard qui essuyait ses yeux mouillés de larmes.

C’était Antoine, le premier valet de chambre du comte, à qui nous pourrions donner le titre de valet de chambre honoraire, car depuis quelques années ses soixante-dix ans sonnés et une forte obésité ne lui permettaient plus de faire son service comme autrefois.

Antoine avait suivi le diplomate dans toutes ses résidences, et bien qu’il eût acquis une honnête aisance et le droit au repos, il avait voulu rester quand même à l’hôtel, déclarant qu’il tenait à mourir au service de son maître.

– Est-ce vous qui êtes M. Pierre Lireux ? lui demanda André.

– Non, monsieur ; je suis Antoine, le vieux valet de chambre de M. le comte ; M. Pierre est le jeune valet de chambre. Qu’est-ce que vous lui voulez ?

– Me recommander à lui comme je me recommande à vous, monsieur Antoine, afin d’être admis auprès de M. le comte de Rosamont.

– Hélas ! monsieur, notre cher maître ne veut recevoir personne, il a défendu sa chambre d’une façon absolue.

– Ne pourrait-on pas, tout au moins, lui annoncer ma présence à l’hôtel ?

– Est-ce que M. le comte vous connaît ? interrogea le vieillard, qui examinait attentivement le jeune homme.

– Oui, M. le comte me connaît, répondit André. Hier, M. Pierre a écrit à ma mère, Mme Clavière.

– Quoi, s’écria le vieillard, c’est vous qui êtes monsieur André Clavière ?

– Oui, monsieur Antoine.

– Ah ! quelle surprise pour M. le comte !

– Venez, monsieur, veuillez me suivre, je vais aller vous annoncer.

André suivit le vieux serviteur, qui lui fit monter le grand escalier du premier étage et le pria de vouloir bien attendre dans l’antichambre de l’appartement de M. de Rosamont.

Antoine pénétra sans bruit dans la chambre de son maître auprès duquel Pierre Lireux se trouvait à ce moment.

Le comte était calme. Il avait les yeux fermés, mais n’était pas assoupi. Il avait les joues singulièrement amaigries, le teint terreux, la respiration courte et difficile, mais sans râle.

Antoine s’approcha d’abord de Pierre et lui dit à voix basse :

– Vous avez donc écrit à Mme Clavière ?

– Oui. Comment le savez-vous ?

– Son fils est là.

Pierre tressaillit et regarda son maître avec inquiétude.

– Est-ce qu’il dort ? demanda Antoine.

– Hélas ! non. M. le comte ne dort plus depuis plusieurs jours.

– Voudra-t-il voir ce jeune, homme ?

Après un instant d’hésitation, Pierre répondit :

– Il faut l’annoncer, et nous verrons. Parlez à M. le comte, monsieur Antoine.

Le vieillard s’approcha du lit et se courba pour baiser la main de son maître.

Le malade rouvrit les yeux et reconnaissant son vieux serviteur :

– Ah ! c’est toi, Antoine, fit-il d’une voix faible.

– Monsieur le comte se sent-il assez fort pour recevoir une… personne ?

– Quelle personne ? Vous savez bien, toi et Pierre, que je ne veux pas…

– Vous nous pardonnerez, monsieur le comte, si nous n’avons pas absolument obéi à vos ordres ; mais depuis que vous êtes malade, vous avez si souvent parlé de M. André Clavière…

À ces paroles, M. de Rosamont fut comme galvanisé. Une douce clarté éclaira son regard et sans le secours d’Antoine il se mit sur son séant.

– Qui est donc cette personne qui désire me voir ? demanda-t-il.

– C’est M. André Clavière, monsieur le comte.

– Lui ! lui !

– Oui, monsieur le comte.

Du regard, M. de Rosamont interrogeait ses deux fidèles serviteurs.

– Monsieur le comte, dit Pierre, c’est moi qui ai écrit hier à Mme Clavière au château de Bresle. Si j’ai mal fait, j’implore mon pardon.

– Mes bons serviteurs, mes bons amis, je ne peux pas vous en vouloir de trop aimer votre maître. Quelque chose d’une douceur infinie vient de pénétrer en moi, et il me semble que mon cœur s’est réchauffé. Faites entrer M. André Clavière et laissez-nous.

Les deux serviteurs sortirent et Antoine dit au jeune homme :

– M. le comte attend M. André Clavière.

Le sous-préfet entra dans la chambre et aussitôt, derrière lui, la porte fut refermée.

Le comte paraissait calme, mais il se demandait, très anxieux, pourquoi André était venu.

Lentement, ayant de grosses larmes dans les yeux, le jeune homme s’avança et tomba à genoux devant le lit, en s’écriant :

– Ah ! mon père, mon père !

Les mains du comte s’appuyèrent sur les épaules d’André.

– Ai-je bien entendu ? dit-il, vous m’appelez votre père, vous me donnez ce nom de père que je n’ai pas su mériter ?

– Mon père, je viens vous prier de me pardonner de vous avoir repoussé ; je vous aime, mon père, je vous aime !

– Mon fils, mon fils ! exclama le comte, qui paraissait avoir subitement retrouvé ses forces ; mais viens donc dans mes bras, sur mon cœur !

André se releva, tomba dans les bras de son père en sanglotant et, pendant quelques instants, ils se tinrent étroitement enlacés.

La physionomie du comte était devenue rayonnante, on aurait pu croire que la vie lui revenait.

– Ah ! mon fils, mon cher enfant ! reprit M. de Rosamont, regardant le jeune homme avec une expression de tendresse indicible, tu m’apportes la consolation suprême. L’oubli, le pardon de la mère et de l’enfant ! Je vais pouvoir mourir en paix.

– De grâce, mon père, ne parlez pas de mourir, vous vivrez, il faut vivre !

– Ah ! maintenant que tu ne me repousses plus, maintenant que tu m’aimes, je le voudrais, André, afin de te suivre sur la route longue et brillante que tu as à parcourir ; je le voudrais pour t’aimer, pour te prouver combien est grand mon amour paternel. Mais ne nous faisons pas illusion, ma vie est usée, je suis condamné !

S’il n’en était pas ainsi, mon fils, ton regard si bon, si franc, si loyal, que je sens pénétrer jusqu’au fond de mon âme, ton regard me ressusciterait.

Je ne sais quelle dilatation se fait en moi, j’éprouve un bien-être… Ah ! je suis heureux, André, bien heureux ! Il me semble que tu verses un baume sur mes souffrances.

– Mon père, vous guérirez !

Le comte secoua la tête.

– Mais, dit-il avec une certaine animation, je veux profiter de cet instant où ta présence me redonne un peu de force pour causer avec toi. À mon insu et malgré ma défense, Pierre, mon valet de chambre, a écrit à Mme Clavière ; et c’est elle qui t’a dit de venir ?

– Mon père, ma mère n’a pas eu à me dire cela ; après elle j’ai lu la lettre et d’un regard nous nous sommes compris.

– Et tout de suite tu as quitté le château de Bresle, tes amis, ta fiancée… non, je me trompe, ta jeune femme ; n’était-ce pas aujourd’hui votre mariage ?

– Nous avons été mariés ce matin à la mairie.

– Ce matin ! et tu es venu, rien n’a pu te retenir… Ah ! mon fils, mon cher enfant !

Il tenait une main d’André dans les siennes et la serrait fiévreusement.

– Je ne me lasse pas de te regarder, continua-t-il ; c’est vrai, tu me ressembles… Il y a ici un portrait de moi lorsque j’avais ton âge ; tu le verras ; mais tu ressembles bien plus encore à ta mère ; tu as son doux regard qui chez toi comme chez elle est le miroir de l’âme.

Je n’ai plus à parler du passé, de mes regrets, de ce que j’aurais voulu faire. Trop tard.

André, aime toujours ta mère ; ah ! elle a énormément souffert, la pauvre Marie ! tu as été sa consolation et tu es et seras toujours son orgueil, sa gloire.

Le comte eut un long soupir qui disait tout ce qu’il regrettait.

– Ah ! reprit-il, serrant de nouveau la main du jeune homme, tu n’auras jamais assez de tendresse pour ta noble mère.

Je connais toute son existence, je sais ce qu’elle a fait… pour toi et pour tant d’autres. Quelle femme, André, quelle femme !

La voix du malade allait s’affaiblissant, ses forces diminuaient.

– Mon père, dit André, vous vous fatiguez, ne parlez plus.

– Je ne souffre pas, je me sens mieux, au contraire, beaucoup mieux.

Après un assez long silence le comte reprit :

– Ta mère est allée à Grisolles ?

– Tout de suite après avoir reçu votre lettre, elle est partie.

– Et maintenant, que se passe-t-il là-bas ?

– Édouard Lebel et Mlle Dubessy sont à Bresle.

– Ah !

– Leur mariage aura lieu dans quinze jours.

– C’est bien, c’est bien !

Et le comte ajouta, comme se parlant à lui-même :

– Encore deux heureux !

Il eut un spasme et étreignit plus fortement la main d’André.

– Mon père, mon père ! s’écria le jeune homme.

La tête du malade s’en alla en arrière et retomba sur l’oreiller. C’était une syncope.

André vit le cordon de la sonnette et l’agita.

Antoine et Pierre accoururent. Tous deux s’empressèrent de donner des soins à leur maître.

En rouvrant les yeux, il vit André à son chevet et essaya de sourire.

– Ce n’est rien, dit-il, d’une voix presque éteinte ; mais je me sens faible, bien faible.

La poitrine était beaucoup plus oppressée. André pleurait silencieusement.

Les deux serviteurs regardaient tristement leur maître.

– Mon cher enfant, reprit le comte, j’ai eu la joie de te voir avant de rendre mon dernier soupir ; c’était mon vœu le plus cher, Dieu l’a exaucé. Ah ! j’aurais encore à te dire bien des choses ; mais la force me manque, je ne peux pas… Retourne auprès de ta mère et de ta jeune épouse.

– Mon père, je ne veux pas vous quitter, je reste à votre chevet.

M. de Rosamont essaya de répondre, mais la voix lui manqua. Alors il adressa à André un regard douloureux, qui semblait dire :

– Oui, oui, ne m’abandonne pas, reste auprès de moi.

Le soleil était couché, la nuit commençait. Pierre avait allumé une lampe revêtue de son abat-jour afin de ne pas fatiguer les yeux du comte.

Le médecin vint faire sa visite et resta près d’une demi-heure auprès de son malade, étudiant les mouvements de la physionomie, écoutant le bruit de la respiration, comptant les pulsations du pouls. Il ne fit pas une nouvelle ordonnance, il n’y avait qu’à continuer de faire boire au malade, d’heure en heure, une cuillerée à bouche de la même potion…

Quand le docteur se retira, André l’accompagna et l’interrogea.

– Nous approchons de la fin, répondit-il en secouant la tête.

– N’y a-t-il donc plus rien à faire pour le sauver ?

– Plus rien. C’est une vie qui s’éteint comme la lampe qui n’a plus d’huile.

André revint dans la chambre, bien résolu à ne plus s’éloigner du chevet du mourant, dont le visage prenait peu à peu la teinte cadavérique.

Les yeux du comte, démesurément ouverts, restaient fixés sur André avec une expression étrange.

On voyait les efforts qu’il faisait pour parler sans y parvenir.

André avait pris une de ses mains ; elle était glacée.

Vers onze heures l’agonie commença. Elle se prolongea jusqu’à huit heures du matin.

Alors, dernière lutte contre la mort, le comte se dressa à demi sur le lit, saisit le bras de son fils sur lequel ses mains se crispèrent et, distinctement, on entendit s’échapper de ses lèvres ce mot trois fois répété :

– Heureux, heureux, heureux !

Puis il se raidit, poussa un cri rauque et retomba comme une masse.

Il n’était plus.

Pieusement, André colla ses lèvres sur le front du comte, et se prit à sangloter.

Peut-être se reprochait-il cruellement de ne pas être étranger à la mort prématurée de son père.

Il lui ferma les yeux, tomba à genoux et pria ayant derrière lui les deux serviteurs également agenouillés.

Tous trois avaient le front courbé, le visage inondé de larmes.

*

* *

Ainsi qu’il l’avait promis, André revint à Bresle le vendredi avant midi. Il annonça tristement la mort du comte de Rosamont, et quand il put se trouver un instant seul avec sa mère, ce fut en pleurant qu’il lui raconta ce qui s’était passé entre son père et lui.

Le lendemain, les jeunes époux reçurent la bénédiction nuptiale en présence d’une nombreuse assistance où l’on remarquait des sénateurs, des députés et les personnages les plus importants du département.

Il y eut le soir, au château, un dîner de cent cinquante couverts.

On ne dansa point, les violons avaient été décommandés.

La mort du comte de Rosamont était un véritable deuil de famille.

Le dimanche, à onze heures, eurent lieu les obsèques de l’ancien diplomate.

Mme Clavière, André et sa jeune femme, M. et Mme Beaugrand, Édouard et Claire y assistèrent.

*

* *

Quinze jours plus tard, nous retrouvons tous nos amis réunis à Grisolles.

Édouard Lebel et Claire Dubessy viennent d’être unis.

À cette occasion, l’excellent M. Logerot a prononcé un magnifique discours sur le bonheur dans le mariage, en faisant un touchant tableau de toutes les joies de la famille.

Au château de Grisolles comme à celui de Bresle, les invités sont nombreux ; mais on ne danse pas. On pense au comte de Rosamont, le deuil est dans les cœurs.

Au village, en revanche, on s’en donne à cœur-joie. On danse sur la place publique, on tire des feux d’artifice, on allume des feux de bengale, et de tous les côtés retentissent ces cris mille fois répétés :

« Vive la fée du château ! Vive monsieur Lebel ! »

Les fêtes durèrent huit jours à Grisolles.

Et quand le calme fut revenu dans la commune et que les habitants eurent repris leurs habitudes journalières, Édouard et Claire, André et Henriette, un matin, quittèrent le château. Ils allaient faire ensemble leur voyage de noces en Italie.

– C’est en Italie que je désire aller, avait dit Claire ; je veux visiter ce beau pays que mon mari aime, ces villes aux palais de marbre où Édouard a admiré et étudié la peinture des grands maîtres de l’école italienne.

FIN

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