XV Joie troublée

Un mois s’est écoulé depuis les derniers événements que nous en venons de raconter.

Nos personnages se trouvent réunis au château de Bresle à l’occasion du mariage d’André Clavière et de Mlle Henriette de Mégrigny : Claire Dubessy, Édouard Lebel, M. Darimon, rajeuni de vingt ans.

Doivent arriver le lendemain Charlotte Pinguet et son mari et Julie Verrier, celle qu’on appelait autrefois la Chiffonne.

On vient de déjeuner. On prend le café. La conversation est très animée. On est gai, la joie rayonne sur les visages.

Le mariage civil a été célébré le matin même. Le surlendemain, un samedi, la bénédiction nuptiale doit être donnée aux jeunes époux en l’église du village.

De nombreuses invitations ont été faites ; il y aura deux jours de grande fête au château de Bresle.

Henriette de Mégrigny a pour demoiselle d’honneur Claire Dubessy et Édouard Lebel est le garçon d’honneur d’André Clavière.

Les témoins de la mariée sont le préfet et le président du conseil général du Loiret ; ceux du marié sont le ministre de l’intérieur et le préfet de la Manche.

On dit dans le pays que l’ancien sous-préfet de Pithiviers doit s’estimer très heureux d’épouser Mlle Henriette de Mégrigny qui lui apporte une dot de près de deux millions.

On ignore que, comparativement à l’immense fortune d’André et de sa mère, Mlle de Mégrigny est pauvre.

Quelques amis seulement savent cela.

André et Henriette étaient mariés sous le régime de la communauté. Pour eux, à quoi bon un contrat de mariage ? Ne devrait-il pas en être toujours ainsi ?

Mais il y a et il y aura toujours des mariages de raison, de convenances, des mariages d’argent. Dans ces sortes d’unions l’amour réciproque des époux est un sentiment négligeable.

Dans bien des cas, d’ailleurs, le contrat de mariage vient garantir les biens de la femme contre les désordres du mari, son incapacité, contre la non-réussite d’une affaire industrielle ou commerciale.

Les quatre témoins se retirèrent et la conversation un instant interrompue fut reprise avec un nouvel entrain.

Seule, la Dame en noir restait silencieuse. Elle était songeuse.

Son fils, qui l’observait, s’approcha d’elle et lui demanda tout bas :

– Est-ce que tu es souffrante ?

– Non, mon ami, répondit-elle.

– Soit, mais tu es préoccupée. À quoi penses-tu ?

– Oh ! à bien des choses.

– Au passé, toujours.

– Oui, André ; mais plus encore à ton avenir.

– J’espère bien que tu n’y vois pas un seul nuage.

– Si j’en voyais un, un sourire de ma chère Henriette le ferait disparaître.

– Merci, chère mère, dit Henriette qui avait entendu.

Et elle embrassa Mme Clavière avec la plus vive tendresse.

Elle pensait à l’avenir de ses enfants, la Dame en noir, et aussi au passé, à son passé à elle, plus qu’elle ne le disait à André.

Et en se reportant par la pensée vers les heures douloureuses de sa jeunesse, elle pensait malgré elle au père de son fils, au comte Maxime de Rosamont.

Le comte savait-il que ce jour était celui du mariage d’André ? Elle lui avait écrit pour l’en informer et sa lettre était restée sans réponse.

Il n’était donc pas à Paris. Elle supposait qu’il voyageait. Où était-il ? Peut-être loin de la France.

Depuis le drame de l’hôtel des Bons-Enfants, on n’avait plus entendu parler de M. de Rosamont.

M. Beaugrand s’était présenté à son hôtel et on lui avait répondu que M. le comte n’était pas à Paris.

Mme Beaugrand et Mme Clavière lui avaient écrit. Pas de réponse.

Tristement, la mère d’André se demandait :

– Où est-il ? Où peut-il être ?

Un valet de pied entra dans le salon, apportant une lettre sur un plateau de vermeil.

Mme Beaugrand se leva, prit la lettre, jeta les yeux sur l’enveloppe et aussitôt :

– Ma chère Marie, dit-elle, tendant le pli à Mme Clavière, cette lettre est pour vous.

– Ah ! fit la Dame en noir.

La suscription, d’une grosse écriture incorrecte, révélait une main peu habituée à tenir la plume.

– Cette lettre vient de Paris, se dit la mère d’André, mais l’écriture m’est inconnue.

Elle déchira l’enveloppe, ouvrit le pli et lut :

« Madame,

« J’ai l’honneur de vous adresser ces quelques mots malgré la défense de M. le comte.

« Mon cher maître est malade, bien malade ; hélas ! peut-être n’a-t-il plus que quelques heures à vivre.

« Il était déjà atteint du mal dont il va mourir lorsque nous étions à Poitiers. Aussitôt notre retour à Paris il s’est alité avec une forte fièvre, et n’a plus voulu recevoir, personne. C’est même contre sa volonté que j’ai fait venir son médecin.

« Il y a eu un peu de mieux pendant quelques jours ; mais depuis le mal a empiré et nous n’avons plus d’espoir.

« M. le comte est perdu !

« Il a de longues heures de délire. C’est alors qu’il parle de vous sans cesse, madame, de M. André, votre fils, qu’il appelle son cher enfant, et de Mlle Henriette de Mégrigny.

« C’est par lui, dans son délire, que j’ai su que vous étiez au château de Bresle.

« Hier, dans un moment où il était calme et avait toute sa connaissance, je lui ai demandé s’il ne désirait pas que je vous écrive.

« – Non, non, Pierre, me dit-il ; ne fais pas cela, je te le défends ! »

« Et il a ajouté :

« – C’est aujourd’hui mercredi, c’est demain jeudi que son fils se marie. Que rien ne trouble leur joie. »

« Je désobéis à M. le comte, madame, mais puisque c’est vous et M. André Clavière qui occupez constamment sa pensée, qu’il appelle à son chevet, je crois qu’il est de mon devoir de vous prévenir que la fin de M. le comte est proche.

« Nous sommes tous ici dans la désolation ; hélas ! nous allons perdre le meilleur des maîtres.

« Veuillez agréer, madame, l’assurance du profond respect avec lequel j’ai l’honneur d’être votre très obéissant et très humble serviteur.

« PIERRE LIREUX,

valet de chambre de M. le comte de Rosamont. »

Dès les premières lignes, la Dame en noir était devenue affreusement pâle et toute tremblante, et quand elle arriva à la fin, les larmes jaillirent de ses yeux.

Dans le salon, le silence était maintenant profond. La gaieté de tout à l’heure avait disparu. On était visiblement inquiet, effrayé même.

– Chère mère, qu’as-tu ? Qu’est-ce donc que cette lettre ? s’écria André.

Mme Clavière regarda son fils avec une expression indéfinissable.

Puis lui tendant la lettre :

– Tiens, André, lis, dit-elle d’une voix étranglée par l’émotion.

Tous les regards allaient de Mme Clavière à son fils.

On vit les yeux du sous-préfet se mouiller de larmes, et il y eut quelques instants de cruelle anxiété.

– Ah ! ma mère, ma mère ! prononça le jeune homme après avoir lu.

Mme Clavière arrêta sur André son regard d’une fixité étrange. Aussitôt il s’écria :

– Je pars pour Paris !

Alors la Dame en noir se dressa debout, ayant dans le regard un rayonnement divin.

– C’est bien, André, dit-elle simplement, c’est bien ! Et s’adressant à l’assistance qui attendait silencieuse :

– Mes chers amis, dit-elle tristement, M. le comte de Rosamont va mourir !

Elle prit son fils dans ses bras et lui mit sur le front un long baiser. M. Beaugrand saisit la main du jeune homme.

– Comme ta mère, André, prononça-t-il gravement, je te dis : c’est bien !

Henriette se précipita au cou de son mari en pleurant à chaudes larmes.

– André, quand reviendrez-vous ? demanda-t-elle.

– Le plus vite possible, ma bien-aimée, répondit-il ; mais si je dois passer la nuit à Paris, je serai de retour demain matin avant midi.

– Oui, n’est-ce pas, cher André ?

M. Beaugrand sonna.

Au domestique qui parut, il dit :

– Qu’on attelle immédiatement un cheval à la Victoria.

Le train allait passer dans une demi-heure, André avait tout le temps nécessaire pour se rendre à la gare.

Cinq minutes après, on vint annoncer que la voiture était prête. André s’arracha des bras de sa mère et de sa jeune femme et partit. On était douloureusement impressionné. M. de Rosamont était devenu l’ami de tous nos personnages. À un degré différent, chacun lui devait de la reconnaissance. Mlle Claire Dubessy, particulièrement, se souviendrait éternellement du grand péril dont il l’avait sauvée.

C’était un deuil qui tombait en pleine fête et allait étendre son crêpe sur toutes les réjouissances.

– Eh bien ! on ne dansera pas, dit Henriette qui toujours en larmes, avait la tête appuyée sur l’épaule de la Dame en noir.

Celle-ci remercia la charmante enfant en lui serrant la main.

– Malheureusement, dit M. Beaugrand, nous ne pourrons pas faire connaître à nos invités de quelle nature sont les services que nous a rendus le comte de Rosamont, et ils comprendront difficilement que nous soyons dans la tristesse parce que le comte est dans un état désespéré.

– S’il n’est pas mort, murmura Mme Clavière.

– Non, s’écria Mlle Dubessy, il ne mourra pas ! Un homme comme M. le comte de Rosamont ne peut pas mourir, il doit vivre !

Mme Clavière hocha la tête.

– La lettre que j’ai reçue est de son valet de chambre, fit-elle ; ce serviteur, très attaché à son maître, me dit que tout espoir est perdu, que M. de Rosamont n’a peut-être plus que quelques heures à vivre.

– Il aimait beaucoup la comtesse sa femme, reprit M. Beaugrand ; Mme la comtesse de Rosamont était une femme d’un grand cœur et de hautes vertus. Elle est morte il y a quelques mois. Le comte en éprouva un violent chagrin, et il a été depuis toujours en déclinant.

Ceci était exact ; mais M. Beaugrand ne voulait pas dire qu’une grande douleur avait atteint mortellement M. de Rosamont.

Cela, Mme Clavière le pensait, et la tête inclinée sur son sein elle se disait :

– Il s’était senti frappé au cœur et avait le pressentiment de sa mort. Il m’a dit : Repoussé par mon fils, n’ayant plus rien à espérer de la vie, je n’ai plus besoin de vivre.

 

La grande chaleur du jour était passée.

On quitta le salon et on se rendit, par groupes, sous les épais et frais ombrages du parc.

Claire avait pris le bras d’Édouard et, seuls dans une allée, ils parlaient de leur avenir, des félicités qui leur étaient promises.

M. Darimon vint les retrouver.

– Oh ! si je vous gêne, leur dit-il en souriant, je disparais à l’instant.

– Vous savez bien, mon cher tuteur, répondit la jeune fille, que vous pouvez entendre tout ce que nous disons. À propos, n’avez-vous pas reçu ce matin une lettre de Poitiers ?

– Oui, une lettre de M. Vaugusson, qui me donne des nouvelles de Grisolles.

– Ah ! Et quelles sont ces nouvelles ?

– M. Vaugusson me parle de M. et de Mme de Lancelin, qui sont plus que jamais inconsolables.

– Ils sont toujours sans nouvelle d’Éliane ?

– Non, ils ont reçu une longue lettre de la pauvre fille repentie, qui leur raconte sa triste aventure.

– Où est-elle ?

– La malheureuse Éliane a compris qu’elle ne pouvait plus reparaître dans le pays ; elle a cherché un refuge dans un couvent où elle a été admise comme novice, en attendant qu’elle puisse être appelée à prononcer ses vœux, car elle est fermement résolue à se consacrer à la vie religieuse.

De fait, elle n’a plus autre chose à faire.

– Vous la condamnez bien sévèrement.

– Permettez, Claire, c’est elle-même qui se condamne. Mais je vais vous dire ce qui lui est arrivé.

Elle n’est point partie, comme on l’avait d’abord supposé, avec les de Linois père, mère et fils ; elle s’est laissé enlever par M. Alfred qui lui jurait un amour éternel.

Or, pendant que le comte et la comtesse filaient d’un côté, Alfred et Éliane s’enfuyaient d’un autre et gagnaient l’Angleterre.

Les choses allèrent assez bien pendant quinze jours. Mais un beau matin le séducteur disparut, laissant la pauvre Éliane dans une chambre d’hôtel, sans un sou, n’ayant pour payer une note de trois cents francs à l’hôtelier que ses boucles d’oreilles, une bague de mince valeur à son doigt, et à son bras un de ces bracelets que l’on appelle – ô dérision ! – porte-bonheur.

Force lui fut d’écrire à sa mère qui lui envoya l’argent qu’il lui fallait pour solder les dépenses faites à l’hôtel et se rapatrier.

M. de Lancelin a acquis la certitude, paraît-il, que le misérable Alfred a pris passage à bord d’un navire en partance pour l’Amérique.

M. de Lancelin aurait appris, d’autre part, que ces de Linois étaient un trio d’aventuriers qui s’étaient parés d’un nom et de titres qui ne leur appartenaient point.

Que sont devenus les soi-disant comte et comtesse de Linois ? Nul ne peut le dire.

On sait seulement que la fausse comtesse a pris, à Poitiers, le train se dirigeant sur Paris. Elle était seule.

Par où le faux comte de Linois a-t-il passé et où est-il allé ?

Mystère !

Voilà, ma chère pupille, les nouvelles du jour.

– C’est triste, dit Édouard.

– Pauvre Éliane ! soupira Claire.

– Oui, pauvre Éliane, fit M. Darimon ; mais ceux qui sont le plus à plaindre dans tout cela, ce sont M. et Mme de Lancelin.

Et le vieillard s’éloigna en hochant la tête et en frappant sur sa tabatière.

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